Pour la première fois depuis x années, une chaîne de télévision - en l'occurrence Arte - a diffusé à une heure de "grande écoute" (de 20 h 40 à 22 h 15 environ) un documentaire, assez rigoureux, à peu près impartial et fondé sur des faits historiquement avérés, sur le génocide (ou tentative d'extermination de tout un peuple) dont les Arméniens ont été les victimes de 1894 à 1923, et cela - ce qui n'est jamais rappelé par les auteurs du documentaire - sur leur propre territoire, l'Anatolie, pays qui est leur depuis plus de vingt siècles. De ce point de vue, c'est un cas d'école pour illustrer le concept (Deleuze et Guattari) de déterritorialisation, lequel, en dehors des tragédies subies par les Acadiens, Arméniens, Indiens d'Amérique, est spécieux et vain.
Bien entendu, on peut regretter que les premiers massacres de 1894 à 1896 aient été seulement signalés (près de 200000 morts tout de même), de même que les pogroms survenus entre 1908 et 1913. Ils auraient pu être analysés, comme des prodromes ou comme des invariants, car ils infirment la justification (état de guerre et sympathie supposée des Arméniens à l'encontre des ennemis de la Turquie) que les Turcs ont donnée à l'extermination des années 1915-16. De même, les auteurs du documentaire passent très vite sur la guerre de 1920 à 1923 menée par l'armée turque et Mustapha Kemal pour ne pas appliquer le traité de Sèvres - guerre qui s'est achevée par la victoire de la Turquie, cinq ans après la défaite de 1918 et par un traité, celui de Lausanne, aux termes duquel toutes les revendications turques ont été satisfaites et le traité de paix antérieur, celui de Sèvres, annulé, ce qui a eu pour effet d'anéantir toute possibilité de retour des survivants arméniens en Anatolie orientale, pays qui leur avait été rendu par le traité de Sèvres, le retour des Grecs en Asie mineure et l'établissement d'un Etat kurde. On peut regretter aussi que le facteur religieux qui interdit, sous peine de mort, à tout infidèle de s'affranchir de la loi islamique et de son statut de dhimmi ait à peine été signalé (très timidement, comme pour s'excuser) et que les versets du Coran au nom desquels le génocide a eu lieu n'aient pas été cités.
Les auteurs de ce documentaire qui sont Allemands ont eu le mérite ou le courage (n'exagérons rien : c'est peut-être l'effet de l'habitude prise par les intellos allemands de se flageller) de faire porter une partie de la responsabilité politique du génocide de 1915-16 sur les autorités du deuxième Reich et sur les officiers généraux de l'armée allemande, dont l'Empire ottoman et les Jeunes Turcs étaient les alliés, et de montrer, par des images saisissantes, en particulier celles de ces wagons de bestiaux, dans lesquels étaient entassés des Arméniens des provinces de l'Ouest pour être déportés vers les déserts de Mésopotamie (c'est la ligne Berlin Istanbul Bagdad, dont la construction a rendu si fiers les Allemands), que ce génocide est en quelque sorte matriciel et qu'il annonce celui dont les Juifs ont été les victimes de 1942 à 1945 : même volonté politique, même utilisation des forces de l'Etat (gendarmerie, administration), même organisation systématique, même volonté de piller les biens de ceux qui ont été exterminés, même soutien d'une partie, plus ou moins importante, de la population turque, kurde et arabe, même situation de guerre.
Comme Arte est aussi une chaîne politique et que rien de ce qui y est diffusé n'est diffusé au hasard ou que tout obéit à des intentions politiques et idéologiques (dans une certaine mesure, ce documentaire reste fidèle à la reductio ad hitlerum dont Arte est spécialiste - surtout le mercredi soir, dans les émissions "historiques"), on peut se demander, en analysant la "conjoncture", ce qui a poussé cette chaîne, qui est généralement turcophile, c'est-à-dire qui prend parti depuis trente ans pour les Turcs, qu'ils soient établis en Allemagne ou en Europe, qu'ils soient au pouvoir en Turquie ou qu'ils veuillent intégrer l'Union européenne, à diffuser un documentaire aussi ouvertement hostile, non pas au pouvoir du DKP, mais aux positions négationnistes de ce pouvoir et de l'Etat turc (des rues ou des écoles portent le nom des trois principaux concepteurs du génocide et de fiers monuments ont été érigés à leur mémoire). La raison principale est la célébration du journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, assassiné ou exécuté en 2007 - journaliste de "gauche" et de réconciliation, fier d'être turc et persuadé que la Turquie peut redevenir "multiculturelle", ce qu'elle a cessé d'être en 1923. A la mort de Hrant Dink, plus de cent mille personnes ont défilé dans les rues d'Istanbul pour protester contre cette exécution. Les auteurs du documentaire ont cru voir dans ces manifestations les signes annonciateurs d'un changement possible de l'opinion turque. En fait, ils prennent leurs désirs pour des réalités : la Turquie compte plus de 70 millions d'habitants; la manifestation a eu à Istanbul, où vivent encore des survivants des anciennes "communautés" de l'Empire ottoman, c'est-à-dire des autochtones, quelques milliers de chrétiens, arméniens ou autres, et de juifs, ainsi que des alévis. De toute évidence, ce sont ces minorités qui ont manifesté, et non le peuple turc, musulman et fier de l'être, et qui tient le génocide dont leurs arrière grands-parents se sont rendus coupables pour un haut fait de leur histoire. Les félons ou les traîtres ont été châtiés, la justice est passée, l'histoire est tout à fait close.