Le site du parti de l'In-nocence

Aghet

Envoyé par Henri Rebeyrol 
21 avril 2011, 08:58   Aghet
Pour la première fois depuis x années, une chaîne de télévision - en l'occurrence Arte - a diffusé à une heure de "grande écoute" (de 20 h 40 à 22 h 15 environ) un documentaire, assez rigoureux, à peu près impartial et fondé sur des faits historiquement avérés, sur le génocide (ou tentative d'extermination de tout un peuple) dont les Arméniens ont été les victimes de 1894 à 1923, et cela - ce qui n'est jamais rappelé par les auteurs du documentaire - sur leur propre territoire, l'Anatolie, pays qui est leur depuis plus de vingt siècles. De ce point de vue, c'est un cas d'école pour illustrer le concept (Deleuze et Guattari) de déterritorialisation, lequel, en dehors des tragédies subies par les Acadiens, Arméniens, Indiens d'Amérique, est spécieux et vain.

Bien entendu, on peut regretter que les premiers massacres de 1894 à 1896 aient été seulement signalés (près de 200000 morts tout de même), de même que les pogroms survenus entre 1908 et 1913. Ils auraient pu être analysés, comme des prodromes ou comme des invariants, car ils infirment la justification (état de guerre et sympathie supposée des Arméniens à l'encontre des ennemis de la Turquie) que les Turcs ont donnée à l'extermination des années 1915-16. De même, les auteurs du documentaire passent très vite sur la guerre de 1920 à 1923 menée par l'armée turque et Mustapha Kemal pour ne pas appliquer le traité de Sèvres - guerre qui s'est achevée par la victoire de la Turquie, cinq ans après la défaite de 1918 et par un traité, celui de Lausanne, aux termes duquel toutes les revendications turques ont été satisfaites et le traité de paix antérieur, celui de Sèvres, annulé, ce qui a eu pour effet d'anéantir toute possibilité de retour des survivants arméniens en Anatolie orientale, pays qui leur avait été rendu par le traité de Sèvres, le retour des Grecs en Asie mineure et l'établissement d'un Etat kurde. On peut regretter aussi que le facteur religieux qui interdit, sous peine de mort, à tout infidèle de s'affranchir de la loi islamique et de son statut de dhimmi ait à peine été signalé (très timidement, comme pour s'excuser) et que les versets du Coran au nom desquels le génocide a eu lieu n'aient pas été cités.

Les auteurs de ce documentaire qui sont Allemands ont eu le mérite ou le courage (n'exagérons rien : c'est peut-être l'effet de l'habitude prise par les intellos allemands de se flageller) de faire porter une partie de la responsabilité politique du génocide de 1915-16 sur les autorités du deuxième Reich et sur les officiers généraux de l'armée allemande, dont l'Empire ottoman et les Jeunes Turcs étaient les alliés, et de montrer, par des images saisissantes, en particulier celles de ces wagons de bestiaux, dans lesquels étaient entassés des Arméniens des provinces de l'Ouest pour être déportés vers les déserts de Mésopotamie (c'est la ligne Berlin Istanbul Bagdad, dont la construction a rendu si fiers les Allemands), que ce génocide est en quelque sorte matriciel et qu'il annonce celui dont les Juifs ont été les victimes de 1942 à 1945 : même volonté politique, même utilisation des forces de l'Etat (gendarmerie, administration), même organisation systématique, même volonté de piller les biens de ceux qui ont été exterminés, même soutien d'une partie, plus ou moins importante, de la population turque, kurde et arabe, même situation de guerre.

Comme Arte est aussi une chaîne politique et que rien de ce qui y est diffusé n'est diffusé au hasard ou que tout obéit à des intentions politiques et idéologiques (dans une certaine mesure, ce documentaire reste fidèle à la reductio ad hitlerum dont Arte est spécialiste - surtout le mercredi soir, dans les émissions "historiques"), on peut se demander, en analysant la "conjoncture", ce qui a poussé cette chaîne, qui est généralement turcophile, c'est-à-dire qui prend parti depuis trente ans pour les Turcs, qu'ils soient établis en Allemagne ou en Europe, qu'ils soient au pouvoir en Turquie ou qu'ils veuillent intégrer l'Union européenne, à diffuser un documentaire aussi ouvertement hostile, non pas au pouvoir du DKP, mais aux positions négationnistes de ce pouvoir et de l'Etat turc (des rues ou des écoles portent le nom des trois principaux concepteurs du génocide et de fiers monuments ont été érigés à leur mémoire). La raison principale est la célébration du journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, assassiné ou exécuté en 2007 - journaliste de "gauche" et de réconciliation, fier d'être turc et persuadé que la Turquie peut redevenir "multiculturelle", ce qu'elle a cessé d'être en 1923. A la mort de Hrant Dink, plus de cent mille personnes ont défilé dans les rues d'Istanbul pour protester contre cette exécution. Les auteurs du documentaire ont cru voir dans ces manifestations les signes annonciateurs d'un changement possible de l'opinion turque. En fait, ils prennent leurs désirs pour des réalités : la Turquie compte plus de 70 millions d'habitants; la manifestation a eu à Istanbul, où vivent encore des survivants des anciennes "communautés" de l'Empire ottoman, c'est-à-dire des autochtones, quelques milliers de chrétiens, arméniens ou autres, et de juifs, ainsi que des alévis. De toute évidence, ce sont ces minorités qui ont manifesté, et non le peuple turc, musulman et fier de l'être, et qui tient le génocide dont leurs arrière grands-parents se sont rendus coupables pour un haut fait de leur histoire. Les félons ou les traîtres ont été châtiés, la justice est passée, l'histoire est tout à fait close.
Utilisateur anonyme
25 avril 2011, 11:54   Re : Aghet
Le député Richard Mallié a mis le film sur son site.





A signaler également cette information de l'AFP, communiquée hier, qui confirme que les autorités turques se sont nettement raidies sur cette affaire au cours des dernières années. On est bien loin de l'état d'esprit qui régnait lors de la visite d'Erdogan à Erevan en 2008...

La Turquie va déboulonner une statue célébrant l'amitié avec l'Arménie

ANKARA — La Turquie s'apprêtait dimanche à déboulonner un monument célébrant l'amitié avec l'Arménie près de la frontière entre les deux pays, après que le Premier ministre eut tourné en dérision la statue et demandé son enlèvement, selon la presse.

De l'autre côté de la frontière bouclée à la circulation, les Arméniens célébraient le 96e anniversaire des massacres de leurs ancêtres sous l'Empire ottoman, au coeur des dissensions bilatérales depuis des décennies.

Passant outre aux protestations généralisées, les autorités de la ville de Kars (est) ont chargé une entreprise de déboulonner la statue inachevée après que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan l'eut qualifiée de "monstruosité".

Un échaffaudage a été monté sur la structure de béton haute de 30 mètres tandis qu'une grue a été acheminée sur place dimanche, selon la presse.

"Aucune date n'a été fixée pour le début des travaux", a indiqué un responsable de l'entrepise à l'agence Anatolie.

Le Premier ministre avait déclenché un torrent de critiques lors d'une visite à Kars en janvier au cours de laquelle il avait fustigé "une monstruosité... une drôle de chose érigéé" à proximité de la tombe d'un érudit musulman.

Les critiques avaient vu notamment dans ses propos des accents islamiques orthodoxes: les statues considérées comme idolâtres sont souvent rejetées par l'islam.

Le sculpteur Mehmet Aksoy a averti que la démolition de son oeuvre rappellerait la destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan par les talibans et gênerait la candidature d'Ankara à l'entrée dans l'Union européenne.

Le monument, commandé en 2006, représente deux figures émergeant d'une forme humaine.

Les autorités font valoir que cette oeuvre devait être détruite parce qu'elle a été érigée dans une zone interdite à la construction afin de préserver la nature et les monuments historiques environnants.

En 2009, la Turquie et l'Arménie avaient signé des accords historiques pour mettre fin à des décennies d'hostilité, établir des relations diplomatiques et rouvrir leur frontière.

Mais ce processus s'est enlisé dans des accusations mutuelles et l'Arménie a gelé la ratification des accords l'an dernier.

Les Arméniens qualifient de génocide les massacres et déportations qui ont fait, selon eux, plus d'un million et demi de morts au sein de leur communauté.

De son côté, la Turquie reconnaît qu'entre 300.000 et 500.000 personnes ont péri dans le chaos des dernières années de l'Empire ottoman.
25 avril 2011, 16:50   Re : Aghet
Ce qui est très intéressant avec l'islam, c'est sa manie hystérique de la projection. Sous prétexte que les musulmans doivent jouer le rôle de cinquième colonne en milieu chrétien (dixit le Coran), ils sont persuadés qu'il en va de même pour les chrétiens.
Ils projettent sans cesse leur propension à la discrimination sur critère religieux (et/ou ethnique : celles qu'ils faisaient subir aux Arméniens et qu'ils ont le toupet de prétendre subir en France !), à la trahison (les soldats musulmans français en Afghanistant ne sont pas toujours fiables) et à l'intolérance (cf. la prière à Rome le vendredi saint et le statut des chrétiens sur toutes les terres d'islam) sur ceux qui ne sont pas musulmans. Ils ne supportent pas l'égalité pour au moins deux raisons, je pense :
1) Ils se sentent supérieurs et exigent que cela soit dans la loi.
2) Ils n'arrivent pas à croire à la charité chrétienne dont la laïcité est héritière : je les soupçonne de croire à une imposture, car ils n'accepteraient jamais ce qu'ils nous voient accepter sans y être contraints par des révoltes et des violences.
Jamais aucune terre chrétienne, à l'époque moderne, n'a envisagé d'en bannir ou d'en exterminer tous les non-chrétiens. A bien y réfléchir, c'est le christianisme qui fut la grande religion martyrisée depuis au moins 1880 : dans l'empire ottoman, dans l'URSS et ses satellites, et maintenant dans l'Europe de l'ouest par les élites dhimmitisées.
25 avril 2011, 17:36   Re : Aghet
Pour en revenir au génocide des Arméniens, je remercie JGL d'avoir publié ce message. Ses analyses sont toujours aussi mesurées et pertinentes, et il nous fait réfléchir.

J'aurais une précision à apporter, et quelques questions à poser.

Le traité de Sèvres n'a pas été appliqué parce qu'il n'a pas été ratifié, ni par l'empire ottoman (qui le jugeait excessif), ni par la Grèce (qui le jugeait insuffisant, puisque Smyrne devait voir son sort soumis à referendum), ni par la France. Il n'y a donc aucune vilénie particulière de la part de Mustapha Kemal : au contraire, ce sont les Grecs qui déclenchent les hostilités en octobre 1920, je crois.

Mes deux questions (qui sont les deux faces d'un même problème) :

- pour reprendre ce que nous dit JGL, les puissances européennes ne se sont jamais émues du sort des Arméniens de façon bien concrète avant 1914, alors que le sort des Grecs les intéressaient beaucoup. A quoi cela peut-il être dû ?

- les Empires centraux ont à mon sens une importante responsabilité dans le génocide de 1915 (JGL nous parle de la ligne de Bagdad, il y a de très intéressants ouvrages sur le comportement des Allemands à propos des Arméniens qui travaillaient sur la ligne). L'ambassadeur Wangenheim avait d'ailleurs justifié l'attitude du gouvernement ottoman, à la suite des protestations des puissances alliées, en ces termes : "Weil sie (les Arméniens) in Kriegsgebieten lebten, wo ihr Aufenthalt der Reichsregierung nach früheren Erfahrungen im Hinblick auf die nationale Verteidigung zu berechtigten Sorgen Anlass gab", c'est à dire que la présence des Arméniens dans des zones de guerre était un danger pour la Turquie, compte-tenu de leur comportement. L'Allemagne avait une telle influence sur les Turcs (voir l'intervention de Liman von Sanders auprès de Talaat Bey en faveur des Arméniens de Smyrne) qu'une plus grande réprobation de leur part aurait sans doute évité le pire. Là encore, pourquoi ?

Il me semble que la réponse est simple : les Arméniens sont perçus, en 1914, un peu comme sont perçus les Serbes. Un peuple qui pose problème, qui "cherche les problèmes".
25 avril 2011, 18:35   Re : Aghet
Cher Jean-Marc,
En 1896, Jean Jaurès évoque les massacres d'Arméniens à la chambre des députés. La chose est relayée dans la presse. Mais il est vrai qu'on ne fit pas grand-chose POUR les Arméniens et CONTRE les Ottomans.
Notre attitude aujourd'hui à l'endroit des chrétiens d'Orient est très similaire. Les chrétiens survivants de l'attentat à Bagdad sont, pour la plupart, en région parisienne. Il leur est impossible de retourner en Irak, car le sort qui les y attend ne fait pas l'ombre d'un doute. La terreur les fait partir et s'ils reviennent : on les tue (on en tue déjà au début pour créer le climat de terreur).
25 avril 2011, 21:22   Re : Aghet
Cette histoire de génocide des arméniens est une méchante escroquerie historique car il s'agissait en fait avant tout d'anéantir des chrétiens.

Car la vérité est que les turcs ont massacré avec les arméniens les autres chrétiens: Syriens catholiques, Syriens monophysites ( Jacobites), Chaldéens, Nestoriens, etc...

Déjà en 1895-1896, des exactions et des massacres avaient frappé très durement les diverses communautés chrétiennes. Mais en 1915-1916, c'est de manière méthodique, avec un caractère sytématique et dans le plus grand secret que sont perpétrés les massacres.

Il faut lire le livre de Toynbee sur le massacre des arméniens. Ce fut terrible et partout le mot d'ordre avait été donné: "N'épargnez pas les prêtres".
26 avril 2011, 09:05   Re : Aghet
Le traité de Sèvres n'a pas été ratifié par les autorités politiques de l'empire ottoman ou de ce qui en restait, mais les représentants de cet empire, qui avaient reçu un mandat de leurs autorités, ont signé ce traité à Sèvres, de même que les représentants des autres puissances. Certes, ce traité a été extrêmement sévère pour les Turcs, comme le traité de Versailles l'a été pour les Allemands - mais la Turquie était dans le camp des vaincus et la volonté des signataires était d'effacer les conquêtes des XVe et XVIe siècles. Le droit obligeait les conquérants à rendre des territoires dont ils s'étaient emparés jadis par la force. En cette occasion, comme en tant d'autres, la force a eu raison du droit.


Le partage en 1920 du territoire turc était à peu près proportionnel à l'importance des populations. La Turquie comptait moins de dix millions d'habitants en 1908 (huit fois moins qu'aujourd'hui), dont la moitié de Turcs, les autres étant kurdes, arméniens, grecs, juifs...


Mustapha Kemal jouit en Europe et en France en particulier d'une aura singulière : républicain, modernisateur, laïque et "islamophobe", hostile aux Arabes et au Coran, etc. C'est une "image" plutôt sympathique, mais ce n'est qu'une image et elle est en partie trompeuse et nous abuse sur la nature de la Turquie. La "laïcité" a été imposée en Turquie une fois que ce pays a été purifié et débarrassé de toutes les populations qui n'étaient pas musulmanes et elle a consisté à placer l'islam sous la coupe de l'Etat.

Pour ma part, ce n'est pas la non-reconnaissance du génocide par les Turcs qui soulève un problème, ni le refus de réparations ou de droit au retour. Après tout, les Turcs n'ont fait qu'appliquer une vieille règle de l'humanité. Quand on conquiert des territoires, on en élimine les autochtones ou on les soumet à une loi de fer. Ce qui fait difficulté, c'est l'attitude des autorités françaises, allemandes, européennes, etc. qui énoncent des principes généraux et universels et qui s'en affranchissent soudain, tenant ces principes pour du vent, pour intégrer la Turquie à l'UE, et cela malgré l'invasion et l'occupation de Chypre, malgré la non reconnaissance du génocide, malgré le négationnisme et même l'apologie du crime contre l'humanité.
26 avril 2011, 09:34   Re : Aghet
Citation
Ce qui fait difficulté, c'est l'attitude des autorités françaises, allemandes, européennes, etc. qui énoncent des principes généraux et universels et qui s'en affranchissent soudain, tenant ces principes pour du vent, pour intégrer la Turquie à l'UE, et cela malgré l'invasion et l'occupation de Chypre, malgré la non reconnaissance du génocide, malgré le négationnisme et même l'apologie du crime contre l'humanité.

C'est l'évidence et on ne le dira jamais assez.
26 avril 2011, 09:36   Re : Aghet
JGL,


Vous avez parfaitement raison quant aux responsabilités actuelles, il est évident qu'il faut bien voir que la Turquie est un état certes largement laïc, mais qui est travaillé par des courants de pensée incompatibles avec son entrée dans l'Europe. Ce n'est pas la faute des Turcs, c'est le problème de ceux qui veulent "l'intégrer" en refusant de voir cela.

On notera qu'Ataturk fut confronté à ces mêmes courants et qu'il usa libéralement, si on peut dire, de la potence.

Pour le traite de Sèvres, je me permets d'insister : celui de Versailles fut ratifié par la France, celui de Sèvres non, par exemple. Un traité ne vaut que s'il est ratifié.
26 avril 2011, 09:56   Re : Aghet
Le traité de Sèvres n'a pas été ratifié par la France parce qu'il s'est immédiatement révélé impraticable, le gouvernement d'Ankara, qui se posait en gouvernement légitime et le devint rapidement, le dénonçant tout de suite et la guerre reprenant. Cela n'aurait eu aucun sens de le ratifier alors que les autorités d'Istamboul elles-mêmes avaient officiellement prévenu les Alliés qu'il n'était, provisoirement en tout cas, pas possible pour elles de le faire.
26 avril 2011, 09:59   Re : Aghet
Istamboul... c'est si rare, merci.
26 avril 2011, 10:11   Re : Aghet
Citation
Stéphane Bily
Istamboul... c'est si rare, merci.

Le terme célébrer, pour l'anniversaire des massacres ne l'est pas, malheureusement (dépêche AFP et presse en général).
26 avril 2011, 10:30   Re : Aghet
C'est d'autant plus rare en ce qui concerne le traité de Sèvres que Constantinople ne fut nommée Istanbul que dix ans plus tard.
26 avril 2011, 10:50   Re : Aghet
En effet.
26 avril 2011, 11:12   Re : Aghet
Extrait qui donne froid dans le dos mais qui confirme une fois de plus les trahisons répétées des puissances occidentales vis à vis des populations chrétiennes du Proche-Orient.

QUAND MUSTAPHA KÉMAL PURIFIAIT SMYRNE (9 SEPTEMBRE 1922)

De cette luxueuse demeure, située à flanc de coteau, on embrassait d'un coup d'œïl un panorama magnifique. Mustapha Kémal, accoudé à la balustrade de la terrasse, resta longtemps à contempler la ville, le port et la rade, que baignait la lumière dorée d'une belle fin d'après-midi d'été. Puis il rentra dans le grand salon, qui avait été aménagé en bureau, appela quelques officiers d'état-major, se fit apporter des cartes et se plongea dans son travail.

Soudain, à travers la fenêtre ouverte on entendit le crépitement d'une fusillade et des cris déchirants qui montaient de la ville. C'était la population turque qui saccageait les boutiques des Grecs et des Arméniens. A la tombée de la nuit, une véritable chasse à l'homme s'était organisée dans les quartiers chrétiens. La foule déchaînée lynchait et fusillait les commerçants et leurs familles, dans les cours des immeubles et les caves des magasins.

Mustapha Kémal prêta un instant l'oreille. Puis il haussa les épaules et reprit son travail. Quoi qu'il advînt, les Grecs devaient s'en aller. Il ne devait plus y avoir de traîtres chrétiens en Turquie. Que ce fut de cette façon-là ou d'une autre, quelle importance cela avait-il ? Et si les Anglais, les Français et les Américains, qui voyaient se dérouler ces scènes atroces du pont de leurs navires de guerre, se mêlaient d'intervenir ? Cela aussi n'avait plus d'importance. A partir de ce jour, il se sentait vraiment le maître du pays : il ne tolérerait plus aucune immixion étrangère.

Une heure plus tard, un officier d'état-major entra, pour annoncer que le feu avait éclaté en plusieurs points du port. C'était, à n'en pas douter, l'œuvre de provocateurs et d'incendiaires. Les canalisations d'eau avaient été coupées. Une quantité considérable de munitions avaient été cachées dans les cryptes des églises. Des explosions étaient à redouter, car l'incendie, propagé par le vent, prenait des proportions inquiétantes. ..

Mustapha Kémal se leva, traversa la pièce à pas lents et sortit sur la terrasse. La nuit était claire. Sur les collines avoisinantes scintillaient les feux de bivouac des troupes victorieuses. A ses pieds, comme au temps de Tamerlan, Smyrne brûlait. L'incendie s'était étendu à tout le quartier chrétien. Les maisons de bois flambaient dans un tourbillon d'étincelles, et des immeubles de six étages s'effondraient par pans entiers, avec un craquement sinistre. Les entrepôts maritimes étaient ravagés par le feu, et de lourds panaches de fumée montaient vers le ciel. De temps à autre on entendait une explosion sourde : c'était un dépôt de munitions qui sautait. Les flammes éclairaient les bassins du port et permettaient d'apercevoir une masse de cadavres qui flottaient au gré de l'eau. Plus loin, les lueurs du brasier teignaient de reflets rougeoyants les énormes coques grises de l'escadre alliée.

- Regardez bien cette scène ! dit Mustapha Kémal en se retournant vers le groupe d'officiers qui se tenaient derrière lui. Vous assistez ce soir à la fin d'une époque. C'est l'écroulement de l'ingérence étrangère dans notre pays. Ce feu est un symbole! Il signifie que notre patrie est enfin débarrassée des traîtres et des trafiquants. Désormais la Turquie, libérée et purifiée, n'appartiendra plus qu'aux Turcs!

Durant trois jours et trois nuits, Smyrne continua de brûler. Mustapha Kémal laissa le feu accomplir son œuvre, sans faire le moindre geste pour l'arrêter.

Jacques BENOIST-MECHIN, Mustapha Kémal, Albin Michel, 1954, p. 279-280.
Revue Commentaire , N° 114, éte´2006, page 448
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