Citation
Didier Bourjon
Je crois au moins que vous ne doutez pas de ma lucidité sur ces questions, ni de ma détermination. Et au-delà, de la nôtre.
Bien sûr que non. Je suis tout à fait d'accord pour en parler. Je pense qu'il y a une erreur d'interprétation sur ces sujets, et je vais vous dire en quoi.
Les occidentaux bien-pensants comme BHL, partisans du droit d'ingérence, semblent penser que les peuples du Sud sont comme nous, à savoir qu'il aspirent à la démocratie et en sont capables, et que la seul embuche sur le chemin de cette réalisation démocratique réside dans la présence d'un dictateur à la tête de ces pays. Par conséquent, selon leur mode de pensée, il suffit de faire partir ce dictateur (par la force si nécessaire) pour que les pays arabes retrouvent une démocratie comparable à la nôtre, un peu comme l'Allemagne était revenue à la démocratie après la chute d'Hitler, ou que la RDA était redevenue démocratique après la chute du communisme.
Mon interprétation est différente. Je pense que s'il y a toujours eu des dictateurs à la tête des pays arabes, c'est avant tout à cause de problèmes structurels et non conjoncturels. C'est-à-dire que ce sont l'histoire, la religion, la culture de ces pays qui entraînent un terreau favorable à l'apparition de régimes autoritaires, et non la simple présence fortuite d'un dictateur à leur tête par les aléas de l'Histoire. Par conséquent, si on fait tomber le dictateur mais que les éléments fondamentaux de la société restent intactes, les structures dictatoriales se reconstitueront. Bien sûr que la plupart des Hommes aspirent à la liberté, mais en sont-ils vraiment capables ? Ne désirent-ils pas seulement l'illusion de la liberté ? En plaçant les islamistes en tête des élections en Tunisie, en laissant le CNT proclamer l'application de la charia, les peuples arabes ne font que confirmer mon analyse : les révoltes contre Kadhafi et Ben Ali illustraient la volonté d'une illusion de liberté, mais l'aspiration à la charia montre quant à elle qu'en refusant de séparer le politique du religieux, les peuples arabes se placent dans une configuration qui ne permet pas l'apparition d'une liberté réelle. Dès lors, les efforts en vue de venir en aide à ces populations risquent d'être nuls et non avenus.
De deux choses l'une : soit les Libyens sont capables de la démocratie par eux-mêmes, et dans ce cas ils n'avaient pas besoin des occidentaux pour les débarrasser de Kadhafi. Soit ils en sont incapables, et renverser le dictateur ne sert à rien car Kadhafi ou un autre, le résultat sera le même. Regardons le chemin qu'ont déjà pris l'Irak et l'Afghanistan… Qui peut dire que les interventions américaines ont été des succès ? La situation dans ces deux pays illustre à merveille ce que je viens de dire.
Il y a, depuis la Révolution française, conflit entre ceux qui pensent que les Droits de l'Homme sont universels et doivent être mis en place partout, et d'autres qui considèrent que les Hommes sont toujours esclaves de leur milieu, de leur civilisation, et qu'aucun droit universel ne peut s'appliquer de façon légitime. Je suis, pour ma part, dans une position plus nuancée. Je pense que oui, les Droits de l'Homme sont un idéal à atteindre dans le sens ou la démocratie, la non-discrimination, la laïcité, la raison, la liberté de pensée et d'expression sont supérieures au clanisme, à la pensée magique, au droit divin, à l'absolutisme, à la violence, l'obscurantisme, la corruption, etc. Mais ça n'est pas parce que ces valeurs sont supérieures dans l'absolu qu'elles peuvent, concrètement, être mises en pratique partout. Les conditions culturelles, historiques et religieuses propres à chaque peuple font que ces valeurs universelles et humanistes ont plus ou moins de chance d'apparaître et de se maintenir selon les peuples, les endroits et les époques. Un bon exemple en est l'application de la démocratie en Afrique. Pour qu'une démocratie soit efficace, il faut qu'elle s'applique au sein d'une société dans laquelle les gens vont voter pour tel ou tel candidat en fonction de ses idées et non de son origine. En Afrique, où la mentalité clanique est encore très présente, l'application de la démocratie à l'occidentale ne peut produire que de l'ethno-mathématique (comme le montre Bernard Lugan) qui fait que chaque électeur vote pour le candidat de sa propre ethnie. On a donc une perversion totale de l'idée démocratique car on applique un système dans un ensemble au sein duquel les conditions pour que ce système fonctionne ne sont pas réunies. Même chose pour les dictatures arabes.
Il ne suffit pas de chasser un dictateur ou d'organiser des élections libres pour qu'une démocratie puisse se maintenir. Tout comme un analphabète ne va pas se mettre à savoir écrire par magie sous prétexte qu'on lui donne du papier et un stylo...