Le site du parti de l'In-nocence

Ne pas nuire

Envoyé par Henri Rebeyrol 
18 septembre 2011, 15:42   Ne pas nuire
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011, p 108

"Aujourd'hui (21 mars, l'année n'est pas indiquée, 2008 ou 2009), je n'ai nui à aucun être vivant de cette planète. Ne pas nuire. Etrange que les anachorètes du désert n'avancent jamais ce beau souci dans les explications de leur retraite. Pacôme, Antoine, Rancé évoquent leur haine du siècle, leur combat contre les démons, leur brûlure intérieure, leur soif de pureté, leur impatience à gagner le Royaume céleste, mais jamais l'idée de vivre sans faire de mal à personne. Ne pas nuire. Après une journée dans la cabane des Cèdres du Nord, on peut se le dire en se regardant dans les glaces".


Dans ce livre, qui est bien "reçu" dans les médias (ce qui n'augure rien de bon), il y a une victime : la langue française, malmenée par un abus de métaphores sans objet et un emploi récurrent des métaphores abusives, qui sont comme la signature de ce bon géographe, mais hélas piètre écrivain.

Il y a une autre victime, c'est la vérité. Pendant les six mois qu'a duré le séjour de Sylvain Tesson aux Cèdres du Nord, il n'est pas resté seul plus de trois mois : au début et à la fin du séjour, il a été secondé par une équipe qui a déchargé le matériel et la nourriture puis à tout rembarqué, l'expérience achevée; il a passé près de dix jours dans la capitale pour faire renouveler son visa; il a reçu la visite d'un ami peintre et la visite de deux amis "artistes" qui sont restés dans sa cabane près d'une semaine; il a rendu visite aux gardes de la réserve naturelle habitant plus au nord ou plus au sud, lesquels, à leur tour, lui ont rendu visite; il a salué les touristes ou des beaufs russes venus chasser ou pêcher, etc. Beaucoup de bruit de moteur, beaucoup de cris et de chants, beaucoup de beuveries...

Le séjour de Sylvain Tesson aux bords du lac Baïkal a été préparé par dix-neuf personnes, sponsorisé par les "équipements Millet" et financé ou médiatisé par "Culture-France" dans le cadre de "l'année croisée France-Russie". Ces personnes et ces institutions ont été remerciés à la fin du livre. Pendant trois ou quatre mois, il a vécu avec deux jeunes chiots de Sibérie, que lui a donnés un garde ou un inspecteur de la réserve et qu'il a abandonnés à son départ de la cabane des Cèdres du Nord.

Ne pas nuire à quelque être vivant que ce soit est un beau programme, mais cela ne suffit pas à définir l'in-nocence.
18 septembre 2011, 16:01   Re : Ne pas nuire
JGL, je vous remercie pour ce fil très intéressant.

Tout le monde n'est pas Kerouac.
18 septembre 2011, 16:58   Re : Ne pas nuire
Sans doute (c'est un pont-aux-ânes) l'in-nocence est-elle le dernier concept véritablement chrétien (j’espère que son auteur ne s’en formalisera pas) à avoir émergé dans le siècle.

De ce point de vue, l'extrait commence mal : « Aujourd'hui [...], je n'ai nui à aucun être vivant de cette planète. » Or on ne sait jamais si l’on nuit ou non ; les exemples avancés par JGL en témoignent. Et, d’ailleurs, peut-être a-t-il écrasé, ce jour-là, un moustique sur sa tempe d’un geste machinal, sans penser à mal : je prends cet exemple extrême car l’auteur lui-même se compare plus ou moins aux anachorètes, qu’il cite ; or je crois me souvenir que l’un deux, saint Onuphre, si ma mémoire ne me joue pas des tours, s’était infligé comme pénitence de devoir subir nu, dans quelque marais africain, les assauts de moustiques pour avoir lui-même, un jour, d’un geste rageur, tué l’un d’entre eux.

Sans doute l’homme doit-il toujours, sans paranoïa excessive, se considérer comme nocent, de la même manière que, du point de vue chrétien, il doit se considérer comme pécheur. Se féliciter de ne pas nuire peut être le début de la nocence, et la nocence (je ne parle pas forcément de M. Sylvain Tesson, que je ne suis pas là pour juger) qui s’ignore (pour s’applaudir trop, justement, d’être in-nocente) est parfois la pire de toutes.
18 septembre 2011, 17:17   Re : Ne pas nuire
Je pense que JGL pose la question de savoir ce que nous pouvons faire de positif, d'utile et, dans le cadre d'une volonté politique, faire mieux que d'autres.
On ne peut pas seulement écrire La vie de Rancé ou la Tentation de St Antoine, d'ailleurs c'est déjà fait.
18 septembre 2011, 17:22   Re : Ne pas nuire
Mais Kerouac, cher Jean-Marc, retournait régulièrement chez sa maman quand ça n'allait plus.
Utilisateur anonyme
18 septembre 2011, 17:24   Re : Ne pas nuire
(Message supprimé à la demande de son auteur)
18 septembre 2011, 17:26   Re : Ne pas nuire
Vous n'ignorez sans doute pas, en matière de "nocence", qu'aujourd'hui sont légion les individus pour qui le silence est une agression, une "nocence" signalée par la menace qu'il contient, les "manières" itou - comme indice "d'hypocrisie" - la retenue langagière de même et qu'en un mot à peu près tout ce qui est rangé par Renaud Camus dans la catégorie des "nocences" est à leurs yeux la marque même, précisément, de la "non-agression", de la "convivialité", de "l'être au monde" le plus souhaitable.

On dira que tous ces gens se trompent, qu'ils croient aimer le tintamarre et que l'on va leur ouvrir les yeux (ou les oreilles), leur faire re-prendre conscience que s'abandonner au bruit c'est mal et s'efforcer au silence c'est bien, que le monde feutré appelé de ses voeux par Renaud Camus est infiniment plus désirable que le monde rugueux du soi-mêmisme. On dira que c'est pour le bien de tous qu'il s'agit d'imposer le retour des formes. On voudra faire le bonheur des gens malgré eux, comme de coutume.
18 septembre 2011, 17:30   Re : Ne pas nuire
Pas maman, mais mémère.

Je voulais dire que durant son séjour à Desolation Peak, il avait vécu dans une solitude totale (échappant curieusement au DT), quoique portant atteinte à d'ex-êtres vivants (sous la forme de bacon, principalement). Il s'y était en outre rendu dans des conditions plus rustiques.

Point essentiel, Francmoineau : un auteur qui aimait autant le porc et l'alcool ne peut être mauvais.
18 septembre 2011, 17:30   Re : Ne pas nuire
Oui-da, cher Didier ! Et si Bernard Lombart était encore là, il nous parlerait probablement des jaïns....
18 septembre 2011, 17:34   Re : Ne pas nuire
Où est-il, au fait ?
18 septembre 2011, 17:54   Re : Ne pas nuire
Personnellement, il me manque. Puisse-t-il nous lire.
18 septembre 2011, 17:55   Re : Ne pas nuire
Il me manque aussi.
18 septembre 2011, 18:00   Re : Ne pas nuire
Citation

On dira que c'est pour le bien de tous qu'il s'agit d'imposer le retour des formes.

Pas ici, pas Renaud Camus, nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas, cher Orimont ?
18 septembre 2011, 18:11   Re : Ne pas nuire
Vous pouvez le retrouver sur Facebook
Utilisateur anonyme
18 septembre 2011, 18:18   Re : Ne pas nuire
(Message supprimé à la demande de son auteur)
19 septembre 2011, 00:03   Re : Ne pas nuire
"On dira que c'est pour le bien de tous qu'il s'agit d'imposer le retour des formes."

"Pas ici, pas Renaud Camus (...) ?"

Voulez-vous dire, alors, que c'est seulement pour le bien de certains ?
19 septembre 2011, 08:36   Re : Ne pas nuire
Comprenons-nous, cher Orimont. Je voulais dire, tout simplement, qu'il y aurait quelque contradiction à vouloir imposer l'in-nocence à tout autre que soi-même.
19 septembre 2011, 08:44   Re : Ne pas nuire
"On voudra faire le bonheur des gens malgré eux". Mais c'est bien ce qu'on fait les Amis du Désastre, cher Orimont .

Ils ont dit que tous ces gens se trompaient, qu'ils croyaient aimer le silence et que l'on allait leur ouvrir les yeux (ou les oreilles), leur faire re-prendre conscience que s'abandonner au tintamarre c'était bien et s'efforcer au silence c'était mal, que le monde feutré appelé de ses voeux par Renaud Camus était infiniment moins désirable que le monde rugueux du soi-mêmisme. Ils ont dit dit que c'était pour le bien de tous qu'il s'agissait d'imposer l'abandon de toutes les formes et que grâce à l'ouverture des frontières, la festive, la décontractée cigale africaine ferait le bonheur de l'ennuyeuse et si coincée fourmi de souche, laquelle remercierait le ciel tous les jours de ce fabuleux "vivrensemble".
Comme quoi tout se tient.
19 septembre 2011, 09:21   Re : Ne pas nuire
"Il y toujours des gens qui n'aiment pas la musique, la gaité et le bruit", a observé Frédéric Mitterrand. L'ancien ministre de la Culture Jack Lang"
19 septembre 2011, 10:21   Re : Je me souviens...
Il y eut aussi ceci, en septembre de l'année suivante. Chez nous, la lassitude gagne, chez eux, au fil des ans, le caractère comminatoire de l'injonction à danser sur leur musique, se précise, enfle et croît. Celui qui ne danse pas est déjà suspect de résistance au monde nouveau, à la "France d'après", aux valeurs supérieures de l'humanité nouvelle.
19 septembre 2011, 11:19   Socialisme et bruit
La fête comme instrument de domination politique : Mitterrand-le-Petit reprend ici un "élément de langage" de son oncle, qui avait déclaré lors d'un entretien télévisuel: "il y aura toujours des gens qui sont contre les libertés, le progrès social, l'émancipation, etc.." Cette déclaration de François Mitterrand m'avait toujours paru contenir l'essence du rien qui fonde le "socialisme moderne", lequel se raccroche aujourd'hui au bruit qu'il peut produire dans l'espace public.

Le fracas sonore est un moyen comme un autre de priver de parole les populations et de les empêcher de penser, et en temps de crise économique grave, certains comme J. Lang et consort, en y ajoutant ce qu'ils nomment "la danse", semblent y trouver un moyen de remettre en selle les recettes démagogiques de l'abrutissement jadis illustrées dans le livre et le film On achève bien les chevaux. Il ne reste pour pimenter ce programme qu'à assaisonner la recette d'une bonne libéralisation du cannabis afin de sceller la domination des esprits.
19 septembre 2011, 11:27   Re : Socialisme et bruit
Quelqu'un se sentirait-il suffisamment inspiré par cette question pour écrire un papier sur le thème de la dissidence sonore ?
19 septembre 2011, 11:35   Re : Socialisme et bruit
La transe citoyenne ?
Il est vrai que la" transe sans danse" ( hum ! ...) n'est plus à l'ordre du jour.
Utilisateur anonyme
19 septembre 2011, 11:36   Irrépressible nuisance
Citation
Éric Veron
Je voulais dire, tout simplement, qu'il y aurait quelque contradiction à vouloir imposer l'in-nocence à tout autre que soi-même.

Mais imposer l'in-nocence, n'est-ce pas justement la tâche que se donne toute éducation véritable, M. Veron ?

Citation
Orimont Bolacre
On dira que tous ces gens se trompent, qu'ils croient aimer le tintamarre et que l'on va leur ouvrir les yeux (ou les oreilles), leur faire re-prendre conscience que s'abandonner au bruit c'est mal et s'efforcer au silence c'est bien, que le monde feutré appelé de ses vœux par Renaud Camus est infiniment plus désirable que le monde rugueux du soi-mêmisme.

Vivre continument dans le bruit est évidemment nuisible, mais festoyer, ripailler, « s'abandonner au bruit », pour reprendre votre expression, lorsque cet abandon n'est ni quotidien ni trop prolongé, ne procure-t-il pas l'ivresse brève que l'homme du commun recherche et trouve dans l'illusion de détention de puissance, par fusion au bruit ? Et quoique la violation de l'interdit soit nécessairement et farouchement punie au sein de toute société, elle n'en reste pas moins nécessaire : aussi la fête est-elle cet excès permis par lequel l'individu se trouve dramatisé et, porté par l'ivresse de la puissance, de la transgression, réalise un mythe, du moins le rejoue, lequel mythe, suivant Roger Caillois, « représente à la conscience l'image d'une conduite [interdite] dont elle ressent la sollicitation »*. Freud reprenait déjà cette définition classique de la fête lorsqu'il écrivit, dans Totem et Tabou : « Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'un interdit. Ce n'est pas parce qu'ils se trouvent, en vertu d'une prescription, joyeusement disposés que les hommes commettent des excès : l'excès fait partie de la nature même de la fête ; la disposition joyeuse est produite par la permission accordée de faire ce qui est défendu en temps normal. »

En somme, puisque les instincts humains n'ont guère évolué, et quoique le rite — la fête — se soit dissociée du mythe qui le fondait, le cinéma s'étant approprié ce dernier, le besoin de violation de l'interdit par l'excès permis perdurera aussi longtemps que l'homme vivra en société. Le malheur est que, aujourd'hui, l'amplification du bruit des fêtes a atteint son faîte par des possibilités techniques qui les rendent manifestement plus nuisibles qu'autrefois — ce qui n'entame point leur nécessité, aussi âpre soit-elle.

C'est pourquoi je vous rejoins, Orimont, et pense avec vous que « tous ces gens » aiment vraiment le tintamarre, autant sinon plus qu'ils « croient [l']aimer » — j'irais même plus loin : ils l'aiment pour de légitimes raisons.

* Le mythe et l'homme
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