La suite ...
Apparemment sa nouvelle humeur était variable. L'abolition du régime parlementaire de la Troisième République, en juin 1940, l'enthousiasme. Après 60 ans, écrit-il dans son journal, la France a finalement été délivrée « du joug du parti radical et anticlérical (professeurs, avocats, Juifs, francs-maçons). » Le remplacement de la démocratie par un système autoritaire basé sur des valeurs catholiques avait longtemps été son idéal. Il connaissait le Maréchal Pétain, qui avait voté en faveur de son élection à l'Académie française, en 1935. Par ailleurs, il désapprouvait la collaboration sans réserve avec l'Allemagne, telle que la recommandaient certains catholiques. Dès ses premières années de septuagénaire, Claudel s'était retiré dans sa maison de campagne en zone non occupée.
Le 6 octobre 1940, Paul-Louis Weiller est arrêté, sur base d'une accusation montée de toutes pièces. Claudel se rend à Vichy pour intercéder en sa faveur, mais sans résultat. Peu après, la citoyenneté française de Weiller lui est retirée et ses biens sont confisqués ; libéré de prison, il parvient à s'enfuir à New York. Le 27 décembre, Claudel publie une ode à Pétain, le présentant comme le sauveur national et presque comme un saint personnage. Lors d'une interview, après la guerre, il expliquera son enthousiasme pour Pétain en utilisant l'expression : « il m'a roulé. »
Quoi qu'il en soit, le 24 décembre 1941, Claudel écrit au Grand Rabbin de France pour exprimer « le dégoût, l'horreur, et l'indignation que tous les Français décents, et particulièrement les catholiques, éprouvent à l'égard des injustices, des spoliations, et de tous les mauvais traitements dont nos compatriotes juifs sont maintenant victimes. Les catholiques, conclut-il, ne pourront jamais oublier qu'Israël est toujours le fils aîné de la promesse [de Dieu], comme il est aujourd'hui le fils aîné de la souffrance. » Le titre d'"Ambassadeur de France" [en français dans le texte], après sa signature, s'ajoutait à cet acte de courage civil. Quand la lettre fut publiée, les autorités de Vichy, qui suspectaient Claudel d'avoir facilité la fuite de Weiller à l'étranger, perquisitionnèrent soigneusement sa maison, et le mirent sous surveillance. En septembre 1944, conformément aux contorsions et aux retournements de cette période tourmentée, Claudel publia une ode à de Gaulle, aussi embarrassante par son obséquiosité ampoulée, que son ode antérieure à Pétain.
Claudel fut l'un des premiers à comprendre que l'Holocauste était un événement qui ne ressemblait à aucun autre, une tache éternelle sur l'Europe chrétienne. Mais il pensait également qu'il pouvait y avoir quelque chose de "providentiel" dans cet événement, une "efficacité rédemptrice". Jusqu'à la fin de sa vie, il réfléchit, à sa manière de visionnaire, au "mystère d'Israël" et à sa "vocation". En tout cas, son soutien de l'État d'Israël fut réel, et il témoigna d'une inversion complète de l'animosité envers les "poux à visage humain", dont il avait jadis été possédé. Cependant, la place des juifs dans le monde moderne est demeurée, pour lui, problématique. Les Juifs étaient un peuple à part, mais également "oecuménique", propriétaires de la Terre Sainte, non en vertu de quelque lien ou droit historiques, mais comme ambassadeurs de l'humanité, porteurs « d'un message adressé à l'homme tel qu'il sortit, pur, des mains de son créateur. » [Selon lui], même pour quelqu'un qui tente sincèrement de se mesurer à la signification des événements de son temps, les Juifs ne devraient évidemment pas être considérés comme des êtres humains semblables aux autres, mais comme les agents d'autres desseins, tantôt inférieurs, tantôt sublimes.
Le sauvetage du Mufti
« Nous haïssons la France – elle est l'ennemie de l'Islam et de la religion parce qu'elle est gouvernée par des athées et des Juifs. » Ainsi parlait un propagandiste nationaliste arabe, parmi beaucoup d'autres, sur Radio-Rome de Mussolini, en 1938. Sur une thématique similaire, un tract, diffusé dans toute l'Afrique du Nord, contenait ces mots : « Le Juif se nourrit de vous [les Arabes] comme la vermine se nourrit des moutons ; La France le protège ; il est l'agent de la France, l'instrument de la France. L'Allemagne arrête et poursuit les Juifs, et elle confisque leurs biens. Si vous n'étiez pas les esclaves de la France, vous pourriez faire la même chose. »
L'effondrement de la France, en 1940, et son occupation subséquente par l'Allemagne, ont mis fin à l'autorité morale et politique du pays en tant que puissance impérialiste. Bien qu'en tant que chef des Français libres, le général de Gaulle ait prononcé un discours promettant l'indépendance aux colonies et pays sous mandat français au Moyen-Orient, il s'agissait d'une promesse qu'il n'avait évidemment pas l'intention de tenir de sitôt. Néanmoins, les nationalistes arabes d'Afrique du Nord et du Levant se considérèrent comme invités à se rebeller et à prendre le pouvoir.
Le 8 mai 1945, jour qui marquait la victoire des Alliés en Europe, des Algériens se mutinèrent dans la ville provinciale de Sétif. Plus de 100 Français furent tués et autant blessés. Au cours des représailles qui suivirent, au moins 6 000 Algériens trouvèrent la mort. Dans le même temps, la loi et l'ordre volèrent en éclats en Syrie et au Liban. Plus de 400 Syriens furent tués, et le parlement de Damas fut détruit. Les troupes britanniques, temporairement postées en Syrie et au Liban, en raison de la guerre, ordonnèrent aux unités françaises, beaucoup plus faibles, de rentrer dans leurs casernes, faisant fi, dans les faits, de l'autorité française, et accordant l'indépendance aux deux pays. À l'Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères français, Georges Bidault, mit en garde les Anglais en citant un slogan latin : Hodie mihi, cras tibi aujourd'hui, c'est mon tour, demain, ce sera le tien.
Ce même mois, Haj Amin al-Husseini, le célèbre mufti de Jérusalem, avec sa suite de quelque seize collaborateurs et l'officier qui lui était assigné par la Gestapo nazie, quitta ce qui avait été la Silésie sous occupation allemande, et se réfugia en Suisse. L'asile lui ayant été refusé, lui et son entourage se retrouvèrent aux mains des autorités françaises.
Haj Amin porte la responsabilité du rejet de toute idée de partage de la Palestine entre les Arabes et les Juifs, et celle d'avoir précipité la révolte arabe de 1936, au cours de laquelle périrent beaucoup de Britanniques, de Juifs et d'Arabes. Avec la connivence des Français, il s'enfuit au Liban, en 1938, et continua à participer au coup d'État anti-britannique de 1941, en Iraq, avant de se réfugier finalement à Berlin. Des photographies du temps de guerre le montrent, en longs vêtements cléricaux et enturbanné, en compagnie de Hitler, de Goebbels, de Himmler, et d'Eichmann, tant en privé, qu'au cours de manifestations publiques, y compris lors d'une visite à Auschwitz [4]. Après l'invasion alliée de l'Afrique du Nord, en novembre 1942, et la prise de Vichy par les Allemands, en France, Haj Amin pressa Hitler d'utiliser les populations locales de ces deux pays, pour briser « la domination judéo-anglo-saxonne. » Il constitua également une division musulmane bosniaque pour les SS, acte pour lequel les Américains, les Anglais et les Yougoslaves exigèrent son extradition comme criminel de guerre.
Le 11 mai 1945, le ministère de l'intérieur fit savoir au Quai d'Orsay que Haj Amin était considéré comme « le cerveau de l'espionnage allemand dans tous les pays musulmans. » Le jour suivant, l'ambassade de France au Caire confirma ce qui devait devenir la ligne à suivre. « Le mufti a certainement trahi la cause alliée, disait le télégramme. Mais il a surtout trahi la Grande-Bretagne, sans que cela nous affecte directement. Apparemment, donc, rien ne nous oblige à prendre à son égard une sanction qui pourrait nous nuire dans les pays arabes. » Le point essentiel était que Haj Amin avait entre ses mains l'avenir de la Palestine, à un moment où « le problème de la Palestine reste ouvert. »
Le 18 mai, dans une note estampillée "Urgent", Jean Chauvel, alors secrétaire général du Quai d'Orsay, confirmait au ministre de la guerre que Haj Amin était « capable de s'imposer à la communauté musulmane. » Le 23 mai, Chauvel informait les ambassades concernées que, « malgré les accusations très lourdes qui pèsent sur lui, Haj Amin doit être traité avec considération. » La raison invoquée était son "prestige religieux". Une note non signée, en date du 30 mai, apparemment de l'écriture de Chauvel, affirme que, « au moment où la politique [des Anglais] […] tend à nous évincer complètement de la Syrie, nous devons nous servir de la forte personnalité qui est tombée entre nos mains, et, par dessus tout, refuser de la livrer à nos amis anglais. »
Haj Amin fut logé dans une villa de la banlieue de Paris. Il avait avec lui deux secrétaires et un cuisinier, fournis par la mosquée de Paris. L'intermédiaire du Quai d'Orsay's, Henri Ponsot, ancien haut commissaire et ambassadeur en Syrie, fut impressionné par « un certain air de dignité et de grâce aristocratique » du mufti, ainsi que par son intelligence et la correction de son français. Quant aux crimes de guerre, Haj Amin prétendait qu'il n'avait pas eu connaissance de l'existence des camps d'extermination et n'avait jamais entendu parler de "Karl Hichman" (version déformée par Ponsot, du nom d'Adolf Eichmann). En signe d'approbation, Ponsot répercuta le point de vue de Haj Amin, selon lequel, puisque la Grande-Bretagne était incapable de « se détacher de l'influence exercée sur sa politique par le monde juif », la France et les États arabes devraient parvenir à un accord pour décider de l'avenir de la Syrie et de la Palestine. Ce que Haj Amin offrait, relatait Ponsot, le 26 juin, était soit une collaboration "positive", en échange de laquelle il promettait de calmer l'agitation arabe générale à propos de la Syrie, soit – ce qui était presque aussi bien - une collaboration "négative", auquel cas il provoquerait des crises en Palestine, en Égypte, en Iraq, et en Transjordanie, « au bénéfice de notre politique » (ces mots de Ponsot sont légèrement effacés sur le document.)
À fin du mois de juillet, Haj Amin fut transféré dans une maison de campagne confortable, dans laquelle il pouvait recevoir des visiteurs, se promener dans le parc, sous surveillance, et visiter Paris, où le couturier Lanvin lui confectionna un costume civil. Les documents laissent supposer qu'il bénéficia d'une aide financière et matérielle, dans une atmosphère de bonne volonté croissante. Le 14 août, rendant compte au Quai d'Orsay d'une visite qu'il avait rendue au mufti, Louis Massignon, le savant orientaliste le plus distingué de France, ne put s'empêcher de confier qu'ils avaient parlé arabe ensemble et qu'il s'était adressé au mufti en l'appelant za'imna, notre chef. Haj Amin, écrit Massignon, « est persuadé qu'il peut mettre en oeuvre une coopération franco-arabe durable », et il a demandé la permission de rencontrer des diplomates arabes, car « le temps presse, si les sionistes attaquent. »
Au ministère, on a déjà envisagé de laisser libre Haj Amin. Si les Anglais insistent pour le juger, commente Chauvel, en octobre, « nous serons probablement obligés de faire passer l'intéressé ['party' dans le texte, NdT] directement en Suisse. » En avril 1946, la presse française publie une déclaration inspirée par les autorités, selon laquelle le gouvernement n'empêchera pas le départ de Haj Amin pour un pays arabe. Saisissant l'allusion, ce dernier s'envola de l'aéroport d'Orly vers le Caire, à bord d'un avion de la TWA. Sous le nom d'un serviteur qui l'avait accompagné en Allemagne nazie, et vêtu de son nouveau costume de chez Lanvin, il voyagea avec un faux passeport syrien. Une fois au Caire, il a donna régulièrement des interviews à des membres de la légation française locale, qui louèrent son « intérêt tout à fait particulier pour l'activité culturelle française », non sans émettre certaines réserves à propos de sa loyauté.
La 11 octobre, Haj Amin adressa des remerciements officiels au gouvernement français pour son hospitalité et l'approbation tacite de son évasion. Dans une annexe restée secrète, il revint sur son thème préféré : les gouvernements britanniques et américains sont aux mains des Juifs, exactement comme cela avait été le cas en Allemagne, « où, à la faveur de la simplicité naturelle des dirigeants, les Juifs, avant l'avènement de Hitler, s'était emparés de tous les leviers du pouvoir. » Maintenant, disait-il aux Français, il y a une chance pour « votre civilisation, votre spiritualité, et votre libéralisme », de parvenir à un accord avec les Arabes.
Du Caire, Haj Amin se rendit au Liban. Toujours en contact avec les officiels français, il fit de son mieux pour orchestrer sa politique "négative" de violence à l'encontre de l'État naissant d'Israël, une politique qui, depuis, a aggravé la ruine des Arabes palestiniens et a plongé le Moyen-Orient dans la souffrance.
Louis Massignon
Pour ses contemporains, Louis Massignon a redonné vie à la croyance que la France était bien "une puissance musulmane", et que le devoir des Juifs était de s'adapter aux conceptions que d'autres peuples avaient d'eux. Né en 1883, Massignon était un désaxé particulièrement brillant, un affabulateur doté d'une personnalité assez forte pour persuader ses interlocuteurs que les caprices de son imagination correspondaient aux fluctuations du monde réel. Il sema, du haut en bas du Quai d'Orsay, une mystification qui eut des effets durables.
Avant la première guerre mondiale, Massignon avait étudié les langues du Moyen-Orient, au Caire et à Bagdad, et avait entrepris la recherche qui lui valut un professorat au Collège de France et une réputation croissante d'orientaliste. Le thème spécifique de sa recherche, en tant qu'universitaire, était Mansur al-Hallaj, un mystique shiite médiéval torturé à mort pour hérésie, à Bagdad, en 922. Un ami espagnol de Massignon, Luis de Cuadra, l'initia à la débauche homosexuelle du Caire. Aussitôt après, consumé par le remords, il eut une épiphanie religieuse, une vision de ce qu'il appela « le feu divin. » Il croyait aussi avoir une vocation religieuse qui serait sanctionnée par le martyre, comme ce fut le cas de Jésus et d'al-Hallaj [ce dernier fut crucifié, lui aussi. NdT.].
Son mariage empiéta à peine sur les voyages incessants de Massignon, ou sur son travail. Paul Claudel, son ami de longue date et témoin à son mariage, lui écrivit de Prague, le 8 février 1911 : « Vous feriez un agent incomparable. J'ai passé le mot à mon ami Berthelot, à qui je dois vous présenter un jour. » Bien que les dossiers de Massignon au Quai d'Orsay restent clos, ce qui est du domaine public suffit à prouver qu'il a effectivement officié comme une espèce d'ambassadeur itinérant, engagé dans un travail secret et confidentiel. Vaguement identifié comme chef d'une "mission scientifique", il voyageait avec un passeport diplomatique. L'Algérie, le Maroc, et la Syrie faisaient partie de ses sujets de préoccupation spéciale, et, dans un de ses livres, il admettrait avoir « navigué sous un faux pavillon, à Damas, de 1920 à 1945. »
En 1917, en tant que membre de la mission Georges-Picot, Massignon se trouvait là quand les Anglais prirent Jérusalem et y pénétrèrent. Ce fut aussi, nous l'avons vu, le cas de Lawrence [d'Arabie]. Conversant l'un avec l'autre en arabe, ils se ressemblaient : de même que Lawrence soupçonnait toujours le pire de la part des Français, Massignon soupçonnait toujours le pire de la part des Anglais.
Pour Massignon comme pour Claudel, les Juifs étaient un "mystère théologique" qui guidait leur dialogue privé avec Dieu, à l'avantage final présumé du christianisme. Il prit son temps pour décider de quelle manière le sionisme entrait, ou n'entrait pas dans son schéma catholique des choses. Le travail de la terre pourrait être rédempteur pour quelques Juifs prolétaires, mais, en toile de fond, il avertissait, dès 1920, que « l'horrible Israël des cosmopolites, des banquiers dépourvus de patrie qui leur fût propre, ont exploité l'impérialisme anglo-saxon […] en nous dévorant jusqu'à l'os. » Visitant Jérusalem et Tel Aviv, en 1934, il détectait « des interventions financières puissantes » qui, seules, permettaient au sionisme de survivre. La conviction s'est cristallisée en lui que seul "un bloc franco-islamique" pourrait sauver la Terre Sainte, et, en fait, l'Orient dans sa totalité.
Dans un article de 1939, Massignon déplorait la manière dont « des Ashkenazim germanisés s'étaient emparés de la question palestinienne, avec la technique parfaite et implacable du plus exaspérant des colonialismes : en poussant lentement les 'indigènes' arabes vers le désert. » Lorsque la guerre éclata, il travailla sous les ordres de Giraudoux, comme responsable de la propagande en direction des pays musulmans. Son état d'esprit d'alors se reflète dans une remarque faite à un élève fervent qui s'était converti à l'Islam : « Mon pays, c'est le monde arabe. » Dans le même esprit, il avait jadis écrit à Claudel : « C'est en arabe, sans aucun doute, qu'il plaît à [Dieu] que je Le serve, un jour. » Par mortification, il jeûnait durant le Ramadan.
Après la guerre, Massignon fit campagne, avec une fureur passionnée, contre la création de l'État d'Israël. Tout accord conclu avec des sionistes est intrinsèquement mauvais le foyer national juif est « une imposture, dont nous ne devons pas être complices , et servira seulement à bouleverser notre Afrique du Nord. ». N'étant pas réellement une nation, la Communauté juive « ne signifie rien, sauf si elle vit par la spiritualité ; et si cette spiritualité est exclusiviste, comme elle essaye de s'affirmer à l'encontre des Arabes musulmans, ce sera une catastrophe. » Massignon fonda un comité pour aider au soutien de cette cause, et surtout pour que les lieux saints restent entre des mains françaises catholiques. Dans une longue polémique éditée, il maintint que l'accusation infamante de crime rituel, qui prétend que les Juifs ont besoin de sang chrétien pour leurs rites, avait un fondement historique authentique [5].
Le vote des Nations unies, en novembre 1947, favorable au partage [de la Palestine] au succès duquel le Quai d'Orsay avait contribué consterna Massignon. Ses fréquents articles dans des publications catholiques comme Témoignage Chrétien et L'Aube furent de plus en plus saturés de bigoterie et d'hystérie politique. Selon lui, la reconnaissance chrétienne ou musulmane d'Israël n'avait aucune valeur légale. "L'État-sans-Messie d'Israël" avait été créé aux dépens des Arabes, qui furent « victimes de la technologie répugnante des Yankees. » Obsédé par la Vierge Marie, Massignon insistait sur le fait que « le monde ne connaîtra jamais une paix juste tant qu'Israël [ c.-à-d., les Juifs] ne reviendra pas sur son rejet de la mère de Jésus. » Alors qu'il visitait l'État d'Israël, en février 1949, il eut le « coeur transpercé par l'ignominie des Juifs. » Fâché, Claudel rompit l'amitié de toute une vie, et nota dans son journal intime que Massignon « avait déraillé, comme d'habitude. »
En 1950, au Caire, la ville où il avait découvert son homosexualité, Massignon reçut les saints ordres et devint prêtre de l'église orientale melkite. Après sa mort, en 1963, nombre de ses collègues du Quai d'Orsay déplorèrent la perte d'un génie. Alors, et toujours depuis lors, l'enseignement de Massignon et son sens de la mise en scène ont contribué à ancrer le Quai d'Orsay dans sa tendance collective à favoriser les Arabes et dans son opinion qu'il est mieux équipé pour définir les Juifs et pour leur dicter la marche à suivre, que ne le sont les Juifs eux-mêmes.
« Un exemple pernicieux et un grand péril »
Nominalement vainqueur de la seconde guerre mondiale, la France était, en réalité, davantage comme l'un des [pays] vaincus. Sa position dans le monde a dû être reconstruite pratiquement de zéro. On peut en dire autant du Quai d'Orsay.
En 1945, quelque 100 à 200 anciens soldats français, ou membres de la Résistance ont été admis dans la "carrière" sans examen. Cette année vit également la création de l'École Nationale d'Administration (ENA) [en français dans le texte], dont le but était de former des fonctionnaires ; par la suite, un petit nombre de ses diplômés devinrent des diplomates. En théorie, c'était une nouveau mode opératoire, mais, en réalité, l'ancien état d'esprit institutionnel avait survécu, intact. Pour ce qui est du Moyen-Orient, le sionisme fut, plus que jamais, considéré comme un danger pour ce qui, autrement - les diplomates français en étaient convaincus - serait une relation sans heurt et équitable avec les pays arabes.
Il y a de nombreuses attestations de cette attitude persistante. Comme l'historien Jean-Baptiste Duroselle l'a fait observer, de manière euphémique, le premier ministre des Affaires étrangères d'après-guerre, Georges Bidault, n'était « pas insensible aux arguments des islamistes du Quai d'Orsay. » Christian Pineau, le ministre des Affaires étrangères suivant, bien disposé envers Israël (et se trouvant être, par hasard, le gendre de Jean Giraudoux), devait écrire franchement, dans son autobiographie, que la politique moyen-orientale du Quai d'Orsay était motivée par un antisémitisme « plus ou moins conscient. » Chauvel, le secrétaire général, avait coutume de mettre en garde les journalistes contre Pineau et de faire tout son possible pour contrecarrer les initiatives du ministre. Dans ses propres mémoires, Chauvel émet la remarque révélatrice qu'à la fin de la guerre, les « Juifs et les communistes, autrefois parias, et d'ailleurs expulsés ou vivant dans la clandestinité, ont été réintégrés, avec honneur, dans la communauté [nationale]. »
Les archives mettent pareillement en lumière les tendances du Quai d'Orsay. Au début de 1945, un comité fut créé « pour examiner les différents problèmes posés par la question juive. » Le comité semblait être un reliquat de Vichy. Son Président, Henri Ponsot, considéré comme l'une des autorités les plus éminentes du département pour les problèmes du Moyen-Orient, invitait régulièrement le mufti, Haj Amin, pour le flatter et l'encourager. L'Holocauste et ses conséquences apparaissent dans les archives uniquement dans un style biaisé et euphémique. Voici, par exemple, un extrait d'un rapport du 15 avril 1945 sur les perspectives d'après-guerre :
Il est probable que beaucoup d'Israélites qui ont été obligés, suite à l'une ou l'autre pressions, de quitter leur pays d'origine ou leur résidence, ne voudront pas y revenir. On peut se demander si, d'une part il, pourrait être utile d'inclure dans les traités de paix des clauses de minorité en faveur des Israélites, et si, d'autre part, il serait souhaitable de favoriser, de manière ou d'une autre, leur installation en Palestine, ou dans un autre territoire à décider.
Le Comité concluait rapidement que le sionisme faisait face « à des obstacles insurmontables » et que la Palestine n'était pas le bon endroit pour un État juif.
Les sionistes avec lesquels les diplomates français étaient en contact sont vilipendés, ou traités avec condescendance, dans divers documents. De David Ben Gourion, il est dit qu'il est « dévoré d'ambition. » Dans le coin supérieur droit d'un dossier personnel qui lui est consacré, figurent les mots suivants, écrits à la main : "Nationalité : Juif". Le dossier de Moshe Shertok (appelé plus tard Sharett) porte la même mention, et une note séparée indique : « Comme tous ses compatriotes il est extrêmement doué comme journaliste de propagande, mais beaucoup moins en tant que politicien. » Abba Eban « a l'art de jouer les outragés et de travestir les faits. » De Menachem Begin, le consul français à Haïfa, Pierre Landy, écrit : « d'allure modeste, il a les dehors humbles d'un petit négociant. »
Les représentants officiels français au Caire et à Beyrouth, à Damas et à Amman, insistaient de plus en plus instamment sur le fait que tout soutien au sionisme ou à l'État naissant d'Israël entraînerait une aggravation du nationalisme arabe, et donc nuirait aux intérêts français. Les problèmes moraux, le bien et le mal, n'entraient pas en ligne de compte ; le pouvoir était le [seul] enjeu. Armand du Chayla, ministre au Liban, comparait l'État juif à venir au Japon en temps de guerre ; sa « volonté de puissance exacerbée » devait fatalement mener à une catastrophe identique. D'autres, dans le département, fondaient leur argumentation sur la prétendue nécessité de protéger la présence culturelle et religieuse de la France en Terre Sainte.
Bien que la France ait finalement voté en faveur du partage [de la Palestine], elle avait pris, au préalable, toutes les mesures diplomatiques dont elle disposait, aux Nations unies et ailleurs, pour éviter, ou retarder le vote. Alexandre Parodi, son délégué à l'ONU devait expliquer plus tard que son pays avait été motivé par le désir de maintenir de bonnes relations avec le monde arabe. Si c'est le cas, son vote final en faveur du partage était un simulacre ; ou bien, comme un officiel anonyme du Quai d'Orsay le précisait, par écrit, au ministre des Affaires étrangères, la France était maintenant une "république bananière", incapable de tenir ferme contre la Grande-Bretagne (qui s'était abstenue lors du vote).
Dans une page de son journal intime du 29 juin 1948, six semaines après qu'Israël eut proclamé sa souveraineté nationale, Vincent Auriol, alors Président de la République [française], faisait référence à une réunion avec Parodi. Ce dernier était maintenant d'avis qu'un État juif au sein du monde arabe était une garantie de stabilité, et donc dans l'intérêt de la France, mais que ces sujets devaient être traités de manière à éviter tout ce qui pourrait apparaître comme une défaite des Arabes. Nul doute que sur base d'une telle considération, la France refuserait la reconnaissance de facto d'Israël jusqu'en janvier 1949, et repousserait la reconnaissance de jure à quatre mois plus tard. Tels étaient les tergiversations et les aveuglements dans lesquels la politique avait sombré.
René Neuville fut consul général à Jérusalem, de 1946 à 1952. Indéniablement intelligent, il était aussi étroit d'esprit qu'il était sincère. Son incapacité à accepter l'idée d'un État juif constitue un cas d'école de la formation de la politique au sein du Quai d'Orsay.
Les Juifs, écrivait Neuville dans une longue dépêche en date du 12 avril 1947, sont « racistes jusqu'au bout des ongles [...] tout autant que leurs persécuteurs allemands et malgré leurs prétentions démocratiques. » Depuis l'époque biblique, ils se sont efforcés de s'imprégner de l'idée qu'ils sont un peuple choisi de Dieu, et cela a nourri une xénophobie et un fanatisme qui ne peuvent pas être attribués au seul sentiment national. La presse sioniste, ajoute-t-il plus loin, « présente, sans le moindre doute possible, les traits héréditaires d'une mentalité totalement orientale. » En aucun cas, les Juifs ne devraient être autorisés à exercer quelque contrôle que ce soit sur les lieux saints, et la souveraineté nationale devrait leur être refusée.
Dans un rapport tout aussi caractéristique, daté du 4 avril 1948, Neuville prévenait que la fondation d'un État juif signifierait la mort de tous les espoirs placés dans l'ONU, une victoire « de l'obscurantisme sur l'instruction […] un exemple pernicieux et un grand péril. » En même temps, Neuville prévoyait une victoire arabe dans les hostilités à venir, bien qu'il craignît que celle-ci ne cause le danger d'un plus grand militantisme arabe en Afrique du Nord française.
En avril 1950, Neuville accompagna son supérieur, Jean Binoche, pour une visite d'une semaine en Israël. Dans une note au Quai d'Orsay, Binoche disait de Neuville : « il est susceptible, emporté et amer, mais il a une ardeur dont je ne peux trouver beaucoup d'exemples parmi les gens de notre maison. » Il recommandait de garder Neuville en poste, ajoutant l'idée qu'on devrait le faire venir à Paris pour un entretien, en même temps que les ambassadeurs en Israël et en Jordanie. « Aujourd'hui, à en croire Binoche, mélancolique, il est indispensable que le département définisse clairement la ligne politique française. »
Exploiter son avantage
Le coup d'État fomenté au Caire, en 1952, par Gamal Abdel Nasser et d'autres officiers dits "libres" transforma le nationalisme arabe et le panislamisme en causes populaires. Tour à tour, dans les pays arabes, et particulièrement dans l'ensemble de l'Afrique du Nord française, les prétendants au pouvoir eurent tôt fait d'imiter Nasser. L'un d'eux était le Front National de Libération, en Algérie.
En novembre 1954, une série d'actes terroristes violents annonçaient l'ouverture de la campagne du FLN pour l'indépendance. La radio de Nasser, la Voix des Arabes, incitait régulièrement le FLN ; ses chefs avaient leur quartier-général au Caire et Nasser leur fournissait clandestinement des armes. Le conflit, qui sévit durant huit années sanglantes, amena la France au bord de la guerre civile et causa le retour au pouvoir du général de Gaulle. En attendant, les hauts et les bas de la politique française eurent des répercussions, imprévues mais dramatiques, qui affectèrent la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique.
Cible principale de Nasser et du nationalisme arabe, Israël se découvrit soudain des intérêts communs avec la France ou plutôt avec certains décideurs français. Aussi, le ministère de la défense et les chefs des forces armées collaborèrent sans réserve avec Israël, persuadés de contribuer, de la sorte, à renverser Nasser et à préserver l'Algérie française. Indépendamment de quelques publications catholiques hostiles, les médias manifestaient également leur soutien à Israël, et de même, l'opinion publique dans son ensemble. Un sentiment de culpabilité pour les déportations du temps de la guerre était un ingrédient de l'amalgame, ainsi que l'admiration pour l'esprit d'autodétermination d'Israël. Tout cela constituait une répudiation ouverte mais partielle du Quai d'Orsay et de son pro-arabisme invétéré.
Les ventes d'armes étaient le seul élément qui donnait à la France quelque importance au Moyen-Orient. D'un point de vue israélien, il était urgent des se procurer des avions, des chars et de l'artillerie lourde pour empêcher Nasser d'exploiter la marge de supériorité militaire que lui avait conférée l'Union soviétique. Tandis que les États-Unis et la Grande-Bretagne se réfugiaient derrière une déclaration de ne pas fournir d'armes aux belligérants de la région, les fabricants français et le ministère de la défense se hâtèrent d'équiper Israël. De son côté, le Quai d'Orsay fit ce qu'il pouvait pour carrément bloquer des ventes, ou pour s'assurer que les livraisons étaient trop minimes pour être efficaces.
L'affrontement interministériel avait des airs de conspiration, sur ce point. Pierre-Étienne Gilbert, ambassadeur en Israël, de 1953 à 1959, et qui constituai une exception notable parmi ses collègues, fut le premier diplomate français à admirer ouvertement l'État juif. Gilbert présenta les haut responsables de la défense d'Israël à leurs homologues de Paris : Maurice Bourgès-Maunoury, le ministre de la défense, et Abel Thomas, son chef d'état-major. Dans Comment Israël fut sauvé, Thomas rappelle : « nos querelles et nos chicaneries avec le Quai d'Orsay, et comment on convint que l'administration du Quai ne serait impliquée, en aucun cas », dans la politique concernant Israël. Comme c'était logique, le Quai d'Orsay réagit avec colère et frustration ; en mars 1956, Pierre Maillard, du département Afrique-Levant, informait un interlocuteur israélien que l'accord franco-israélien de fourniture d'armes était une aberration, et qu'il n'y avait aucun fondement à la coopération entre les deux pays.
L'accord de fourniture d'armes à l'Égypte par la Tchécoslovaquie, en septembre 1955, suivi de la nationalisation du canal de Suez, au mois de juillet [1956], furent des événements déterminants de la carrière de Nasser. Les gouvernements français et israélien avaient la même vision des choses : seule une guerre préventive pouvait éliminer le danger que Nasser représentait maintenant pour les deux pays. Le Premier ministre, Guy Mollet, entreprit de persuader les Anglais, qui hésitaient à se joindre à ce qui devint une véritable conspiration derrière la campagne de Suez, en 1956. Elle est résumée dans le conseil de Pineau, ministre des Affaires étrangères, au ministère de la défense : « Surtout, pas un mot au Quai d'Orsay ! »
Mais l'animosité et le secret, chez ceux qui prennent des décisions essentielles, n'aboutirent pas – ne pouvaient pas aboutir – à une coordination réussie. Comme c'était fatal, les États-Unis intervinrent, obligeant les Anglais et les Français à retirer leurs troupes d'invasion et contraignant Israël à évacuer le Sinaï et la Bande de Gaza. En 1957, dans un geste de compensation, la France accepta de construire pour Israël une usine d'énergie nucléaire, à Dimona, une installation plus moderne que tout ce que les Français eux-mêmes possédaient alors. À partir de là et par la suite, les relations entre la France et Israël se détériorèrent à un rythme inexorable.
Le fait que Nasser apparût comme le vainqueur politique de la campagne de Suez propulsa le nationalisme arabe au rang d'idéologie principale du Moyen-Orient. Le FLN allait évidemment obtenir le pouvoir en Algérie, et l'armée française, le perdre. En 1958, sortant de sa réclusion, de Gaulle, une fois de plus, joua le rôle de sauveur national. Alors même que la campagne de Suez marquait le début de la Cinquième République, elle transformait le conflit arabo-israélien en l'un des plus complexes problèmes internationaux.
Méthodiquement, le Quai d'Orsay entreprit le désengagement français d'Israël. En 1959, obtempérant au boycott économique arabe, il parvint à annuler un contrat pour l'assemblage, sous licence, de voitures Renault à Haïfa. L'année suivante, Ben Gourion rencontrait de Gaulle au palais de l'Élysée ; le Quai d'Orsay se donna beaucoup de mal pour faire en sorte que l'événement ne soit pas considéré comme une visite d'État, et pour que le drapeau israélien ne flotte pas sur l'hôtel de Ben Gourion.
Dans un rapport officiel présenté à de Gaulle, en 1963, Jean Chauvel écrivit qu'Israël faisait « montre d'un caractère hétérogène par rapport à tout ce qui l'entoure. » Cet euphémisme pour signifier l'aberrance israélienne menait à la conclusion que, puisque les bonnes relations franco-israéliennes « ne sont d'aucun profit pour la France, en Arabie » ['Arabia', sic, dans le texte. NdT], une collaboration plus étroite entre les Arabes et la France « n'est pas seulement acceptable, mais désirée. » Sous Maurice Couve de Murville, de longue date ministre des Affaires étrangères de de Gaulle et critique de la campagne de Suez (et partisan de l'indépendance algérienne), le Quai d'Orsay prit sa revanche sur les années Pineau en remettant à l'honneur, avec succès, sa vieille "politique musulmane", pour reprendre les termes des historiens Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey.
L'ennui c'est que la constitution de la Cinquième République avait remis la direction de la politique étrangère au président de la République, avec pour résultat que le rôle du Quai d'Orsay était réduit à l'activité de conseil et à l'administration. Toujours idiosyncratique, de Gaulle mit en œuvre une politique davantage fondée sur la personnalité que sur la réalité politique. Malgré les nombreux témoignages de son admiration déclarée pour Israël et ses réalisations, il est également vrai qu'il avait été influencé jadis par Charles Maurras, un ardent ennemi des Juifs. Quant aux Arabes, l'ambassadeur Gilbert cite de Gaulle comme ayant dit qu'ils étaient « toute passion, et parfois même déments. Que peut-on faire avec cela ? » Selon toute probabilité, sa conviction profonde était que les Juifs et les Arabes, comme qui que ce soit d'autre, devaient servir les objectifs qu'il leur avait assignés.
Surtout, de Gaulle aspirait à ce que la France ait le statut de grande puissance, et, dans ce but, il s'efforça de manoeuvrer entre les États-Unis et l'Union soviétique, jouant l'un contre l'autre et, par la suite, faisant sortir la France de l'OTAN. Son espoir était que cette marque de neutralité militante rassemblerait tout le tiers monde derrière lui. Pineau, ancien ministre des Affaires étrangères, résume l'opinion de beaucoup en faisant remarquer que de Gaulle éprouvait "une haine mortelle" pour les Anglais et les États-Unis. De plus en plus irrité de l'extension de la puissance des Américains au Moyen-Orient, de Gaulle suspendit l'aide à l'usine nucléaire d'Israël ; il joua au chat et à la souris en matière de ventes d'armes et d'avions à Israël ; et, après la signature d'un traité de paix avec l'Algérie, il donna pour instruction à son nouvel ambassadeur au Caire d'adopter « une attitude plus libérale envers Nasser. » Quand Abba Eban, le ministre des Affaires étrangères israélien, manifesta de l'inquiétude, début 1966, concernant les relations d'Israël avec la France, Couve de Murville, irrité, répondit : « Le général de Gaulle n'est pas obligé de vous taper sans cesse sur l'épaule pour vous rassurer. »
Commettant une série d'erreurs de calcul, politiques et militaires, Nasser précipita la guerre des Six Jours de 1967. Durant la période qui précéda la crise, la France décréta l'embargo sur les livraisons d'armes offensives au Moyen-Orient, une mesure qui affectait uniquement Israël. Lors d'une rencontre avec Abba Eban, de Gaulle avertit Israël qu'il ne devait pas être le premier à tirer. (« Ils n'ont pas écouté ! », s'exclamera-t-il avec colère et blessé dans son orgueil, quelques jours plus tard.) Il dit également au Premier ministre britannique, Harold Wilson, que l'Occident le remercierait un jour de ce que [son pays] soit demeuré « la seule puissance occidentale à avoir quelque influence sur les gouvernements arabes. »
Après la guerre, Roger Seydoux, aujourd'hui représentant permanent de la France aux Nations unies, ne tarda pas un instant à déclarer que la réunification de Jérusalem par Israël était « inopportune et dépourvue de base légale. » Les assurances israéliennes concernant le libre accès aux lieux saints « soulèvent des problèmes de souveraineté, auxquels nous ne pouvons pas rester indifférents. » Ce mois de novembre, de Gaulle fulmina, en public, que les juifs étaient « un peuple d'élite, sûr de lui et dominateur, et dévoré d'une brûlante ambition de conquête. » Au fort du scandale qui s'ensuivit, de Gaulle prétendit que ses généralisations abusives voulaient être des compliments.
En janvier 1969, réagissant aux détournements d'avion par des pirates de l'air palestiniens venus du Liban, les commandos israéliens firent exploser treize avions civils à Beyrouth. Personne ne fut blessé dans cette action, en grande partie symbolique. « C'est incroyable, cela n'a aucun sens, tonna pourtant de Gaulle. Ils s'imaginent qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent. » L'embargo fut désormais étendu à toutes les armes, défensives comme offensives. De ce fait, la France renonçait à toute l'influence qu'elle avait sur Israël (comme le penseur politique Raymond Aron, l'affirma alors, lors d'une polémique de grande ampleur). En attendant, René Massigli, hautement respecté en tant qu'ancien ambassadeur à Londres et, plus tard, en tant que secrétaire général du Quai d'Orsay, s'exprima, au nom de l'institution de politique étrangère, en ressassant, dans la presse, le bobard éculé selon lequel les Juifs français qui avaient soutenu Israël étaient coupables de dédoublement de loyauté.
Bien que de Gaulle ait, jadis, été méfiant envers le Quai d'Orsay, il finit par parler, lui aussi, de la France comme d'une "puissance musulmane". Dans ses mémoires, son jugement récapitulatif fut qu'« aucun état de choses, stratégique, politique, ou économique [au Moyen-Orient] ne durera s'il n'obtient pas un soutien arabe. » Mais son autosuffisance a laissé son pays enlisé dans la contradiction, les préjugés, et la rancune. François Mauriac, lauréat du Prix Nobel et gaulliste fervent, écrivait, en 1969 : « J'ai vu des gens que la politique du Général à l'égard de Jérusalem avait rendus fous. » Le Quai d'Orsay avait gagné, mais il n'en avait rien tiré.
Contradictions finales
À mesure que l'immigration arabe augmentait en France, les présidents français successifs poursuivirent la politique de de Gaulle, consistant à lier étroitement la France aux États arabes. Dans les décennies qui ont suivi la guerre de 1967, la France a sans cesse nourri l'ambition de diriger ce qui allait devenir l'Union européenne et de constituer un bloc assez puissant pour rivaliser avec les États-Unis. Dans cette optique, l'objectif principal au Moyen-Orient était de jouer le rôle de médiateur d'une paix qui donnerait satisfaction à ce que les Arabes exigent d'Israël, et éliminerait ainsi l'influence américaine.
Ménager ouvertement les Arabes entraînait des difficultés, tant pour les intérêts français, que pour les ressentiments arabes causés par la perte d'un patrimoine considéré comme glorieux. Néanmoins, des mesures furent prises. Elles comprenaient la quête de contrats pétroliers favorables, particulièrement au lendemain de la guerre de 1973 et de l'embargo de l'OPEP ; la vente d'avions de combat Mirage à la Libye, et la construction du réacteur nucléaire Osirak pour l'Iraq ; un vote aux Nations unies accusant Israël de commettre des crimes de guerre dans les territoires occupés ; le refus du droit d'atterrissage de l'aviation américaine pendant la guerre du Yom Kippour, en 1973 ; la permission, accordée à l'OLP, d'ouvrir un bureau à Paris, et la réception de Yasser Arafat au palais de l'Élysée ; et des initiatives diplomatiques pour protéger Saddam Hussein contre les conséquences de ses multiples agressions. À l'exception de l'ancienne Union soviétique, aucun pays n'a fait plus que la France pour favoriser la création d'un État de l'OLP, et pour mettre en danger, de ce fait, l'existence d'Israël.
Les politiques anti-Israël se renforcèrent sous les Présidents Georges Pompidou, qui fut en charge de 1969 jusqu'à sa mort subite, en 1974, et Valéry Giscard d'Estaing, son successeur. Le premier [Pompidou] n'était, selon toute probabilité, pas plus antisémite que son mentor, de Gaulle. De même, il se peut que le dernier [Giscard d'Estaing] n'ait eu aucune hostilité personnelle envers Israël ou les Juifs, pourtant, sa présidence, de 1974 à 1981, a accru le dommage à eux causé et la complaisance envers les Arabes. Dès le début de l'entrée en fonction de Giscard, et, à l'évidence, sur une directive émanant de lui, le Quai d'Orsay publia une déclaration influencée par l'OLP, stipulant qu'une paix juste et durable au Moyen-Orient devait satisfaire les aspirations légitimes des Palestiniens. Sans tarder, il envoya son ministre des Affaires étrangères, Jean Sauvagnargues, au Liban, pour une rencontre officielle avec Arafat ; le secrétaire général du Quai d'Orsay aida ensuite à l'installation du bureau de l'OLP à Paris. Au cours d'un incident plutôt mystérieux, Abu Daoud, un terroriste qui dirigeait le groupe responsable du meurtre des athlètes olympiques israéliens à Munich, fut arrêté pour meurtre, alors qu'il était à Paris, mais presque immédiatement relâché [et envoyé] en Algérie. Par la suite, Giscard invita Arafat pour une visite officielle à Paris.
La guerre de 1973 a approfondi les lignes de faille parmi les alliés occidentaux. Mettant les pays de la Communauté européenne en opposition avec les États-Unis, Giscard refusa d'annuler un accord concernant une usine nucléaire en Iraq et s'employa activement à prendre la place de l'Union soviétique affaiblie, comme principal fournisseur d'armes de l'Égypte et de la Syrie. Dans un style identique à celui de l'OLP, il critiqua la paix entre l'Égypte et Israël, scellée à Camp David, en 1978. L'analyste Maurice Szafran parla de "guerre ouverte" entre les Juifs de France et Giscard.
Les ministres des Affaires étrangères de cette époque ont uniformément soutenu la conciliation envers les États arabes. Le plus résolu de tous fut Michel Jobert, qui prit la direction du Quai d'Orsay, en 1973. Né au Maroc, il parle couramment l'arabe et a jadis écrit un roman, dont l'action se situe dans sa ville natale de Meknès, et qui met en scène des personnages juifs odieux. La politique étrangère de la France, a coutume d'expliquer Jobert, n'est pas pro-arabe, mais simplement « positive, ne faisant que refléter les justes intérêts de la France » dans la partie arabe du monde.
Succédant à Giscard, François Mitterrand - fasciste des années 30, fonctionnaire de Vichy, gaulliste, socialiste -, fut un homme politiquement, moralement, et personnellement corrompu. Sa présidence, de 1981 à 1995, porta l'empreinte de sa personnalité opportuniste et de son intelligence cynique. Rapidement, Mitterrand démontra ce que Le Monde devait appeler son « talent pour la ruse. »
Mitterrand avait jadis visité Israël, et maintenant il laissait entendre qu'il avait l'intention de rétablir de bonnes relations avec Jérusalem. Mais, comme le note son secrétaire, Jacques Attali, dans son journal publié (Verbatim), Mitterrand a couvert ses arrières en donnant l'ordre à deux de ses collaborateurs en matière de politique étrangère, Hubert Védrine (futur ministre des Affaires étrangères) et Claude de Kemoularia, de faire la tournée des ambassades arabes à Paris pour expliquer qu'un « bon contact entre la France et Israël sera dans votre intérêt. » L'approche biface de Mitterrand fut illustrée par sa condamnation de la destruction, par Israël, de l'usine nucléaire irakienne, en 1982, suivie d'un discours flatteur, à la Knesset, quelques mois plus tard ; ou encore par sa proposition en l'air d'une fédération, réunissant la Jordanie, Israël et la Palestine arabe, qui était incompatible avec le rôle qu'il joua en préservant Arafat des conséquences de ses multiples campagnes de violence et de mutilation terroriste.
À l'aide d'équivoques caractéristiques, Mitterrand a soutenu le Quai d'Orsay comme le principal lobby pro-arabe et anti-Israël de l'Europe. Kemoularia, chargé des affaires confidentielles, avait des liens étroits avec l'Arabie Saoudite. Durant les trois premières années de la présidence de Mitterrand, le ministre des Affaires étrangères fut Claude Cheysson, dont l'hostilité envers Israël n'avait d'égale que son amitié avec des représentants de l'OLP comme Naïm Khader, à Bruxelles. « Ma condamnation du sionisme est catégorique », devait-il dire, un jour, lorsqu'il n'était plus ministre. « L'état d'Israël s'est créé contre la volonté du reste du monde. »
Roland Dumas a succédé à Cheysson, en 1984. Durant les trois mois où il a exercé sa fonction, Dumas a rendu visite à Arafat, à Tunis, où le chef de l'OLP avait trouvé refuge après son évacuation forcée de Beyrouth. Avocat, Dumas avait contribué à défendre Hilarion Capucci, un prêtre orthodoxe grec pris en flagrant délit de transport d'armes au profit de l'OLP, et il a joué un rôle dans l'opération consistant à faire en sorte que le terroriste Abu Daoud soit évacué en hâte du pays, dans les années 70. La piraterie aérienne, devait-il dire à un journal, en décembre 1984, « était le seul moyen qu'avait la résistance palestinienne de briser l'indifférence internationale. »
Sous Cheysson, le secrétaire général du Quai d'Orsay fut Francis Gutmann, parachuté au ministère après avoir exercé auparavant une fonction à la Croix-Rouge. Collègue de Jobert, il avait des qualifications impeccables d'arabisant. Plus tard, le poste revint à un autre arabisant influent, Bertrand Dufourcq, qui avait fait partie du personnel de Couve de Murville, Cheysson, et Dumas. Les documents de l'OLP saisis par l'armée israélienne, à Beyrouth, en 1982, ont prouvé que les diplomates français ou leurs informateurs à Tel-Aviv et à Damas, avaient divulgué des informations sur l'opération imminente d'Israël. En 1987, il est apparu que le Quai d'Orsay subventionnait un lobby arabe, le Cercle France-Pays Arabes. Il semble que ce soit en échange de telles faveurs, qu'après une autre visite officielle à Paris, en 1989, Arafat s'est résolu à déclarer que les clauses de la charte de l'OLP appelant à la destruction d'Israël étaient "caduques", nulles et sans objet. Comme les événements allaient le prouver, cette démonstration inattendue de la maîtrise du français [par Arafat] cachait une promesse creuse.
Actuel président de la France, Jacques Chirac, a commencé sa carrière dans les gouvernements de de Gaulle et de Pompidou, devenant Premier ministre sous Giscard, ainsi que sous Mitterrand, avant d'être élu président, en 1996. Au cours des multiples crises dans lesquelles a été plongé le Moyen-Orient durant sa présidence, Chirac a imité ses prédécesseurs en s'engageant dans une controverse avec les "Anglo-Saxons" - expression dans le style de Vichy, assez vague pour inclure les États-Unis, la Grande-Bretagne, et quiconque est perçu comme faisant obstacle à la France.
En avril 1996, dans un discours prononcé au Caire, Chirac affirma que la France avait l'intention de poursuivre ses politiques traditionnelles au Moyen-Orient avec une vigueur renouvelée. Visitant Jérusalem, en octobre de cette année-là, et alors qu'il traversait la Vieille Ville, il accusa les membres de la sécurité israélienne de l'enserrer trop étroitement, les repoussant avec colère, dans un geste aussi symbolique qu'il était physique. Lors de son étape suivante, à Ramallah, il déclara que la démocratie palestinienne d'Arafat pourrait servir d'exemple à tous les États arabes. Passant à Amman, en Jordanie, il dénonça les sanctions occidentales contre Saddam Hussein, avec qui il avait gardé des relations amicales remontant au milieu des années 70. Il conseilla à Arafat de ne pas signer, à camp David, en 2000.
En soutenant Arafat et Saddam, la France espérait clairement se hisser à une position de maîtrise dans les régions où, jadis, la Grande-Bretagne avait eu la suprématie, et où les États-Unis ont aujourd'hui la responsabilité de maintenir la paix. La fin du processus de paix d'Oslo et le déclenchement de l'Intifada d'al-Aqsa, en 2000, l'échec des inspecteurs d'armes des Nations unies, en Iraq, les disputes à propos de la résolution 1441 de l'ONU, puis l'invasion de l'Iraq, en 2003 tout cela incita Chirac et son administration à se lancer dans une activité diplomatique prolongée pour parvenir à réaliser ce grand dessein. Les résultats n'ont guère été impressionnants.
Récemment, le Quai d'Orsay a condamné les efforts d'Israël pour contenir le Hezbollah, au sud-Liban, et critiqué l'annexion du tombeau de Rachel, près de Bethléem. Le ministère des Affaires étrangères a fait traîner la tentative de bloquer la station de télévision al-Manar, du Hezbollah, qui répandait sa haine des juifs par le biais d'un relais-satellite situé à Paris, et le gouvernement français refuse toujours fermement de considérer le Hezbollah lui-même comme une organisation terroriste. Sophie Pommier, fonctionnaire responsable du suivi des négociations israélo-palestiniennes, révèle son implication émotionnelle dans son travail en tapissant les murs de son bureau de portraits d'Arafat. On a interdit aux consulats français de reconnaître les mariages juifs célébrés par des rabbins de Cisjordanie. Jacques Huntziger, ambassadeur français en Israël, a tapé du poing sur la table et quitté la pièce quand les parents de trois soldats israéliens capturés par le Hezbollah lui ont demandé d'intervenir en leur faveur, après une visite de Chirac au Liban. Gérard Araud, l'actuel ambassadeur français en Israël, a déclaré, en décembre 2004, que « les Israéliens souffrent d'une névrose, d'un véritable trouble mental qui les rend anti-français. » Au cours d'un dîner festif à Londres, Daniel Bernard, ambassadeur français en Angleterre, et précédemment porte-parole officiel du Quai d'Orsay, a traité Israël de "petit pays de merde". Ainsi vont les choses.
Comme de telles piques le suggèrent, la France manque aujourd'hui de moyens et d'influence, que ce soit pour supplanter les États-Unis, ou pour attirer le monde arabe dans son camp, pour créer un État palestinien, ou pour démanteler Israël. D'ailleurs, sa capacité de nuisance s'est retournée contre elle. Ses instruments de choix, Saddam Hussein et Arafat, se sont avérés, l'un et l'autre, indignes de confiance : le soutien du premier [Saddam] était évidemment lié au profit français dans l'escroquerie de l'opération onusienne, pétrole-contre-nourriture, qui a éclipsé même la corruption de l'ère Mitterrand ; et le soutien du dernier [Arafat] s'enracinait dans de sombres affaires de racket, et un anti-américanisme émotionnel.
Au Moyen-Orient, la France a perdu tout le pouvoir dont elle avait bénéficié jadis. À l'intérieur, en attendant, elle a dû faire face aux couches défavorisées d'une population arabe croissante, dont les ressentiments et les tendances à la violence ont été stimulés, dans une mesure non minime, par l'hostilité inflexible dont a fait preuve l'État français envers l'autodétermination juive. La quête d'une puissance musulmane [en français dans le texte] intégrant Arabes et Juifs dans un vaste dessein, aux conditions françaises, a évidemment été, tout du long, une illusion intellectuelle et extrêmement dangereuse pour les intérêts de quiconque est concerné.
David Pryce-Jones *
© Commentary, pour l'original anglais, Menahem Macina et debriefing.org, pour la version française
Romancier et analyste politique britannique, David Pryce-Jones est rédacteur chevronné à la National Review et auteur, entre autres ouvrages, de Paris in the Third Reich [Paris, sous le Troisième Reich] ; The Closed Circle: An Interpretation of the Arabs [Le cercle fermé : Une interprétation des Arabes] ; et The Strange Death of the Soviet Empire [La mort étrange de l'empire soviétique]. La présente étude est basée sur des documents provenant des