Pour la peine, je m'inflige la pénitence du recopiage d'un assez long extrait du livre sus-cité :
"Voilà quelques mois, j'ai rompu avec une jeune femme, qui était jolie, charmante, et faisait bien l'amour, pour une raison unique, que je ne lui ai pas dite, car elle m'aurais pris pour un fou, et que voici : je ne supportais plus d'avoir dans ma vie une personne qui semblait ne disposer pour tout langage que d'un misérable
basic french inventé à l'usage des Iroquois, mais d'Iroquois légèrement débiles mentaux. Chez un très jeune garçon, ou chez une adolescente, la pauvreté et l'impropriété du langage ne me gênent pas trop : je songe que tel est l'argot des
praetextati mores, et que, quand il/elle aura dix-huit ans, cela lui passera. En revanche, qu'espérer d'une femme de vingt-cinq ans qui, d'abord qu'elle ouvrait la bouche, était incapable d'articuler autre chose qu'une dizaine de mots gélatineux et de solécismes à la mode, toujours les mêmes, échappés d'une de ces petites annonces de
Libération où un mec cool, ras-le-bol de flipper et de fantasmer au niveau de la communication, cherche une nana libérée pour assumer leur vécu et s'éclater ensemble. Durant plusieurs semaines [elle baisait vraiment bien.. ndlr], je me suis appliqué à la convaincre qu'il n'était pas indispensable d'utiliser le verbe chier dans chacune de ses phrases ("ça me fait chier", "elle est chiante cette nana"), non plus que le mot problème ("c'est mon problème", "c'est pas mon problème"), non plus que la locution "au niveau de ", sorte de joker linguistique destiné à remplacer "quant à", "en ce qui concerne" et l'ensemble des locutions prépositives de la langue française ("au niveau de l'érotisme", "au niveau de ma prise de conscience révolutionnaire"), et que "sur" employé à la place de "en", de "dans" ou de "à" ("je travaille sur la province", "je voudrais m'installer sur Paris") était une faute hideuse : mais ce fut sans succès. Lorsque j'entends un ministre en exercice dire à la radio : "Au niveau de la promotion hôtelière, nous avons construit sur Paris...", j'ai la possibilité d'éteindre, rageusement, le poste. Avec une maîtresse, que faire ? Ecraser le galimatias avec des baisers, soit, mais si furieusement que l'on baise, il faut bien des reposées, et alors la jeune personne de s'emboucher de plus belle dans ses "au niveau de". Non, une seule solution, la révolution, je veux dire : la rupture.
[Il semble qu'au niveau d'"au niveau de ", la scie n'ait plus de dents tandis que sur "sur", elle a acquis un mordant définitif, sans parler de "chier", qui a désormais toilettes sur rue.]
Qui doit être tenu pour responsable de cet infra-langage qui s'impatronise chaque jour davantage parmi nous ? Les publicistes ? Les animateurs radiophoniques ? Les technocrates ? Les jeunes cadres dynamiques ? La vulgarisation du freudisme ? En un mot, l'américanisme ? Marx, dans son
Manifeste, écrit : "La bourgeoisie force toutes les nations à adopter son style de production - même si elles ne veulent pas y venir ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. Elle forme le monde à son image." Substituons "américanisme" à "bourgeoisie", et nous avons notre réponse."
Op. Cit.