Il existe désormais en Australie des tribunaux coraniques qui règlent les différends familiaux, tels que divorce, garde des enfants, etc. Il en existe déjà au Royaume-Uni. C’est une même tradition anglo-saxonne anti-assimilationniste qui conduit à ce type d’accommodements abandonnant les musulmans à l’autorité religieuse locale, laquelle est injuste envers les femmes et envers les non-musulmans.
C'est une acceptation terriblement dangereuse. Elle me rappelle la guerre civile que connut l’Islande à la fin du Xème siècle. Une partie de la population s’était convertie au christianisme, sous l’impulsion de missionnaires venus de Norvège. Ces convertis étaient très intolérants envers l’ancien culte et leurs praticiens. Vint un moment où deux systèmes politico-religieux coexistaient. L’île était menacée de partition. Pour éviter la sécession de la partie chrétienne, au cours de l’Assemblée générale annuelle (Alþing), on décida de nommer un modérateur qui déciderait de trancher le conflit plus ou moins ouvert.
Cet épisode est raconté dans
Íslendingabók (Le livre des Islandais) :
« Ce fut le roi Olaf Tryggvason, fils d'Olaf, fils de Harald aux beaux cheveux, qui introduisit le christianisme en Norvège et en Islande. Il envoya dans ce dernier pays un prêtre du nom de Thangbrand qui enseigna la religion chrétienne aux habitants et baptisa tous ceux qui acceptèrent la foi nouvelle. Hall de Sidha, fils de Thorstein, reçut le baptême de bonne heure, ainsi que Hialti Skeggjason du Thjorsardal et Gizor le Sage, fils de Teit Ketilbjörn de Mosfell, en même temps que beaucoup d'autres hommes éminents; plusieurs cependant ne furent point de cet avis et refusèrent.
Après un séjour d'un hiver ou deux, Thangbrand quitta le pays ; il avait tué deux ou trois hommes qui l'avaient raillé dans des vers satiriques. De retour en Norvège, il raconta au roi Olaf tout ce qu'il avait eu à supporter ici et exprima son peu d'espoir d'y voir adopter jamais le christianisme. Là-dessus le roi entra dans une violente colère et se proposa, comme châtiment, de faire mutiler et mettre à mort nos compatriotes qui se trouvaient en Norvège en ce moment. Mais le même été Gizor et Hialti arrivèrent dans le pays et parvinrent à soustraire les prisonniers à la vengeance du roi en lui promettant de nouveau leur intervention pour que le christianisme fût malgré tout reconnu et en exprimant leur ferme espérance de réussir dans leurs tentatives. L'été suivant ils revinrent en Islande accompagnés d'un prêtre appelé Thormodh.
Après une traversée heureuse, ils abordèrent aux îles Vestmann, dix semaines après le commencement de l'été. Tel est le récit de Teit, d'après les affirmations d'un témoin oculaire. Or, l'été précédent il avait été décidé en vertu d'une loi que dix semaines après le commencement de l'été il y aurait réuni on à l'Althing [Assemblée générale], ce qui jusqu'alors avait lieu une semaine plus tôt. Ils abordèrent donc sur la terre ferme pour se rendre ensuite à l'assemblée, après avoir décidé Hialti à demeurer à Laugardal avec douze hommes, parce que l'été précédent il avait été condamné à un bannissement de trois ans pour outrage aux dieux. Le motif en était qu'il avait lancé du haut du lögberg cette épigramme :
Je ne veux point insulter les dieux,
Freyia cependant me semble une chienne.
Gizor s'avança avec sa suite jusqu'à un endroit appelé Vellankatla, près du lac Ölfuss ; de là ils envoyèrent au thing [l’assemblée] un message pour inviter tous ceux dont ils pouvaient espérer du secours à venir à leur rencontre, car ils avaient appris que leurs ennemis s'apprêtaient à leur interdire, les armes à la main, l'accès du lieu de réunion. Mais avant de se mettre en marche, ils virent arriver à cheval Hialti et ceux qui étaient restés avec lui en arrière ; et, comme ils se dirigeaient ensemble vers le thing, ils rencontrèrent déjà leurs parents et leurs amis qu'ils aspiraient à revoir.
Les païens se rassemblèrent armés jusqu'aux dents et on ne savait s'ils n'allaient pas en venir aux mains. Le lendemain, Gizor et Hialti se rendirent au lögberg [Le rocher de la loi] pour faire connaître le résultat de leur mission, et tout le monde fut ravi, dit-on, de la façon remarquable dont ils parlèrent. Il s'ensuivit que chrétiens et païens, se prenant mutuellement à témoin, déclarèrent renoncer à tous leurs rapports d'amitié et de bonne entente et se retirèrent du lögberg. Là-dessus des chrétiens engagèrent Hall de Sidha à leur exposer les lois telles que devaient les observer les chrétiens. Mais celui-ci se déroba à leurs prières en décidant le lögsögumadhr [le diseur-de-loi = le président de l’assemblée générale] Thorgeir à s'en charger, bien que celui-ci fût encore païen. Or, lorsque le peuple se fut retiré dans les tentes, Thorgeir se coucha, étendit son manteau sur lui et se reposa toute la journée et la nuit suivante sans dire un mot; le lendemain de bonne heure il se leva et ordonna qu'on se rendît au lögberg.
Quand tout le monde fut réuni, il commença son discours et déclara qu'à son avis le bonheur du peuple courait le plus grand danger, si tous les habitants du pays n'acceptaient une même loi. Il les exhorta de mainte façon à ne pas laisser s'accomplir pareille scission et leur fit comprendre comment il en naîtrait des discordes qui auraient pour conséquences inévitables et certaines des rixes et des querelles parmi les habitants, de nature à dépeupler le pays. Il parla de certains rois de Norvège et de Danemark qui pendant longtemps avaient vécu en ennemis et s'étaient fait la guerre jusqu'au jour où les habitants rétablirent la paix entre eux malgré la volonté de leurs rois ; l'entente fut si complète qu'aussitôt ils s'envoyèrent des cadeaux précieux, et la paix dura aussi longtemps qu'ils vécurent. « Et maintenant, continua-t-il, il me semble raisonnable de ne pas laisser agir à leur guise ceux qui sont animés des sentiments lés plus hostiles ; essayons de rétablir l'accord entre eux de manière à satisfaire à certaines prétentions de part et d'autre et ayons tous une même loi et une même foi. Car, je vous le dis en vérité, si nous détruisons la loi, la paix sera détruite ». Le résultat de son discours fut que les deux partis consentirent à adopter une seule et même loi pour tous, celle qu'il proclamerait. Une loi fut donc décrétée ordonnant à tous les habitants du pays, qui n'étaient pas encore baptisés, de se faire chrétiens et de recevoir le baptême. Quant à l'exposition des enfants et la faculté de manger de la viande de cheval, l'ancienne loi devait rester en vigueur. On pourrait, si l'on voulait, faire des sacrifices en secret ; mais un bannissement de trois ans frapperait quiconque se ferait accompagner de témoins. Quelques années plus tard cependant, cette coutume païenne était, comme les autres, tombée en désuétude. »
Cet extrait appelle plusieurs éléments de commentaire : d’abord, ce sont les chrétiens, importateurs d’une foi et d’une loi allogènes, qui créent la discorde. A cette époque, la christianisation relevait moins de l’évangélisation que de l’imposition d’une nouvelle loi, impliquant l’élargissement d’une zone d’échanges – notamment commerciaux. C’est une provocation de leur part qui a fait naître l’agressivité : il s’agit, entre autres, des vers injurieux envers Freyia, l’une des déesses les plus importantes du culte païen nordique.
Ensuite, ce qui est frappant, c’est que ce sont les chrétiens qui sont intolérants et non les partisans du culte local. Ceux-ci se contentent de réagir aux provocations et aux attaques, mais ils n’ont pas l’initiative des attaques – je précise que ce texte fut rédigé par un chrétien, Ari-le-Savant, un peu plus d’un siècle après les faits, donc à une époque où tout le monde était chrétien. Ce récit n’est donc pas la version des païens perdants, mais bien celle des chrétines victorieux.
Le prêtre Thangbrand se trouve raillé (lui et sa foi), il tue les railleurs. Cela rappelle les épisodes récents sur le prophète et son Dieu caricaturés et la réponse des partisans de la religion raillée. Mais, à ce moment-là, il n’est pas assez puissant. Il doit donc partir.
Le christianisme conquérant s’introduit cependant finalement dans l’île et, une fois, qu’il est assez puissant, il prétend régner seul, ne tolérant plus l’existence d’un autre culte et d’une autre foi à côté de lui, alors que ce culte et cette foi sont le fondement du système social local. A l’époque, le christianisme implique un système social également, car l’époque est au théologico-politique : on ignore la distinction entre Dieu et César.
Pour ce faire, les chrétiens provoquent et attaquent les païens. Il faut préciser que derrière les chrétiens, il y a la puissance et la richesse du roi de Norvège – comme derrière l’islam conquérant aujourd’hui, il y a les pétromonarches et les pays d’origine de tous les musulmans.
Une fois la guerre civile inévitable, il faut trancher et trouver une loi commune. En effet, un vieil adage islandais dit que « C’est avec les lois qu’on construit un pays, et par son absence qu’il s’effondre. » Deux maux sont aussi terribles : l’absence de loi et deux systèmes de lois concurrents, ce qui revient au même, puisque ce qui fait la loi, c’est qu’elle est partagée par tous. Il convient donc de déterminer une loi commune à tous, faute de quoi l’unité de la société et sa paix sont menacées. Point de fantasme de « vivre-ensemble » à cette époque.
Le « diseur-de-loi » demande l’accord des deux partis pour trancher leur différent, l’obtient, puis se retire pour méditer sur la meilleure loi à adopter. Il passe une nuit sous son manteau (l’expression « se retirer sous son manteau » signifie en islandais moderne, se retirer pour prendre délibérer en vue d’une décision importante). Il sait que sa décision engagera l’avenir de l’île
Il faut préciser certaines choses qui inspirèrent ses délibérations et décidèrent de sa décision : premièrement les chrétiens étaient alors plus nombreux qu’on ne pensait au départ. Ils pesaient de facto très lourd dans la société islandaise ; deuxièmement, un grand nombre d’Islandais étaient retenus en Norvège, par le roi, plus ou moins en otage. Il faut dire que la christianisation était la nouvelle ruse imaginée par le roi pour prendre le contrôle de l’Islande – fondée et développée par les petits chefs (et leur maisonnée) défaits par le roi unificateur, Harald-à-la-Belle-Chevelure. Il faudra cependant attendre 1262 et une vraie guerre civile pour que le roi de Norvège obtienne enfin une allégeance de l’île. Enfin, dans les deux partis, on souhaitait l’apaisement, mais dans le parti chrétien, personne n’était prêt à revenir en arrière.
Thorgeir fit d’abord promettre à tous d’accepter la décision qu’il allait proclamer. On s’accorda. Il décréta alors que la loi commune serait la loi chrétienne. Voilà ce qu’on appelle la christianisation de l’Islande par vote du Parlement. Il s’agit en fait d’un accommodement raisonnable destiné à éviter une sanglante guerre civile, à récupérer les otages islandais retenus en Norvège, à continuer de commercer avec tous les pays européens désormais tous convertis. Il s’agit donc d’une décision prise sous la triple menace d’une guerre civile, de l’exécution d’otages et d’un blocus commecial. C’est le résultat d’une ingérence efficace du roi de Norvège.
Toute ressemblance avec la situation en cours en Europe et dans les autres pays occidentaux, avec la situation de l’ancien empire de Byzance et ses populations chrétiennes, avec le Moyen-Orient et ses populations chrétiennes, avec la situation de la communauté juive, la plus ancienne sur place dans les années 1950, serait de la stigmatisation : ce sont les stigmates du calvaire à venir de l’Europe face à sa nouvelle loi.