Au sujet de l'émergence de la petite-bourgeoisie (avec ou sans trait d'union : petite-bourgeoisie ou petite bourgeoisie ?) comme "classe sociale", il est un livre oublié, Une jeunesse sous l'aile de Péguy (Fayard, 1961), d'un géographe, naguère célèbre, Raoul Blanchard, qui éclaire dans quelques paragraphes la nature de la petite-bourgeoisie et, négativement en quelque sorte, en la comparant à la situation actuelle, l'ampleur des reniements auxquels cette classe s'est résignée.
Raoul Blanchard est né à Orléans en 1877 et il a fait des études brillantes au lycée public d'Orléans (de 1888 à 1895), puis à Louis le Grand et à l'ENS. Plus de soixante ans après, il se souvient des lycéens qu'il côtoyait en classe terminale et surtout de leur origine sociale : il y avait un fils d'agriculteurs et deux ou trois fils de bourgeois (notables, notaires, avocats, médecins) qui, parce qu'ils étaient "républicains", avaient obligé leurs fils à suivre leurs études au lycée public et non au collège religieux de la ville que fréquentaient les enfants de la bourgeoisie établie et de la noblesse. Dans la classe de Raoul Blanchard, lui-même fils d'un technicien qui est devenu, à force de travail, responsable du Service des Eaux de la ville d'Orléans, la plupart des élèves étaient issus de la petite-bourgeoisie (boutiquiers, petits fonctionnaires, employés, artisans).
Ces élèves, comme Blanchard ou Péguy eux-mêmes, même s'ils ne connaissaient pas les bonnes manières, avaient peu de loisirs (sinon la marche en forêt), s'intéressaient peu aux beaux arts (pas de musique, ni de peinture, ni de littérature, sinon celle qui faisait l'objet d'un enseignement dans les classes), préféraient les idées ou les opinions aux formes et aux arts, étaient animés par une très puissante libido sciendi et ils mettaient le savoir, la connaissance, les matières scolaires (grammaire, latin, grec, humanités, histoire, érudition, rhétorique...), la réussite à l'école, l'excellence aussi (distribution des prix, honneurs, concours général, classements) au-dessus de tout. Cette petite-bourgeoisie, assez peu nombreuse, s'est constituée à l'école ou autour de l'école et c'est aussi l'école, ses valeurs, la culture livresque qui l'ont formée. Sans l'école, il n'y aurait sans doute pas eu sinon de petite-bourgeoisie, du moins d'ascension de cette classe, qui a fini par prendre le pouvoir et exercer même tous les pouvoirs.
Or, cette même classe, une fois parvenue au pouvoir et après avoir absorbé la bourgeoisie, grande ou haute, et les classes supérieures des milieux populaires, renie ce qui l'a formée et ce par quoi elle existe et ce grâce à quoi elle est ce qu'elle est : l'école, le savoir, la culture (la partie livresque de la culture), déclarant nul et non advenu (ou partiellement nul et non advenu) ce qui a fait d'elle une classe de pouvoir. C'est cette petite-bourgeoisie qui est responsable du désastre de l'école, de la centration sur l'enfant, de la construction par l'enfant du savoir, du pédagogisme, de la fin de toute transmission. Elle brûle ce qu'elle a naguère adoré.
Pourquoi tout cela, peut-on se demander ? Pour le comprendre, il faut garder présent à l'esprit que le but suprême de toute classe sociale exerçant le pouvoir est de se perpétuer. Ou bien les plus malins des dirigeants de cette classe dissimulent leur jeu : ils n'ont détruit l'école que pour préserver leurs propres enfants de toute concurrence venue des couches inférieures de la petite-bourgeoisie ou du "peuple" (paysans et ouvriers), l'école se fermant à la réussite sociale des enfants de ces damnés de la terre. Ou bien elle est très sûre d'elle et elle sait qu'elle peut assurer à ses propres enfants des rentes de situation pérennes par la frime, les paillettes, le piston, la manipulation des symboles - tout ce dont Canal + et les médias donnent l'exemple.