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"Délicatesses" du français, suite

Envoyé par Thierry Noroit 
A-t-on remarqué que dans le sinistre français médiatique on utilise de plus en plus souvent la préposition "derrière" à la place de : "après" ou "ensuite" ?

On dira par exemple : Il faut voter une loi et derrière le droit opposable au logement sera applicable.

(Les véritables occurences sont bien meilleures que mon exemple).

Il me semble que cet usage vient du secteur "social-associatif" qui est d'ailleurs une mine d'horreurs langagières qui se répandent ensuite un peu partout, à la vitesse du vent.

On pourra l'expliquer par la tragique absence de capacité d'abstraction de nos chers locuteurs médiatiques, qui remplacent un "ensuite" et un "après" qui se situeraient dans l'espace chronologique abstrait par un mot qui a l'air plus matériel et concret.
C'est un peu le style file d'attente, on est toujours derrière quelqu'un, ou devant le derrière de quelqu'un.
Variations.

Registre journalistique et vulgarisé de nos jours :
"À propos du sujet principal qui nous préoccupe, il est urgent que la discussion débouche sur un compromis valable, car même si la situation est plus que jamais ambigüe*, celui-ci permettra d'écourter la crise aigüe* que nous traversons. Le prestige de notre magistère est à nouveau en jeu."

Registre courant autrefois :
"À propos du sujet principal qui nous préoccupe, il est urgent que la discussion aboutisse à un compromis recevable, car même si la situation est plus que jamais disparate, celui-ci permettra d'écourter la crise prononcée que nous traversons. Le crédit de notre magistère est de nouveau en jeu."

Ou mieux encore :
"À propos du sujet principal qui nous préoccupe, il est urgent que la discussion réponde à un compromis sortable, car même si la situation est plus que jamais équivoque, celui-ci permettra d'écourter la crise marquée que nous traversons. La renommé de notre magistère est derechef en jeu."

* depuis 1990, remplace la forme en -uë.
Normal, pour qui vit dans un "présent perpétuel", que les rapports entre les choses ne soient que ceux de plans spatiaux.
Encore qu'avec votre '"espace chronologique", vous vous ôtez un peu vous-même des mains les verges pour battre et prenez place dans la file d'attente, non ?
Alain Eytan écrit : Normal, pour qui vit dans un "présent perpétuel", que les rapports entre les choses ne soient que ceux de plans spatiaux

C'est exactement ce que je voulais dire. Merci d'exprimer si bien ma pensée. Et c'est un terrible appauvrissement que de perdre sa faculté d'abstraction et la conscience de son inscription dans le temps, pour ne concevoir que des "plans spatiaux".

En revanche je comprends moins bien la suite de l'intervention d'Alain Eytan : Encore qu'avec votre '"espace chronologique", vous vous ôtez un peu vous-même des mains les verges pour battre et prenez place dans la file d'attente,

Y aurait-il quelque inconvénient ou faute logique à parler d'espace chronologique ?
Il me semble que "derrière" a aussi, en français, un sens temporel.

Le TLFI nous dit :

II. Derrière exprime une postériorité temporelle.

A. Emploi prép.
1. Après quelqu'un. Elle se levait derrière lui, afin de le voir dans la rue (FLAUB., Mme Bovary, t. 1, 1857, p. 123) :

17. Enfin, le 16, (...) je vais rejoindre Ghéon à Pise, (...) et nous menons, dix jours durant, une prodigieuse vie irracontable, d'inappréciable profit interrompue, (...) par les mauvaises nouvelles de la petite nièce de Ghéon qui rappellent brusquement celui-ci à Orsay. Je n'ai pas le cœur de prolonger derrière lui mon voyage et rentre à la fin avril.
GIDE, Journal, 1912, p. 379.
2. Rare. Après quelque chose :

18. L'inspecteur Colombin, en habit, avec le plastron qui bâillait sur son poil roux, se versait du champagne derrière un souper finissant.
ARAGON, Les Beaux quartiers, 1936, p. 440.
Rem. 1. On rencontre sur ce modèle dans la docum. la loc. prép. au derrière de. Allez-vous manger votre fromage au derrière de votre viande? (RENARD, Journal, 1894, p. 709). 2. Il est des cas où l'espace et le temps sont si intimement liés que l'on hésite sur l'interprétation à donner. Ils se taisaient quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient (CAMUS, Étranger, 1942, p. 1127).


B. Emploi adv. Après. Un peu mélancolique comme la nuit qui vient derrière (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Portrait, 1888, p. 630) :

19. ... elle immole ce peu de vie à la vie qui vient derrière, dévoue à l'enfant de demain son seul et unique jour, cela est propre à la guêpe; c'est original et sublime.
MICHELET, L'Insecte, 1857, p. 299.



De même, Eluard :

On a le monde derrière soi et devant soi. L'oeuvre accomplie est oeuvre à faire, car, le temps de se retourner, elle a changé.

Ou Ionesco :

Nous avons le passé derrière nous, l'avenir devant. On ne voit pas l'avenir, on voit le passé. C'est curieux car nous n'avons pas les yeux dans le dos.
Ou mieux encore :
"À propos du sujet principal qui nous occupe, il est urgent que la discussion se conclue par un compromis acceptable, car même si la situation est plus que jamais trouble, celui-ci permettra de résoudre la crise grave que nous traversons. Notre magistère/notre crédibilité est en jeu."
Merci à Jean-Marc de ses précisions utiles et érudites.

Le seul exemple qui me trouble vraiment est celui d'Aragon :

L'inspecteur Colombin, en habit, avec le plastron qui bâillait sur son poil roux, se versait du champagne derrière un souper finissant

car il ressemble en effet beaucoup à l'usage actuel dans la langue parlée.

Ce n'est peut-être pas incorrect mais c'est laid, à mon avis.
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