Cassandre a analysé, à plusieurs reprises, comment et pourquoi les classes populaires, les ouvriers, les prolétaires ont été abandonnés - depuis trente ans - par la "gauche", les élites intellectuels, les gauchistes, les bobos. Il est un fait "scientifique", passé inaperçu, qui confirme cela : c'est la "récupération" de la mémoire ouvrière par les chercheurs en histoire et en sciences sociales.
Au début des années 1970, on a lu dans Le Monde (ce journal était alors "de qualité", et non pas "de caniveau") à plusieurs reprises - certains s'en souviennent peut-être - des articles assez élogieux et très complets sur Jean Maitron et l'immense activité d'archiviste à laquelle il se livrait encore : recenser, en dépouillant tous les journaux syndicaux et les archives des syndicats, tous les militants ouvriers qui, depuis le milieu du XIXe siècle, avaient exercé des responsabilités dans ce qu'il nommait le "mouvement ouvrier" et en établir une biographie (et même une "prosopographie" - une sorte de portrait), dont la longueur dépendait de l'importance et de la durée des responsabilités exercées, et cela dans un Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, établi sur le modèle des grands dictionnaires biographiques disponibles en librairie, dont les mérites sont incontestables, mais dont le défaut est de ne retenir que les "grands hommes" ou les "hommes de mérite" (médecins, savants, professeurs, industriels, artistes, inventeurs, découvreurs, etc.)
Ce Dictionnaire fait par un "amateur" (Maitron n'avait pas d'autre diplôme qu'un certificat de fin d'études, et il travaillait à son dictionnaire, comme les prolétaires de Rancière, "la nuit" ou pendant ses jours de congé) est admirable : probité, précision, exhaustivité, humilité.
Cette oeuvre a suscité l'intérêt des historiens et des spécialistes de sciences sociales de l'Université, à Paris I et au CNRS, qui ont fondé en 1970 une UMR au CNRS consacrée à l'étude du mouvement ouvrier à partir des archives et des premiers travaux de Maitron, qui a été intégré au CNRS. La plupart de ces historiens sont des militants, anciens ou actuels, ou des sympathisants de la Ligue ou du NPA, qui, peu à peu, ont changé l'objet de cette entreprise "scientifique", l'élargissant au "mouvement social". La dénomination du nouveau dictionnaire (années 1940-68) est "dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social", "mouvement social" n'étant pas complément du nom "dictionnaire", mais mis en apposition à "mouvement ouvrier", comme si c'était l'autre nom ou le nouveau nom du "mouvement ouvrier" ou comme si les deux étaient tenus pour équivalents ou identiques.
Là est justement la "récupération". Dans ce nouveau dictionnaire, deux entrées sont consacrées aux deux frères Cohn-Bendit : plus de 11000 signes au cadet, plus de 9000 signes à l'aîné. Or, s'il existe un homme politique en France (et en Allemagne) qui n'a rien à voir avec le mouvement ouvrier, auquel il est totalement étranger et qu'il couvre d'un mépris sans borne, et qui ne s'en cache pas, c'est sans aucun doute Cohn-Bendit : pour lui, la disparition des ouvriers et des prolétaires ou leur élimination de la vie publique (aucune "représentation" dans les médias : ils sont la majorité invisible), à laquelle il donne son aval en toute circonstance, n'est en rien dommageable, au contraire même.
Or, c'est Cohn-Bendit qui bénéficie d'une des plus longues prosopographies dans ce dictionnaire biographique du "mouvement ouvrier" - de "feu le mouvement ouvrier".