Le site du parti de l'In-nocence

Petite bourgeoisie

Envoyé par Henri Rebeyrol 
11 janvier 2012, 13:54   Petite bourgeoisie
Au sujet de l'émergence de la petite-bourgeoisie (avec ou sans trait d'union : petite-bourgeoisie ou petite bourgeoisie ?) comme "classe sociale", il est un livre oublié, Une jeunesse sous l'aile de Péguy (Fayard, 1961), d'un géographe, naguère célèbre, Raoul Blanchard, qui éclaire dans quelques paragraphes la nature de la petite-bourgeoisie et, négativement en quelque sorte, en la comparant à la situation actuelle, l'ampleur des reniements auxquels cette classe s'est résignée.

Raoul Blanchard est né à Orléans en 1877 et il a fait des études brillantes au lycée public d'Orléans (de 1888 à 1895), puis à Louis le Grand et à l'ENS. Plus de soixante ans après, il se souvient des lycéens qu'il côtoyait en classe terminale et surtout de leur origine sociale : il y avait un fils d'agriculteurs et deux ou trois fils de bourgeois (notables, notaires, avocats, médecins) qui, parce qu'ils étaient "républicains", avaient obligé leurs fils à suivre leurs études au lycée public et non au collège religieux de la ville que fréquentaient les enfants de la bourgeoisie établie et de la noblesse. Dans la classe de Raoul Blanchard, lui-même fils d'un technicien qui est devenu, à force de travail, responsable du Service des Eaux de la ville d'Orléans, la plupart des élèves étaient issus de la petite-bourgeoisie (boutiquiers, petits fonctionnaires, employés, artisans).

Ces élèves, comme Blanchard ou Péguy eux-mêmes, même s'ils ne connaissaient pas les bonnes manières, avaient peu de loisirs (sinon la marche en forêt), s'intéressaient peu aux beaux arts (pas de musique, ni de peinture, ni de littérature, sinon celle qui faisait l'objet d'un enseignement dans les classes), préféraient les idées ou les opinions aux formes et aux arts, étaient animés par une très puissante libido sciendi et ils mettaient le savoir, la connaissance, les matières scolaires (grammaire, latin, grec, humanités, histoire, érudition, rhétorique...), la réussite à l'école, l'excellence aussi (distribution des prix, honneurs, concours général, classements) au-dessus de tout. Cette petite-bourgeoisie, assez peu nombreuse, s'est constituée à l'école ou autour de l'école et c'est aussi l'école, ses valeurs, la culture livresque qui l'ont formée. Sans l'école, il n'y aurait sans doute pas eu sinon de petite-bourgeoisie, du moins d'ascension de cette classe, qui a fini par prendre le pouvoir et exercer même tous les pouvoirs.

Or, cette même classe, une fois parvenue au pouvoir et après avoir absorbé la bourgeoisie, grande ou haute, et les classes supérieures des milieux populaires, renie ce qui l'a formée et ce par quoi elle existe et ce grâce à quoi elle est ce qu'elle est : l'école, le savoir, la culture (la partie livresque de la culture), déclarant nul et non advenu (ou partiellement nul et non advenu) ce qui a fait d'elle une classe de pouvoir. C'est cette petite-bourgeoisie qui est responsable du désastre de l'école, de la centration sur l'enfant, de la construction par l'enfant du savoir, du pédagogisme, de la fin de toute transmission. Elle brûle ce qu'elle a naguère adoré.

Pourquoi tout cela, peut-on se demander ? Pour le comprendre, il faut garder présent à l'esprit que le but suprême de toute classe sociale exerçant le pouvoir est de se perpétuer. Ou bien les plus malins des dirigeants de cette classe dissimulent leur jeu : ils n'ont détruit l'école que pour préserver leurs propres enfants de toute concurrence venue des couches inférieures de la petite-bourgeoisie ou du "peuple" (paysans et ouvriers), l'école se fermant à la réussite sociale des enfants de ces damnés de la terre. Ou bien elle est très sûre d'elle et elle sait qu'elle peut assurer à ses propres enfants des rentes de situation pérennes par la frime, les paillettes, le piston, la manipulation des symboles - tout ce dont Canal + et les médias donnent l'exemple.
11 janvier 2012, 14:22   Re : Petite bourgeoisie
Noublions pas que c'est cette classe-là qui a gagné la Grande guerre, alors que la classe supérieure avait perdu celle de 1870.

De mon point de vue (on retrouve l'analyse de Blanchard dans les souvenirs de Pagnol pour les années immédiatement antérieures à la guerre de 14, et on la retrouve encore dans l'entre-deux-guerres en lisant Paul Guth ou, dans un autre genre, Brasillach)cette bourgeoisie, que je pense voir commencer en 1881, lors de l'écrasement électoral de la droite monarchiste, et qui se termine le 3 mai 1936, quand le Parti radical, qui représentait cette bourgeoisie, passe de 160 à 110 sièges alors que la coalition à laquelle il appartient gagne les élections.

Ces cinquante ans furent parmi les plus brillantes de la France, avec la Grande guerre, l'expansion coloniale, la Belle époque et l'effervescence culturelle de l'entre-deux-guerres.
11 janvier 2012, 14:33   Re : Petite bourgeoisie
Une intervention de JGL, limpide et passionnante, cernant de prés la réalité. Le même constat peut encore s'éprouver et s'illustrer pour la génération suivant celle de Péguy et de ce Monsieur Blanchard que je ne connaissais pas. Après, tout semble se dissoudre dans le magma de la France d'après. Vous fournissez les prémices d'une réponse à la question que vous posez à la fin de votre intervention, cher JGL :  [...] la culture (la partie livresque de la culture) [...] Il s'agit bien là, non d'une conversion personnelle mais d'un instrument idéologique du pouvoir, précurseur du fameux culturel qui nous envahit aujourd'hui.
11 janvier 2012, 14:36   Re : Petite bourgeoisie
"Pourquoi tout cela, peut-on se demander?"
JGL, votre troisième paragraphe donne la réponse : " ... pas de musique, ni de peinture, ni de littérature..." . Et l'esprit de géométrie, incapable de comprendre l'esprit de finesse, le méprise, croit le dominer ... et l'écrase réellement du point de vue quantitatif, le seul qui vaille désormais.
11 janvier 2012, 16:05   Re : Petite bourgeoisie
Pourquoi demande JGL ? Une double ambition sans doute, exempte de contradiction véritable:

1. La classe accédante retire l'échelle qui lui avait permis son ascension dans l'arbre social, et donc la petit-bourgeoise saborde l'école qui avait été pour elle cette échelle; cette aspiration à une conservation jalouse de la place acquise correspond à la suggestion de JGL: Pour le comprendre, il faut garder présent à l'esprit que le but suprême de toute classe sociale exerçant le pouvoir est de se perpétuer.

2. La classe accédante, non contente de préserver jalousement ses acquis en brûlant son vaisseau "école" qui ne doit profiter à aucune classe ascendante concurrente, ajoute à cela le besoin d'imitation et de ressemblance de ce qui fut jadis inaccessible: elle doit à présent briller comme elle a vu briller jadis les classes cultivées; elle veut pouvoir se montrer désinvolte, cancre et brillante néanmoins, brillante en soi, sans béquille ni effort, avec naturel, et il lui faut donc relativiser l'école, y faire régner l'enfant, y purger le maître: c'est la cancrologie souvent mise en relief ici par Cassandre qui fait florès chez les "people" du showbiz, lesquels obsèdent le petit bourgeois et qui, fait remarquable, composent un groupe qui se reproduit à présent par la naissance, à l'instar des classes aristocratiques jadis jalousées par la petite bourgeoise besogneuse dans sa phase ascendante. Ce groupe réunit, incarne symboliquement ("singe", incarne en creux) tout ce vers quoi cette classe, la petite bourgeoisie, veut tendre et à quoi elle aspire de ressembler, soient les traits qui jadis furent réunis en chair et en os chez l'aristocratie ou la haute bourgeoisie enviées ou jalousées par elle.
11 janvier 2012, 17:02   Re : Petite bourgeoisie
"Ou bien les plus malins des dirigeants de cette classe dissimulent leur jeu : ils n'ont détruit l'école que pour préserver leurs propres enfants de toute concurrence venue des couches inférieures de la petite-bourgeoisie ou du "peuple" (paysans et ouvriers), l'école se fermant à la réussite sociale des enfants de ces damnés de la terre. Ou bien elle est très sûre d'elle et elle sait qu'elle peut assurer à ses propres enfants des rentes de situation pérennes par la frime, les paillettes, le piston, la manipulation des symboles - tout ce dont Canal + et les médias donnent l'exemple. "

Les deux, mon général !
Utilisateur anonyme
11 janvier 2012, 17:32   Re : Petite bourgeoisie
Je crois bien que les arrière-petits-enfants de Gainsbourg ou de Louis Chedid bénéficieront en effet d'une rente de situation sous la forme d'un accès direct au marché de la musique de variété (la seule qui existe et existera). Ils seront accueillis sur Canal + dans des émissions animées par les arrière-petits-enfants de Michel Denisot. Ils se connaîtront depuis l'enfance et rendront hommage à leurs papas respectifs.

Ils ont liquidé l'Ecole, et pour les enfants des autres et pour les leurs, mais cela n'a aucune importance : elle n'aura été qu'une échelle dont l'acte de mort a été signé en 1973. Fonctionne à sa place, désormais, le népotisme le plus bête qui soit (non pas un népotisme de gens cultivés, mais un népotisme d'incultes drogués, festifs et richissimes). Nous y sommes déjà.
11 janvier 2012, 18:05   Jérôme Bosch
« Je crois bien que les arrière-petits-enfants de Gainsbourg ou de Louis Chedid bénéficieront en effet d'une rente de situation sous la forme d'un accès direct au marché de la musique de variété (la seule qui existe et existera). Ils seront accueillis sur Canal + dans des émissions animées par les arrière-petits-enfants de Michel Denisot. Ils se connaîtront depuis l'enfance et rendront hommage à leurs papas respectifs. »
11 janvier 2012, 18:36   Re : Petite bourgeoisie
Et après on dira que les papas ont du vague à l'âme...
11 janvier 2012, 19:11   Re : Petite bourgeoisie
Dans les familles bourgeoises d'avant, il y avait toujours un enfant rebelle pour dénoncer l'hypocrisie de son milieu, son égoïsme et larguer les amarres. Aujourd'hui quels sont les enfants de la caste petitebourgeoise au pouvoir dans les médias, le cinéma, la politique qui dénoncent l'hypocrisie de leur milieu, son égoïsme, ses postures et larguent les amarres ? Aucun à ma connaissance.
11 janvier 2012, 19:16   Re : Petite bourgeoisie
Cassandre vous mettez le doigt, si j'ose dire, sur le panaris purulent et douloureux de cette classe: étant toute rebelle, elle est sans rebelles pour de bon, sans Jean-Baptiste Poquelin, sans Arthur Rimbaud, ni Camille Claudel, ni Paul Claudel non plus. La rebellitude est son sceptre qui ne laisse à ces malheureux rejetons que le virtuel pour y échapper, autant dire le sommeil de l'âme, l’endolorissement des états constructifs.

Le petit-bourgeois de 2012 est un "papa rebelle" qui entraîne sa progéniture en Patagonie, à New-York ou en Creuse contester le désordre établi dont il est un pilier.
11 janvier 2012, 21:39   Re: Jérôme Bosch
Quelqu'un aurait-il la clé ?
11 janvier 2012, 22:17   Re : Petite bourgeoisie
Aujourd'hui quels sont les enfants de la caste petitebourgeoise au pouvoir dans les médias, le cinéma, la politique qui dénoncent l'hypocrisie de leur milieu, son égoïsme, ses postures et larguent les amarres ?

Et après on l'enferme ou on le tue. Le programme c'est l'anéantissement des résistances possibles, c'est ça qui est dégueulasse.

étant toute rebelle, elle est sans rebelles pour de bon

Des vrais rebelles, il n'y en a pas.
Utilisateur anonyme
11 janvier 2012, 22:28   Re : Re: Jérôme Bosch
Citation
Werner
Quelqu'un aurait-il la clé ?

Faiseur de diable ? Mais à part ça...
11 janvier 2012, 22:53   Re : Jérôme Bosch
« Je crois bien que les arrière-petits-enfants de Gainsbourg ou de Louis Chedid bénéficieront en effet d'une rente de situation sous la forme d'un accès direct au marché de la musique de variété (la seule qui existe et existera). Ils seront accueillis sur Canal + dans des émissions animées par les arrière-petits-enfants de Michel Denisot. Ils se connaîtront depuis l'enfance et rendront hommage à leurs papas respectifs. »

Je n'y crois pas. C'est une hypothèse en définitive assez confortable, où l'on voit une aristocratie prendre la place d'une autre et, par conséquent, être promise au dégommage par la suivante, comme toujours. Cette discussion est un hommage à la lutte des classes, qui vous a subitement quelque chose de rassurant, de connu, comme explication des rapports humains.
Utilisateur anonyme
11 janvier 2012, 22:57   Re : Jérôme Bosch
Que proposez-vous, alors ?
11 janvier 2012, 23:13   Re : Jérôme Bosch
"Cette discussion est un hommage à la lutte des classes"

Hé bien je crois ( et pour un peu je dirais : malheureusement ) que la lutte des classes n'est plus possible, le multiculturalisme à l'américaine eu sa peau. Ce n'est peut-être pas un hasard si ce type de nation formée de communautés réduites aux aguets nous vient de la Mekke du capitalisme. et si les mondialistes s'y sont convertis avec un tel enthousiasme
11 janvier 2012, 23:22   Re : Jérôme Bosch
"Que proposez-vous, alors ?"

Telle n'est pas ma pente, vouloir ou savoir proposer. C'est déjà beaucoup, pour moi, d'essayer de comprendre à peine.
12 janvier 2012, 09:00   Re : Jérôme Bosch
nation formée de communautés réduites aux aguets

La formule est jolie.
12 janvier 2012, 09:53   Re : Jérôme Bosch
la lutte des classes n'est plus possible, le multiculturalisme à l'américaine eu sa peau. Ce n'est peut-être pas un hasard si ce type de nation formée de communautés réduites aux aguets

Non seulement c'est bien dit, mais c'est exactement ça.
Le fils ne se révolte plus contre son père parce que celui-ci a mis une cuillère en or dans sa bouche et que la cuillère en or fait tout.
Le rebelle ne peut plus se rebeller parce qu'il y a les principes psychiatriques alliés au pouvoir qui le torturent afin de lui faire tout oublier et croire qu'il invente jusqu'au fait que l'art existe bien. La fameuse peste dont Freud aurait parlé en arrivant à New York.
Le pauvre ne peut plus devenir riche, il doit se contenter d'être moyen, comme tous.
L'homme libre doit fermer sa ... puisque la parole n'est plus qu'un jouet.
La femme ne peut plus vivre l'amour puisqu'il n'y a plus que des midinettes ou des castrées de service. Piaf, Arlety , aux ordures!
Tout s'annule avec tout. Comme on s'amuse!
Et le vieux qui aura tout construit pour les siens verra après sa mort sa mémoire se vendre en archives débiles et guerres d'héritage, dans un monde saccagé incapable d'ouvrir ne serait-ce qu'un vrai café où pourrait se reposer sans entendre et subir la connerie, le prochain rêve possible!
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter