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"Nos outils d'écriture participent à l'éclosion de nos pensées"

Envoyé par Quentin Dolet 
La dernière machine à écrire vient d'être fabriquée dans les usines de l'entreprise indienne Godrej and Boyce. La première Remington avait été commercialisée en 1873. Nous sommes passés dans une ère où chaque siècle rendra le précédent obsolète du point de vue technique.

"En 1882, Friedrich Nietzsche acheta une machine à écrire, une “Malling-Hansen Writing Ball” pour être précis. Sa vue était en train de baisser, et rester concentré longtemps sur une page était devenu exténuant et douloureux, source de maux de têtes fréquents et douloureux. Il fut forcé de moins écrire, et il eut peur de bientôt devoir abandonner. La machine à écrire l’a sauvé, au moins pour un temps. Une fois qu’il eut maîtrisé la frappe, il fut capable d’écrire les yeux fermés, utilisant uniquement le bout de ses doigts. Les mots pouvaient de nouveau couler de son esprit à la page.

Mais la machine eut un effet plus subtil sur son travail. Un des amis de Nietzsche, un compositeur, remarqua un changement dans son style d’écriture. Sa prose, déjà laconique, devint encore plus concise, plus télégraphique. “Peut-être que, grâce à ce nouvel instrument, tu vas même obtenir un nouveau langage”, lui écrivit cet ami dans une lettre, notant que dans son propre travail ses “pensées sur la musique et le langage dépendaient souvent de la qualité de son stylo et du papier”. “Tu as raison”, répondit Nietzsche , “nos outils d’écriture participent à l’éclosion de nos pensées”. Sous l’emprise de la machine, écrit le spécialiste allemand des médias Friedrich A. Kittler, la prose de Nietzsche “est passée des arguments aux aphorismes, des pensées aux jeux de mots, de la rhétorique au style télégraphique” (Extrait du célèbre article de Nicolas Carr : Est-ce que Google nous rend idiots ?)

Bien entendu, l'ordinateur a modifié l'écriture et la pensée, mais dans quel sens exactement ?
Le lecteur de la page web est un lecteur impatient, et cette impatience endommage bien davantage la production écrite "en direct", dans et par la machine, que les conditions de cette production n'entament la pensée des auteurs et ses modulations ou leur capacité même à penser. Je ne me suis jamais senti mieux capable de penser dans et par l'écriture que depuis que je le fais dans et par la machine électronique; en revanche, dans ce média, on est peu lu. Le lecteur n'a aucun goût pour suivre une pensée sur un écran où il a coutume de trouver des aphorismes publicitaires, des saillis, des traits lapidaires, etc..

On prend connaissance d'une idée, d'une information, mais l'on ne suit plus aucun cheminement de pensée, sur le web, et la cause en est moins la nature du support que l'usage dominant qui en est fait: le commerce et la communication commerciale.
Intéressant. Cela va dans le sens de propos que tenait Renaud Camus (dans un documentaire qui lui était consacré dans les années 1990) sur le fait qu'écrire sur un écran d'ordinateur à cristal liquide donnait l'impression de voir la page déjà parfaitement imprimée devant soi, et que cela avait des répercussions sur l'acte d'écrire...

Bonnefoy trouvait qu'une page de traitement de texte avait, telle qu'elle apparaissait à l'écran, les dimensions idéales pour écrire un sonnet...
Comme Nicholas Carr, j'ai souvent l'impression que la pratique immodérée de l'internet atteint profondément ma capacité de concentration. Il me devient difficile de me plonger dans un livre aussi longuement que je pouvais le faire avant, sans ressentir le besoin compulsif de retourner à mon écran, pour un oui ou pour un non, pour consulter ma messagerie, lire un article (parfois en rapport avec ce que je lis), chercher un mot, etc. (La liste en réalité est beaucoup plus longue). A vrai dire cela m'inquiète un peu et remet en cause à mes yeux la valeur même de cet outil. Sa puissance de fascination et d'aliénation ne me parait pas anodine, elle me parait même essentielle.
"Et il m'est venu à l'esprit qu'il y avait là peut-être l'explication en partie de cette asthénie de la pensée que je peux constater non seulement chez moi-même ; de cette difficulté à se concentrer dans les opérations mentales, de cette lassitude de l'entendement quand on sollicite son attention ; de cet envahissement par la fatigue et abattement intellectuel très facile à vérifier en faisant l'effort de saisir sur l'étagère l'un de ces volumes dont on se souvient qu'ils furent si éclairants, aux pages d'autrefois comme autant de lanternes promenées dans notre obscurité, et de le trouver maintenant un peu difficile, à vrai dire n'éveillant aucune activité dans la conscience qui s'en décourage presque aussitôt ; et puis d'autres, moins ardus sans doute, mais qui contenaient chacun, avait-il semblé, vieux d'un siècle ou d'à peine trente ans, une part de l'intelligence nécessaire à élucider la circonstance où nous sommes, et dont on n'avait pas tiré toutes les combinaisons d'idées pressenties dans l'enthousiasme d'alors, un peu surprenant à se remémorer, dont les notions ne s'animent plus en ramifications dans le cerveau ; qui relit plusieurs fois la même phrase signalée au crayon sans parvenir à focaliser."

B. de Bodinat, La vie sur terre, p. 171.

Et :

"Pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu'il nous ajoute ; encore faut-il tenir compte de ce dont il nous prive" (p. 73).

"
(ne pas oublier que le progrès humain, s'il est un anti-progrès -- car toute lumière crée de l'ombre -- l'est aussi pour la personne qui vieillit, s'avance vers la résolution de ses jours et ne trouve plus à soixante-dix ans la même ardeur éclairante aux textes qui l'avaient séduite à trente ans, ceux-là même qui avaient éclairé son jeune chemin...)
L'usage de l'internet, du point de vue de la concentration, de la pensée et de la lecture, n'est pas seulement nuisible parce qu'il détourne l'attention, mais aussi parce qu'il conditionne l'oeil et le cerveau à des stimulations permanentes, au mouvement permanent, à l'égarement systématique et au butinage. Le livre, à côté, paraît lourd, immobile, ennuyeux. Le livre est désormais pour nous aussi lourd qu'une tablette de marbre. Il impose son déroulement linéaire, ne laisse que peu de cette liberté que l'on ressent face à l'écran : à chaque instant la page en cours de lecture peut être remplacée par une autre - et c'est bien ce qui se produit le plus souvent. Les liens nous appellent, nous happent et rendent toute installation dans un texte quasiment impossible; la tentation de l'errance et de la découverte est trop grande.

Ce phénomène touche sans doute moins les personnes qui ont vécu trop longtemps sans l'internet pour en être totalement dépendantes (quoique la manie du clic peut apparaître à n'importe quel âge). Il faut penser à tous ceux qui n'auront jamais connu le monde sans l'internet, et qui seront connectés avant d'avoir ouvert un livre. Là aussi, une sorte de catastrophe est à craindre.
Oui et non cher Olivier. Je suis strictement dans la même attitude critique et réticente que vous pourtant je nous crois (ce "nous" est immense et inclut tout jeune qui serait internaute avant son premier livre lu) suffisamment complexes et compartimentables pour posséder une légitime et de multiples maîtresses (ou un légitime et des amants, pour les dames), lorsqu'il s'agit de notre protéiforme vie intellectuelle. En livres, cette semaine, j'ai lu L'Epi monstre de Nicolas Genka et ses commentaires, préfaces, postface (par Jouhandeau); la nouvelle camarguaise de Daudet Le Trésor d'Arlatan, les pages de Verlaine intitulées Mémoires d'un veuf, un long chapitre (décevant) de The Decline and Fall of the Roman Empire de E. Gibbons, et des pages de J. Kessel qui racontent un siège de Damas que défendaient des soldats français qui "avaient fait la Somme", dans les années 20.

En cela je suis l'un des plus ordinaires des lecteurs qui fréquentent ce forum et d'autres forums webmatiques qui ne sauront jamais ce que je lis en livre car cela n'apparaît aucunement dans mes interventions où rien ne filtre de ce laboratoire intime qu'est la lecture des livres au coucher; et personne ne saura jamais de quelles nourritures, maigres, éparses, sans intérêt particulier autre qu'anecdotique, de quelles lectures sentimentalement, intimement et très-secrètement motivées, les milliers d'acteurs du net s'abreuvent, se divertissent à notre insu, dans leur "sphère privée", heureusement intouchable et inconnaissable.
Je partage les réticences d'Olivier Lequeux sur Internet, "outil" dont il faut apprendre à se méfier et qui tend, il est vrai, à modifier la nature de nos perceptions. Je crois que la présence d'Internet à nos côtés réclame de notre part une sévère discipline, si nous voulons continuer à lire des livres, et autant qu'avant.
Je suis désolé de vous dire cela Cher Francis, mais vous êtes ce que l'on pourrait appeler une survivance d'un passé déjà presque révolu. Demandez au professeur Laurent Binet ce qu'il a lu cette semaine, et vous comprendrez mieux ce que je veux dire (dix pages du roman vraiment génial d'un jeune auteur portugais, le dernier numéro des inrocks, et peut-être une ou deux pages de vraie littérature pour préparer les cours).

Je crains que la complexité de votre rapport au monde, ou la discipline de Stéphane Bily, ne soient submergées par l'avenir technicien. Depuis combien d'années l'internet a-t-il pénétré dans nos espaces intimes ? Une douzaine, pas plus. En 2000, les Français se connectaient 9 heures par mois en moyenne. C'était presque raisonnable, mais le "web 2.0" n'existait pas encore. En 2011, "la durée moyenne de connexion à Internet atteint les 26 heures par semaine [plus de trois heures quotidiennes] et 88 % des internautes se connectent plusieurs fois par jour". C'est évidemment beaucoup trop, surtout quand on considère la nature de ces connexions; mais qu'est-ce qui pourrait limiter ce phénomène, le maîtriser, l'encadrer ? Rien, évidemment, c'est une loi du système. Le temps de la culture se réduira comme une peau de chagrin dans les prochaines décennies.
Je doute que l'on puisse (conceptuellement parlant) mettre sur le même plan l'invention ou la mise au point de l'écriture et la machine à écrire, l'ordinateur et le réseau des réseaux.

L'ordinateur (comme internet) repose sur deux piliers : l'écriture et la lecture. Sans écriture et sans lecture, pas d'ordinateur. On "écrit" des programmes; ces programmes ont une syntaxe et un vocabulaire; ces programmes sont lus. Un internaute lit et écrit. Entre l'écriture et l'ordinateur, comme entre l'écriture et l'imprimerie, il y a eu continuité et non pas "rupture"; ou bien changement de degré et non pas changement de nature. Autrement dit, même avec internet, nous sommes toujours dans la civilisation de l'écriture et de la lecture - de la main et de l'oeil.

L'invention de l'écriture a permis aux hommes de prendre conscience de leur pensée; de la mettre à distance; d'en faire un objet d'étude, éventuellement une critique; de la penser et de la transformer; de ne pas se répéter. Je doute aussi que l'ordinateur et internet aient changé la nature ou la réalité de la pensée - les formes de la pensée, oui; l'efficacité, oui - et cela pour plusieurs raisons, dont celle-ci : les machines et surtout les programmes qui les font fonctionner assurent la répétition automatique d'opérations intellectuelles et donc libèrent la pensée d'un certain nombre de tâches laborieuses : recherche de données, mise en ordre de ces données, etc.
Ouf! Merci cher JGL. Ces récurrents rejets bilieux de la technique, des technologies, de l'Internet me rendent un peu malade. Pour ma part, je n'ai pas l'impression d'avoir perdu un pouce de mon libre arbitre depuis que je joue avec ces intruments. Il me semble au contraire avoir gagné en ouverture d'esprit. J'écris et je lis plus et mieux (c'est pas difficile) sur tout support. Je n'ai aucun dédain pour le parchemin et la plume d'oie. En vieux ringard classique, je me dis que ce modernisme est la langue d'Ésope des temps modernes. Je connais une jeune femme capable de pondre en épreuve pour la rue d'Ulm douze pages sur Les Lettres persannes sans une faute d'orthographe et qui m'envoie des textos devant lesquels je fais mon Champollion tout l'après-midi. Je trouve cela fendant.
Il ne s'agit pas de libre arbitre, Eric Veron. Internet, comme le rappelle Olivier Lequeux c'est la consécration technique du butinage. Même Francis Marche se plaint de ce que les longs messages mis en ligne ici ne soient pas lus, ou très peu. Je ne puis pas croire que des enfants qui ont connu Internet avant les livres n'éprouvent ensuite aucune difficulté à suivre, pendant trois cents pages, la pensée d'un auteur. La disponibilité de l'information, d'images de toute sorte, et surtout la possiblité de passer compulsivement d'un sujet à un autre selon l'humeur, au moindre moment de lassitude, rend les jeunes esprits moins réceptifs à la pensée linéaire, à l'approfondissement, comme le remarque Olivier Lequeux. Il a raison. Et je ne vois rien de bilieux dans sa réflexion. Ce qu'il décrit, je le constate en moi-même, hélas ! quelque discipline que je m'impose. Mais je puis fort bien n'être qu'une anomalie.

Sur ce, je m'en vais me promener.
"La disponibilité de l'information, d'images de toute sorte, et surtout la possiblité de passer compulsivement d'un sujet à un autre selon l'humeur, au moindre moment de lassitude, rend les jeunes esprits moins réceptifs à la pensée linéaire"
Ou à réaliser que les grands livres ne renferment jamais de pensée "linéaire", mais toujours un réseau complexe, sédimenté de sens.
Moi, j'en fais des fautes  : Les Lettres persanes et non persannes. Merci à Jean-Marc (j'ai cru, dans un premier temps, que vous me repreniez sur la répartition des majuscules dans le titre de l'œuvre, point sur lequel je tâtonne)
Bilieux est de trop, cher Stéphane, vous avez raison. À cette heure je choisirais déploration plutôt que rejet.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Pour un mot de trop pendant le cours on écopait assez souvent de cent lignes ("tu m'copira cent lignes"), ainsi les instruments d'écritures nous devenaient plus familiers et notre horloge intérieure était lancée à jamais. J'ai gardé plumes et porte-plumes, stylos, crayons, gommes, buvards. J'ai même un petit canif ancien destiné à tailler les plumes d'oie, un bel encrier et un traité de l'art d'écrire extrait de l'Encyclopédie. Je viens de me dire que j'ai failli jeter une machine à écrire, un ordinateur et une imprimante. Je vais réfléchir.
L'écriture fine des annotations de Racine vient de ce que les Petites Écoles avaient introduit la plume métallique qui nous vient des Pays Bas. Le Jansénisme avait ses moments de grâce.
L'ordinateur est incontournable, même si pour certains travaux il n'est pas des plus pratiques. Si vous avez l'occasion, essayez la plume d'oie, c'est d'un velouté propre à vous donner des idées et du goût.
Florentin,


Vous m'apprenez que la plume métallique est arrivée à cette époque-là. Je l'imaginais plus tardive.
Ouf ! Merci Stéphane ! J'assume même bilieux, si la bile noire éveille la conscience !

Eric, je pense que vous sous-estimez le problème; de même que JGL, bien que je sois à peu près d'accord avec lui lorsqu'il dit que la pensée n'est pas profondément modifiée par l'ordinateur et l'internet. Ces "nouvelles technologies" ont en effet quelque chose de... nouveau, précisément, d'absolument inédit, et je crois qu'il y a eu, oui, solution de continuité dans l'évolution des techniques. Une rupture majeure s'est produite au cours du XXe siècle. L'internet n'est pas qu'une extension du livre; l'ordinateur n'est pas qu'une extension de la Remington. (De même, le portable n'est pas une simple amélioration du téléphone fixe). Ces techniques sont fondamentalement différentes en ceci qu'elles sont assez puissantes pour égaler, détrôner, asservir, effacer l'homme. Ellul a longuement analysé en quoi la technique d'aujourd'hui différait de la technique d'hier, je vous invite à le lire ou le relire.

L'internet n'empêche pas la pensée, mais il annihile peu à peu la disposition méditative qui permet la pensée. Il agit sur le désir de la pensée - et c'est beaucoup plus grave, évidemment.

Pour les bienheureux qui douteraient de la puissance aliénante du Réseau. Il existe même une "dépendance à l'information" qu'on nomme - je l'ignorais - l'infolisme.
Ces techniques sont fondamentalement différentes en ceci qu'elles sont assez puissantes pour égaler, détrôner, asservir, effacer l'homme.
J'ai une foi absolue en l'homme. Je dis foi, je veux dire que lorsque tout motif d'espoir semble avoir disparu, lorsque ma raison et ma lucidité m'auront démontré que tout est perdu, j'aurai encore la foi. Je sais, c'est primaire, c'est catéchistique mais le mystère de l'homme est insondable.
L'internet n'empêche pas la pensée, mais il annihile peu à peu la disposition méditative qui permet la pensée.
Je suis en total désaccord.
Mais, dites, cher Olivier, vous ne prenez pas cela contre vous, hein? On me savait gnan-gnan, me voici le ravi de la crèche.
Bien sûr que non Cher Eric ! Je sais qu'il s'agit d'une réaction plus générale à l'égard de la "technophobie". Et pourtant, je peux vous assurer que j'essaie de m'en garder ! De plus, j'ai comme vous la foi en l'homme et je ne dis pas qu'il est foutu, je dis qu'il est entré dans une zone d'ombre, dans une grande "nuit de l'esprit".

Je vous souhaite un dimanche ensoleillé.
Je suis en total accord avec vous, cher Olivier. La météo fait ce qu'elle veut, nous en faisons ce que nous voulons.
Internet est un peu au livre ce que la photographie fut à la peinture: il rend caduque des pans entiers de l'industrie du livre sans valeur et décante la quintessence du livre -- il restitue au livre sa préciosité en le libérant de l'utilitaire comme la photographie libéra la peinture du portrait de famille.
"J'ai une foi absolue en l'homme."

Oui, il saura se donner d'excellents successeurs. Disons qu'il fait de son mieux dans ce but.
By the way, cher Orimont, avez-vous lu l'article de Pascal Bruckner paru hier ?
Selon Jean Clair, l'internet est le "summa summarum des temps modernes" - grande prétention, en effet, pour un boulier.
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