Citation
« La France : un des beaux noms du nihilisme », annonce Richard Millet dans son dernier ouvrage inflammable, Fatigue du sens. On s’est habitué à ce genre de déclaration, et on en accepte facilement le caractère maintenant véridique. Mais il faudrait peut-être se demander comment on en est arrivé là. Muray, Camus, Millet, mais aussi dans un autre genre Dantec, Makine ou Houellebecq, la France qui refuse de rien penser désormais ne s’interroge pas sur ce qui fait que ces écrivains, parmi les plus grands qu’elle possède aujourd’hui, se sentent tous exclus de la marche du monde, et décident volontairement de se retirer d’un procès historique qui les nie. Soyons clairs : ces hommes ne souffrent pas de la condition de l’intellectuel mortifié par un pouvoir absolutiste, totalitaire ou policier qui les voudrait à sa botte : il n’y a pas de Prince, aucune autorité identifiable qui les bannirait comme Ovide, les enchaînerait comme Cervantès, les guillotinerait comme Chénier. Il y a au contraire un peuple anomique qui, se désagrégeant à mesure qu’il suit sa pente mondialiste, américanisée ou immigrationniste, leur interdit de poursuivre leur œuvre, non parce qu’il les haïrait ou souhaiterait de les persécuter, mais seulement parce que son mode de vie, son way of life comme dit le langage de la domination, est entièrement opposé à ce qui fonde leur littérature.
Si cela qui vaut pour les écrivains vaut pour tous les artistes français, pour tous les intellectuels, il est évident que le poète, le romancier sont le plus intimement touchés par la perversion nihiliste de la postmodernité qui s’attaque d’abord à leur matériau propre, le langage. La modernité avait, plus qu’aucune autre époque, conféré à la langue, au mot, un pouvoir gigantesque, où c’était la désignation qui faisait l’existant : résultat du croisement du christianisme et de la philosophie grecque, cet ordonnancement du monde, accouchant de miracles de science et de philosophie, possédait déjà sa face monstrueuse qui s’exprima à plein dans la rationalisation raciste ou classiste du monde. On sait quels en furent les dommages ineffables. La suite de cette modernité, son enfant adultérin qu’elle contenait mais dont certaines consonances historiques seules pouvaient faire qu’elle le conçut vraiment, est bâtie sur un retournement de cette puissance du nom : on ne peut plus faire de poésie après Auschwitz comme le veut la célèbre formule, et pourtant l’on continue de parler dans un débit sans fin, dans un bavardage, un étourdissement, ce divertissement poussé à son extrémité par la puissance des moyens techniques : aussi toute phrase, toute image n’est plus que la négation comique de la possibilité de l’art aujourd’hui. Le langage officiel, qui n’est officiel que parce qu’en tant que masse nous acceptons de le partager et de le faire vivre, ce langage antiraciste, métisseur, qu’après d’autres Millet met en lumière, qui est aussi langage du management ou de la technique, non seulement nous asservit à son vide intrinsèque, mais encore par son caractère stérilisant interdit le développement de tout art véritable. C’est un langage OGM, qui ne donne rien, un grain qui ne meurt pas, qui est la possession de quelques-uns, communicants ou publicitaires, auprès de qui il faut chaque saison nouvelle aller se fournir en «éléments».
A notre sens, les catholiques français, qui possèdent encore quelques écoles où l’on peut apprendre correctement la grammaire et l’orthographe, n’ont pas conscience de l’intensité de cette guerre où il y va de la survie de certain universalisme. Défendre la culture française qui est pour les siècles chrétienne, c’est aussi contribuer à la recréer perpétuellement, c’est aussi se donner les moyens et la volonté de réinventer un art complet. On pourra toujours gronder contre le Piss Christ de Serrano, tant que l’on ne saura pas où sont nos Christ à nous, nos représentations actuelles de ce corps toujours torturé et toujours ressuscité qui fonde non seulement notre Salut, mais par ricochet aussi notre civilisation d’ici-bas, nos révoltes demeureront vaines. On doit faire sienne cette sentence de Richard Millet et partager son sentiment, « la pitié que j’ai toujours éprouvée pour ceux qui meurent dans les affres de l’ignorance, tandis que j’entrerai, moi, je l’espère, dans la lumière du Père. »