" Un coup d'oeil sur le passé montre qu'une Eglise malade passe facilement à l'islam. On peut estimer que le succès de cette religion est venu essentiellement de la massive hémorragie des chrétiens séduits par la doctrine ou peu enclins, à cause de la faiblesse de leur foi, à résister à la technique efficace de conversion, à la pression fiscale, aux humiliations et aux misères du statut de
dhimmi. Les tribus arabes n'étaient pas nombreuses, et malgré leur extraordinaire valeur militaire, leur domination eût été éphémère si la masse chrétienne ne s'était pas convertie rapidement. Quels chrétiens ? Les monophysites d'Egypte, les nestoriens de Syrie et de Perse, les donatistes d'Afrique, les ariens d'Espagne, les Eglises restées orthodoxes, mais travaillées par ces diverses hérésies, ou exaspérées par la politique de Byzance. Les derniers cathares de France et d'Italie, assurent certains historiens, réfugiés en Bosnie y sont devenus musulmans.
A contrario, quand fut clos le grand cycle des hérésies trinitaires et christologiques, vers le IX°s, on vit des Eglises affermies dans la foi tenir bon pendant des siècles sous la dure férule musulmane : ainsi dans les Balkans.
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L'Eglise de la fin du XX°s ne souffre pas de la même maladie que l'église byzantine, mais, pour autant qu'il est permis d'en juger, on hésiterait à lui remettre un certificat de bonne santé. A en juger par les sondages, beaucoup de fidèles ne savent pas bien ce qu'ils croient ni pourquoi ils le croient. Ils doutent d'un grand nombre d'articles fondamentaux, comme du péché originel, de la vie éternelle, de la résurrection des corps. Il est vrai qu'il y a un écart entre la foi intime qu'aucun sondage ne peut atteindre, et la foi exprimée sous forme d'opinion. Mais que celle-ci soit fautive dans son expression, fragmentaire, incohérente, jette une lumière sur l'enseignement reçu. La catéchèse des enfants est depuis une génération troublée, incertaine. Elle ne vise plus à leur mettre dans la tête des formules dogmatiques stables, apprises par coeur, mais à leur insuffler un état d'âme, vague, affectueux et gentil pour tout le monde. En haut se déroule la permanente bataille des théologies d'auteur. Dans cette théologomachie, il faut vraiment s'éloigner à des années-lumière de la foi catholique pour être remarqué, au pire grondé, exceptionnellement subir les foudres mouillées de l'autorité magistériale.
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Sans doute, aujourd'hui, Soloviev n'aurait-il pas trop de peine à discerner sous l'orthodoxie heureusement conservée à Rome et dans le corps épiscopal les hérésies "rentrées" et un dualisme analogue au dualisme byzantin: entre l'humanitarisme social, qui se réclame du socialisme résiduel ou de la démocratie triomphante, et d'autre part le spiritualisme, l'un et l'autre portés au carré par l'esprit de sublime. Il y verrait un nouvel avatar du couple nestorianisme-monophysisme. La question est de savoir si cet état de santé précaire peut se résoudre dans une adhésion à l'islam, je veux dire une forte hémorragie de chrétiens en direction de cette autre religion. "
Alain Besançon,
Trois tentations dans l'Eglise, Perrin 2002, collection Tempus, p. 212-217, troisième partie ("La tentation de l'islam").