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Communiqué n° 1334 : Sur les prénoms des journalistes et les effets de la “diversité” dans les médias

Tiens, il y avait longtemps que je n'avais lu un éloge de dada en ces parages. Pour Jean Clair, c'est plutôt le surréalisme qui serait à l'origine de tout ça, mais il est vrai qu'en l'occurrence c'est un peu la même chose. Ce qui me paraît en tout cas certain, c'est qu'il y a là une attitude de renégat — la culture bourgeoise et la civilisation occidentale déclarées l'ennemi à abattre par ceux qui en étaient les héritiers et auraient dû en être les continuateurs — à laquelle on peut en effet rattacher pas mal d'aspects de notre pitoyable modernitude.
Citation

l'éducation est l'un des dons les plus précieux qui puissent être fait aux enfants et aux adolescents, et il estime que ce don ne saurait être transformé en la simple proposition d'une liberté dans l'expression de chacun. Il juge que la véritable liberté de l'expression n'est pas première, mais qu'elle est au contraire, comme l'in-nocence, la conséquence et la récompense d'un combat contre la nocence, en l'occurrence contre l'ignorance et souvent contre la violence naturelle ou sociale. Il est favorable à la forme magistrale de la plus grande part des enseignements.
N'ai-je point rêvé? Ou est-ce dans votre programme?

Ah mais je devais être un monstre très certainement! Puisque quand j'oubliais de faire un devoir, il me semblait, mais sans doute avais-je tord que j'étais en tord, et que (oh crime!) la prochaine fois, il serait bon que je pense à le faire.

Vous vous fichez de moi en vérité.

Et pour dada, que n'ai-je pas été vous en parler! Je ne m'aventure plus sur ces terrain-là avec vous. Jugez dada comme bon vous semble.

Mais me faire croire que vous pensez que c'est être un monstre que de penser à neuf ans, à la base, c'est-à-dire à faire ce qu'il y a à faire de plus élémentaire pour pouvoir être en mesure de pouvoir, si l'idée nous en vient, faire un de ses devoirs, là, je vois à) quel point vous vous moquez.
L'enthousiasme que les Français ont manifesté pour les noirs dès les années 20 était réciproque. Il y eut véritablement une histoire d'amour entre eux qui a commencé à cette époque et s'est prolongée, malgré les injustices de la colonisation et les indépendances, jusqu'à la fin des années 6O, c'est-à-dire jusqu'à l'avènement des Amis du Désastre, lesquels ont dénaturé et aigri ces rapports jusqu'à l'état désastreux où on les voit aujourd'hui, le stéréotype du noir sympa et bon vivant d'hier ayant été remplacé par celui paradoxalement bien plus repoussant du noir grossier, haineux et revendicatif. Les noirs d'Amérique était fous de la France qui le leur a bien rendu en "découvrant" et en aimant le jazz des décennies avant l'Amérique blanche elle-même.
Marie, je ne suis pas psychologue mais je sais ce que chacun sait: le développement neurologique d'une enfant de neuf ans, qui pour commencer n'a pas la même notion du temps (certains, et c'est tout naturel, se prennent en pleine matinée, à se demander si l'on n'est pas l'après-midi, par exemple), n'a rien à voir avec le stade où le sentiment d'une certaine continuité dans les exercices, les travaux, l'effort, le progrès dans l'apprentissage, s'affirme comme naturel, soit 12 ou 13 ans au moins, il lui est même totalement étranger. Vous ne pouvez faire fi avec pareil irréalisme des stades de développement physiologique de l'enfant. Une enfant de neuf ans doit jouer, être un peu fo-folle, ne plus savoir où elle a rangé ses cahiers, etc.. ce qui ne l'empêche en rien d'apprendre malgré tout, de retenir et de se souvenir par des voies associatives, intuitives, etc. dont l'adulte a perdu la maîtrise -- l'apprentissage des langues vivantes, par exemple, qui s'opère à cet âge-là avec une facilité déconcertante pour l'adulte témoigne à l'envi de l'existence de ces processus cognitifs souterrains et d'apparence anarchique, qui ne s'embarrassent d'aucun "pupitre ou cartable bien rangé".
Dada ne fut pas embrassé par Paris, par l'élite, il ne conquit personne. L'adorable Joséphine Baker, si.

En effet, Francis. Mais le geste dadaïste, l'attitude, elle, a fait des petits...

Rien de plus conventionnel que Dada, le cheval de bataille de la cancritude.

A l'époque, non, je ne pense pas... Mais, justement, Marc, il est de nos jours, je crois, plus judicieux, plus juteux, dirais-je, d'être un cancre, de se faire remarquer, de faire son malin, que de rester sérieux. Le tapage, l'audace et l'insolence paient plus que le sérieux dans nos sociétés de spectacle. Dada, de ce point du vue, fut précurseur...
Mais pour cela Francis, je ne dis pas.
J'observe simplement que l'insolence et le mépris de soi va avec une négligence de plus en plus acceptée. Je parle en connaissance de cause, et je ne dis pas que les psychologues ont tord. Simplement que l'excès qui consiste à voir systématiquement dans le "je m'en fous de tout et je trouve ça nul de faire bien", ne peut pas faire du bien à une société dans laquelle jour après jour les quelques personnes qui regrettent à en pleurer parfois que la transmission ne se fasse plus, sont considérés comme des affreux rétrogrades imbéciles.
Pardonnez-moi, mais je ne suis pas du genre vraiment sévère pourtant. Ce que je vois ce sont des enfants, de plus en plus complexés d'être intelligents et qui n'ont pas d'estime pour leur propre valeur, qu'elle se manifeste quelque peu en désordre ou pas. D'ailleurs je n'ai jamais empêché les psychologues de faire leur travail. Mais je vois dans certaines interprétations des pièges grandissants pour la suite.
Et pour vous répondre quand même, Isaac, au sujet de dada, si je savais ce qui paye, je serais déjà riche, ou connue, ou reconnue, donc je n'ai pas dû comprendre l'aspect précurseur en ce sens des dadaïstes.
J'espère au moins que je ne vais pas être irrémédiablement condamnée parce qu'ils me font parfois rire. A moins que le rire soit proscrit définitivement lui aussi. Dans ce cas, que restent-ils aux fauchés qui passent leurs jours à accomplir leur devoir? Pleurer? Ou être puni chaque fois qu'ils se laissent aller à rire un peu par quelque trait d'humour bien placés.
Des cancres? LA cancritude? Le rapprochement est osé, insolent et tapageur!
Dada comme les Surréalistes ont versé dans la plaisanterie de potaches. On peut en rire sans complexe mais les rares qui ont poussé jusqu'au travail ont été excommuniés.
Oui, certes, de ce point de vue là, ils ne sont pas très amicaux.
Si vous pensez à tous ceux qui n'ont pas de voix et sont écartés seulement parce qu'ils s'appliquent à être des personnes qui se conduisent bien, avec courage, sans demander leur reste parce qu'ils trouvent des récompenses d'une autre manière, en eux parfois, je vous comprends.
Et de surcroît ces personnes peuvent avoir du mal parfois à se défendre dans la vie de tous les jours, contre des injustices dont elles n'ont pas vraiment le temps de saisir l'origine.
Je vois de ces individus autour de moi quelques fois. Pour ceux-là la société du spectacle est impitoyable. Et il n'est dit nul part qu'elle est nocente à leur égard. Pas un film, pas un livre n'en parle dans ce sens, évidemment me direz-vous. Evidemment.
Enfin difficile quand même de rabattre Dada ou les surréalistes, qui vivaient dans l'aura de la Guerre de 14, et nos Amis du Désastre... Le motif de la révolte dadaïste (contre l'Occident ?) n'était pas du même niveau!
Je crois qu' (que ?) Hugo Ball a fini par écrire une Vie des Saints...
Pour ce qui est de la modernité, nous relirions tous avec bénéfice Nous autres, modernes, d'Alain Finkielkraut, déjà évoqué plus haut.
Et si j'ai dit relire, c'est que je ne doute pas que tout un chacun ici s'est procuré une édition reliée des œuvres complètes d'AF, qu'il s'est ensuite empressé de dévorer, en oubliant même de dormir.
A propos des écrits d'Alain Finkielkraut, j'ai toujours trouvé que ce dernier était meilleur à l'oral... Ses livres, pourtant irréprochables, me laissent souvent un peu déçu ; peut-être justement parce qu'il est si brillant lorsqu'il parle !
Citation
Isaac
Nous sommes tous des "modernes", soit dit en passant : nous prétendons (et quelle prétention !) penser par nous-mêmes. Ce n'est pas tout à fait par hasard que la modernité philosophique débute "officiellement" avec Descartes : reconstruction du système de la connaissance à partir du seul point d'appui trouvé pour sortir du flottement stagnant de la révocation en doute : l'assise subjective du cogito.

Mouais... Répétons tous en cœur : Nous sommes tous des enfants de René !

Plus sérieusement, Alain, je crois avec vous que tout cela est terriblement prétentieux et que la modernité carthésienne n'est que billevesée philosophique... Comment croire qu'il y eut un jour où les hommes se sont soudainement mis à penser par eux-mêmes, après avoir été sottement et médiocrement serviles ? De tout temps, et cela durera toujours, il y eut une majorité d'hommes crédules et une minorité d'incrédules. Ce qu'on a appelé « naissance de la modernité » correspond plus vraisemblablement à ce que d'autres ont appelé « mort de Dieu ». C'est l'athéisme, d'avantage que l'incrédulité, qui marque l'avènement des dits temps modernes. La bêtise ne régresse pas avec le progrès.

« ...il n'en n'est pas une seule [les religions] qui ne porte l'emblème de l'imposture et de la stupidité ; je vois dans toutes des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature et des cérémonies grotesques qui n'inspirent que la dérision. » Sade, Les infortunes de la vertu, 1791

La voilà, je crois, la conscience moderne — c'est la conscience du caractère grotesque du spectacle cérémoniel, du rite religieux, du culte ; c'est la victoire de l'ironie et de la dérision sur l'esprit de sérieux ; c'est l'allergie à la solennité, à tout ce qui recèle quelque gravité ; c'est le dégoût du tragique, du mystère, de l'au-delà. C'est cette formidable victoire (avec toute l'amphibologie qu'introduit l'adjectif formidable).

Pas du tout d'accord avec vous, exquis Isaac : je persiste dans l'idée que la modernité se caractérise avant tout par un processus de "subjectivisation" du monde, dont la méthode cartésienne tripartite offre un modèle et un résumé remarquable (c'est un archétype, une illustration presque schématique, pas un "décret de conscience", applicable universellement sans délai) : table rase, saisie du sujet par lui-même comme seul point d'ancrage, constructivisme radical à partir de là ; Kant, avec ses "révolutions coperniciennes" et son sapere aude en est bien sûr l'un des plus illustres confirmateurs. Et la modernité politique se calque parfaitement sur ces trois moments, à partir de la rupture avec l'Ancien Régime.

Cela dit, vous n'avez peut-être pas entièrement tort : les contempteurs systématiques de l'esprit de sérieux le font avec une telle conviction de l'importance de leur rôle, bref avec un tel sérieux, qu'ils sont souvent aussi casse-pieds que les moderneux les plus chieurs.
je persiste dans l'idée que la modernité se caractérise avant tout par un processus de "subjectivisation" du monde, dont la méthode cartésienne tripartite offre un modèle et un résumé remarquable

Soit, mais vous ne me convaincrez jamais, cher Alain, que le réel se plie aux élucubrations philosophiques, aussi érudites soient-elles, lesquelles ne résultent souvent que d'un combat du penseur avec lui-même et n'expriment, de ce fait, rien d'autre que ses propres lubies. Le sapere aude du bureaucrate Kant, tout autant que les velléités d'émancipation qui le motivent, est aussi ridicule que vaniteux — l'homme n'a jamais été aussi servile que depuis que le savoir tant rêvé et la science moderne déploient et perfectionnent tout un attirail d'outils de domestication des masses que les puissants n'osaient espérer. Le progrès du savoir est allé de pair avec le perfectionnement des techniques d'abrutissement des masses (musique envahissante, idéologies télédiffusées, etc.) — les Descartes, Kant, Diderot, Rousseau et consorts, ivres de prophéties émancipatrices, n'avaient néanmoins pas flairé cette sombre réalité. L'émancipation par le savoir est un vœux pieux, la connaissance, lorsqu'elle est exsangue, objective, abstraite, désincarnée, abrutit plus profondément que la misère, et le rat de bibliothèque est peut-être encore plus captif que ne le sont les pauvres rustauds incultes, rongés par l'ennui et la morosité, dont l'obsessionnelle et répétitive vie nous est narrée dans Le cheval de Turin.
Cher Isaac, si on pousse votre raisonnement : l'Occident coïncidant bien avec cette modernité-là, pourquoi voudrait-on le "sauver" ? Vive le Désastre!
» Soit, mais vous ne me convaincrez jamais, cher Alain, que le réel se plie aux élucubrations philosophiques, aussi érudites soient-elles, lesquelles ne résultent souvent que d'un combat du penseur avec lui-même et n'expriment, de ce fait, rien d'autre que ses propres lubies. Le sapere aude du bureaucrate Kant, tout autant que les velléités d'émancipation qui le motivent, est aussi ridicule que vaniteux

Dire que vous venez de tresser les louanges de la "suffisance aveugle"... Mais il n'est pas question de "plier le réel", seulement d'être en mesure d'en dégager, en décrire certaines modalités, schèmes de fonctionnement le plus justement possible. La "modernité" de Descartes n'a rien à voir avec un vœu pieux, elle concrétise intellectuellement, et brillamment, un processus historique. Vous êtes très sensiblement passé de la question de savoir ce qu'est la modernité à celle qui consiste à s'interroger sur la valeur d'un tel phénomène et ses éventuels bienfaits, ce qui est une tout autre affaire.

Aucun bureaucrate n'aurait été capable d'escalader les sommets presque imprenables auxquels mènent quelques passes trop escarpées des Critiques, ce n'est pas possible ; cet aventurier de la pensée s'est par sa puissance intellectuelle elevé aux limites du pensable, dont il a d'abord dressé un état des lieux, puis non content de devoir en rester là, a même esquissé le moyen d'outrepasser les limites qu'il a lui-même circonscrites, par l'action. Le contraire d'un paperassier.
Il est clair que c'est autour de la relation entre modernitude et modernité que se structure le débat. Une grande partie du monde musulman est pleinement vautrée dans cette modernitude et s'y trouve parfaitement à l'aise tout en s'arc-boutant de toutes ses forces pour empêcher que ne s'ouvre la porte de la modernité (philosophique, intellectuelle, morale). Cela pourra-t-il durer encore longtemps ? J'aurais plutôt tendance à croire que non. Mais il est possible que je m'illusionne.
A première vue, voilà la problématique joliment résumée par Kiran Wilson. Alors que la modernité reste créatrice, comporte un rapport à l'objet qui projette celui-ci vers l'avenir des sociétés et des hommes, a pour socle une critique moderne d'elle-même, la modernitude est passive-destructrice, consommatrice et consumatrice, ne souffre aucune critique, se voue à l'incréé, à la mort de toute chose qui prétend être créée ou qui revendique pour origine un acte créateur des hommes, pensé pour leur bien car elle s'accorde aux régimes transcendants et obscurantistes. L'islam est l'agent, le suppôt, l'hôte de choix et le promoteur de la seconde, et pour cette raison même restera l'ennemi de la première.

L'envie nous prend d'être méchant, face à la découverte de pareille dichotomie en reconnaissant, par exemple, un René Guénon comme faux-cul mais vrai chantre, paradoxal mais démasqué, de la seconde.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
René Guénon m'a paru toujours terriblement ennuyeux et surcoté. Ce qu'il a écrit sur l'Inde a peu de valeur.

La modernitude dans ce qu'elle a de plus insupportable, de plus envahissant, de plus ridicule, de plus obscène, de plus nocent triomphe en Inde actuellement. On ne voit qu'elle, on n'entend qu'elle. Mais la modernité elle aussi (qu'on s'en félicite ou qu'on s'en lamente...) avance à petits, tout petits pas. En ira-t-il de même pour le monde musulman ?
"L'islam est à l'origine une religion arabe. Les musulmans non arabes sont en fait des convertis - des convertis qui ont tourné le dos à leur culture, leur foi, leur civilisation, leur terre sacrée. Leurs lieux saints sont désormais les lieux saints d'Arabie. Le langage religieux est l'arabe. C'est pourquoi ce sont des populations profondément perturbées car, en vérité, elles sont colonisées. Le sujet de ce livre est donc davantage la névrose de conversion."

V. S. Naipaul à propos de son livre Beyond Belief : Islamic Excursions among the Converted People.
Dans les cahiers de l' In-nocence, il y a un petit texte qui rejoint le propos de ce film. Il y est expliqué que, en fait, les Arabes musulmans sont parfaitement intégrés à la France dans ce qu'elle a de modernitude (le mot n'est pas utilisé mais il correspond exactement à ce que l'auteur voulait dire.) On pourrait paraphraser en notant que les musulmans sont intégrés tels qu'en eux-mêmes la modernitude les change !
Il y a une autre caractéristique qui les met en phase avec cette modernitude c'est l'absence d'intériorité. La société de l'image, du spectacle, évacue du paysage culturel toute référence à ce qui n'est pas facilement représentable. Elle a donc évacué toute forme d'intériorité, au profit d'une surenchère dans le mas-tu-vuïsme, l'ostentation, lesquels correspondent parfaitement à la psychologie des musulmans et dans les quels ils sont comme des poissosn dans l'eau.
Cette notion d'intériorité mériterait un approfondissement car elle commande la responsabilité, l'auto-critique, l'aptitude à la création, le goût de la perfection.
L'avocat du diable — La modernitude ne serait-elle pas dans la modernité comme l'islamisme est dans l'islam ?
Chers Marc, Cassandre, ce doit être le jour: les idées, pas davantage que l'inspiration, ne se transmettent: elles explosent en conjonction dans les esprits, sans perte de temps, de données ni de sens et inondent les êtres tous en même temps. Je me faisais ce soir cette réflexion, dans les rues de Luang Prabang (nord du Laos) sur l'intériorité que les forts, les heureux économiques ne connaissent pas. Les deux grandes puissances économiques du jour, les Etats-Unis d'Amérique et la Chine, sont peuplées de gens qui se répandent en braillant fort, en se vêtant sans goût, en marchant comme des canards, des ours, en se hélant sans considération de rien, vivant avec ostentation sans la moindre intériorité, affranchis, récurés de toute dimension intérieure. L'intériorité est décidément l'ennemie, le nadir de la réussite économique. Les faibles économiques, européens, africains, se soucient de coordonner les teintes et les motifs de leur tenue, ils parlent en pastel. La Chine, l'Amérique du Nord ont des citoyens qui ne s'embarrassent de rien, proclament qu'ils sont les maîtres du temps, de l'air qu'ils remuent sans vous voir. Dans la salle d'un petit-déjeuner, celui que l'on entend à soixante mètres, raconter sa digestion à ses semblables, s'il n'est pas Chinois, est Américain, s'il n'est Américain, est Chinois; les autres, européens, japonais, ne savent où se mettre, méditent le regard dans leur assiette, souffrent en silence.

Jadis, Renaissance, mondes anciens, c'était le contraire: retenue et raffinement étaient le fait, la marque des puissants. La modernité, celle du fort en gueule, a inversé ce rapport entre nocence et puissance: en régime moderne, la nocence, la bêtise, le boucan, la hideur sont l'apanage du fort, du monté en grade dans l'échelle de l'humanité économique.

C'est à se demander si l'économie elle-même, tel que l'on entend aujourd'hui ce terme, n'est pas une invention moderneuse, merdeuse, et si du temps de Michelange, homme qui pourtant aimait l'argent, l'économie existait, telle qu'on l'entend et avec les effets qu'on lui constate et qu'on lui connaît aujourd'hui.
Je vous rassure, cher Francis, il y a aussi énormément de braillards enrichis en Inde (orang kaya baru, comme on dit en malais, je crois). C'en est même effrayant. Et désespérant si c'est là, comme en Chine ou dans le Golfe, que se dessine le futur visage de l'humanté.
Je ne sais pas si dans l'histoire de l'humanité, il y eut des temps où la venue de l'opulence, de l'aisance, même relative, ait entraîné le surgissement de la crasse comportementale chez les nouveaux nantis, les nouveaux sûr-d'eux, les néo-confiants. Enfin si: les temps révolutionnaires. Nous vivons, depuis, quoi, 75 ans, des temps révolutionnaires mondiaux, la révolution mondiale envisagée par certains il y a cent ans, est en cours. Les Russes, les Indiens, à l'exemple des Américains et des Chinois, eux aussi, s'étalent, donnent du sans-gêne, peut-être comme ils ne l'eussent point fait, les Russes, du temps de leur bolchévisme proclamé. Le bolchévisme fut, à cette Révolution mondiale, rien de plus qu'une pré-révolution.
Tout à fait d'accord.
Si j'avais un talent d'écrivain, j'écrirais un Eloge du bourgeois - au sens ancien du terme.
A l'aune de ses suppléants actuels, M. Homais apparaît comme un être d'un grand raffinement.
La modernitude, c'est une modernité imbécile, réduite à ses signes. Le téléphone portable, en Inde, est avant tout un objet magique, quasi talismanique, prouvant à chaque sonnerie l'existence de son possesseur, la lui rappelant et la rappelant aux autres, anéantissant en effet toute possibilité d'intériorité (relire la page, à ce propos, de Corée l'absente).

Il y a donc bien un lien entre modernité et modernitude, mais qui me semble autant de continuité que de négation.
Citation
Francis Marche
se soucient de coordonner les teintes et les motifs de leur tenue, ils parlent en pastel

Voilà de bien belles et bien heureuses occupations!
Vu hier soir, sur le trottoir, un Chinois d'une trentaine d'année qui, je pense parce que nous sommes au Laos et que son téléphone mobile ne fonctionne pas ici, utilisait une sorte de talkie-walkie pour communiquer avec ses correspondants, en fait une "beat radio" comme les policiers en faction, munie d'une petite antenne flexible noire, un appareil crachotant, dans lequel il hurlait, il était vêtu d'un short "peau de zèbre" (charamures noires sur fond blanc) et d'une chemise à grands carreaux rouges, jaunes, bleus. Aux pieds des tongs lui faisaient des pieds de canard. Une amie japonaise m'avait plusieurs fois raconté qu'au Japon, les touristes chinois se font photographier par les Japonais pour la manière catastrophique dont ils associent motifs et couleurs dans leur habillement: on les regroupe, on leur fait croire qu'on les trouve attachants et que l'on veut garder de leur visite un petit souvenir. Puis le tirage obtenu, on s'en va montrer les clichés à ses amis pour les moquer et passer un bon moment. La civilisation japonaise est la seule dans tout l'Orient qui soit sensible aux teintes pastels (comme le sont les nordiques en Europe), cependant que les Coréens, pourtant à la même latitude qu'eux, ne le sont pas. Les Chinois, de tout temps, ont méprisé les couleurs douces, il leur faut du gueulard, du doré. C'est en ayant cela à l'esprit que j'ai écrit "parlent en pastel", un peu vite, en effet.
En matière de goujaterie, de muflerie, de vulgarité et de ridicule, l'orang kaya baru indien est un rude compétiteur pour ses homologues chinois.
Encore ce matin, quand je prenais mon café en lisant le journal, mon voisin de table hurlait dans son portable tout en dévorant ses idli, crachait à terre ses reliquats et rotait ostensiblement dès que son interlocuteur le lui permettait.

Ce qui frappe aussi en Inde c'est que les goûts culturels de la classe favorisée sont exactement les mêmes, ou à peu près, que ceux des conducteurs de rickshaw : Bollywood ou Kollywood dans le sud.

Un lecteur de Sidney Sheldon, de John Grisham ou de Paulo Coehlo passe pour un grand intellectuel.

(Bien entendu, je caricature un peu. Au Kerala, par exemple, les gens lisent relativement beaucoup et j'y ai rencontré des jeunes gens de milieux fort modestes qui m'ont parlé de Balzac, de Jane Austen, de Thomas Hardy ou Dostoievski)
Balzac, Jane Austen.. Dostoievsky, etc.. ce doit être des lectures de petits pauvres. Comme les soeurs Brontë, lesquelles elles-mêmes étaient des pauvresses sans télévision ni téléphone portable. A Hong Kong à l'orée des années 80 j'eus la même expérience que vous au Kerala aujourd'hui: de jeunes chinoises qui n'avaient jamais fréquenté l'université, qui travaillaient comme sténodactylos, lisaient Somerset Maugham, Balzac et comme vous dites, Dostoievsky (les Frères K., l'Idiot et même Résurrection de Tolstoï que je n'avais jamais lu et que l'une de ces jeune femmes me vantait comme chef-d'oeuvre -- elles lisaient ces livres en anglais), et des auteurs chinois contemporains de Taïwan (il y eut dans les années 70 à Taïwan une pépinière, une soudaine floraison de jeunes poètes et romanciers de très grand talent); certaines de ces jeunes femmes avaient connu des enfances miséreuses, sans chaussures, etc...

Quinze ans plus tard, pour faire vite et en manière de raccourci, disons qu'il n'était pas rare de croiser des professeurs d'université qui mettaient en commun leurs ressources pour ouvrir des karaokés (authentique) et s'enrichir comme tout le monde, et chez qui les livres n'occupaient aucune place. A Hong Kong, plus personne, aucun jeune, pas même à l'université, ne lit aujourd'hui Dostoievsky par curiosité et les nouvelles de Somerset Maugham sont totalement oubliées.

En Chine continentale, à Shanghaï, à la fin des années 80 (dix ans après cette évocation de Hong Kong, donc) on trouvait partout les oeuvres complètes de Balzac, que j'avais "forcé" une amie chinoise à lire toute la journée. Aujourd'hui, c'est fini, c'est Dale Carnegie, et peut-être Michael Connolly pour la "littérature".

Sans ne rien vouloir retirer à ce que j'ai dis supra sur cette révolution mondiale qui est une révolution du sans-gêne, je reste perplexe sur le fait que le plus grand essor économique de l'humanité depuis un nombre de siècles que je ne saurais chiffrer, n'ait produit rien d'autre que des montres en or, des écrans plats, des grosses cylindrées et des ventres rebondis, et qu'elle ne produise aucun signe non plus qu'elle pourrait produire autre chose. C'est à croire qu'il faille crever de faim pour commencer à penser, à créer, à re-découvrir et à re-naître. Et pourtant non... Leonardo, le Titien, Balzac, Rimbaud, Claudel, ne crevaient pas de faim (même si ce dernier souffrait d'anémie). Il y a là un grand mystère: ni art, ni science ne prennent leur essor sous l'effet de cette explosion de richesse. Cette richesse nouvelle ne produit qu'une démultiplication des obèses et un écoeurant surplus du même (de voitures à moteur à combustion interne, de doudous électroniques, etc..)
« Les Chinois, de tout temps, ont méprisé les couleurs douces, il leur faut du gueulard, du doré. »

Ce n'est pas vrai, me semble-t-il, de l'époque des Song. Leur porcelaine par exemple est souvent pastel. Ce que vous dites là me paraît surtout vrai depuis les Ming.
C'est vrai Marcel, mais regardez-y de plus près: les Song furent de terribles looser dans cette histoire. Les couleurs impériales, très codées, sont toujours des couleurs franches, vous me direz qu'il en est de même chez nous des vitraux de la Sainte-Chapelle, je vous répondrais que la particularité de ce monstre, la Chine (j'ai tenté dans les années 80 du siècle dernier d'y créer une fabrique de fils à tricoter fantaisie ou les teintures ont une grande importance), est que les couleurs impériales continuent d'y être valorisantes et ont fini depuis longtemps d'étouffer toute nuance. Les teintureries textiles locales, à Wenzhou, par exemple, ne faisaient que des couleurs qui suffisent, tout juste, à colorier un livre de coloriage pour enfant de cinq ans. En Chine, on ne veut rien d'autre.
Citation

"parlent en pastel"
est resté dans ma tête comme une merveille. Parler par ce que vous portez signifie pour moi que vous avez pris soin d'une adresse discrète. Dans tout les gestes qui suivront cette journée, dans tous vos actes les plus simple, cet adresse existera. Il y a une sorte de souplesse, de préoccupation coupée d'un faux mental, un partage singulier relevant en pastel le voile de la nuit.
Oui, parler en pastel, c'est très beau. Comme l'art des Song. Une façon de parler à contrecourant de l'histoire.
Je me demande, Kiran et Francis, si un Indian Song aime les couleurs pastel...
Kiran, n'est-ce point lié à la forte proportion de chrétiens vivant dans le Kerala ?

Il me semble par ailleurs qu'en Inde, plus on est foncé, plus on ressemble au "modèle occidental" (TN, Kerala) alors que plus on est clair, plus on appartient au monde de la misère violente et poussiéreuse (UP, Bihar)... il me semble aussi que l'état le plus cultivé du Nord est le Bengale, est-ce une erreur ?

Sentaro Iwata
Ugetsu monogatori (Les Contes de la lune vague après la pluie)
(Kenji Mizoguchi, Daei, 1953)

A ses côtés, l'inégalable Japon.
» Il me semble par ailleurs qu'en Inde, plus on est foncé, plus on ressemble au "modèle occidental" (TN, Kerala) alors que plus on est clair, plus on appartient au monde de la misère violente et poussiéreuse

Ah bon ?? C'est étonnant ce que vous dites là, Jean-Marc, j'ai au reste lu récemment un article sur l'explosion des ventes de produits cosmétiques blanchissants en Inde...
Enfin, pour les brunolâtres comme moi, tout, tout, plutôt que les blondasses lissotriches (et les mièvres pastels)...
Pour dire cela plus simplement, il me semble que l'Inde dravidienne est plus douce, plus emplie d'urbanité que l'Inde aryenne.


J'avais par exemple été surpris de la proportion de restaurants strictement végétariens à Madras (Chennai), et par la douceur du Kerala. Au contraire, pardonnez-moi de ces termes, l'Inde du Gange m'apparaît pouilleuse et rioteuse.
Je voudrais m'attarder au palais enchanté
Et comme un voyageur étranger
Contempler à loisir des paysages peints
Sur des étoffes en des cadres de sapin
Avec un personnage au milieu d'un verger


[couper le son, passer Les Silvains de Couperin (1er livre, 1er ordre) par Scott Ross, et commencer à 1:33] :



La situation particulière du Kerala s'explique à la fois par la présence d'une forte et active minorité chrétienne, par l'influence des communistes qui ont participé au pouvoir pendant 50 ans et ont beaucoup fait, il faut le reconnaître, en faveur de l'éducation, et par l'exemple donné par les ex-castes dominantes (les brahmanes Nambudri notamment) dans le rang desquels, comme chez les Thakur du Bengale, il y a toujours eu beaucoup d'intellectuels et d'écrivains.

Je me souviens d'avoir été abordé il y a quelques mois, à Ernakulam, dans l'embarcadère des ferries, alors que je bavardais avec une amie française, par un homme âgé d'aspect plutôt misérable qui m'a demandé fort poliment si j'avais lu Alexandre Dumas et si selon moi Milady méritait vraiment la mort !

Les jeunes Kéralais lisent relativement beaucoup. Les grandes oeuvres de la littérature mondiale y sont presque toutes traduites en malayalam, la langue régionale, et faciles d'accès. Hélas, depuis quelque temps, les boutiques de téléphonie mobile se sont mises à proliférer et la situation va sans doute changer très vite.

Je rejoins donc Francis : comme en Chine ou à Hong-Kong, le rouleau compresseur de la modernitude imbécile et consumériste risque de tout écraser sur son passage.

Il y a là ample matière à réflexion. L'accession d'une partie de l'humanité à une relative aisance voire à la prospérité ne s'accompagne pas d'un désir de culture mais exactement du mouvement inverse. Il semble bien que ce soit un phénomène mondial et donc non circonscrit à la France ou à l'Europe décivilisées ou soumises à la contre-colonisation.Je n'en saisis pas bien les causes. Peut-être sont-elles moins politiques ou économiques que métaphysiques.
Avant de sauter dans la métaphysique, et même si ce saut peut s'avérer, à son heure, indispensable, il convient de s'interroger sur cette "aisance relative" en gardant les deux pieds en contact avec le sol, d'abord la surpopulation y est une gêne, ensuite cette aisance ne s'accompagne pas de l'otium cher à Orimont: l'on est prospère, l'on vit plus longtemps mais le temps nous manque, les affaires, les tracas nous assaillent et il y a pis encore: l'information inutile et son bruit, en sus des décibels moderne, s'ajoutent à toutes les contraintes énumérées. Pour trouver aujourd'hui, comme Maurice Ravel ou Jean Cocteau, une Villa Noaïlles, des îles d'Or comme eux les ont connues, il faut aller où, comme disent tous les abrutis téléphonistes mobiles ? Sur un bateau, en plein océan ? Peut-être, mais seul, ou à deux, quel vide, quelle sauvagerie, et quelle prison ! Non, il ne faut pas le désert, ni la cohue des gares et des ports, il faut des jardins... et des fleuves en lesquels et sur lesquels promener une solitude qui permette les rencontres quand on les souhaite. Et cette rareté là nous fait bien pauvres, plus que ne le furent toutes les générations passées.
Vous avez évidemment raison.

Mais le matraquage consumériste, les agressions auditives permanentes, la laideur envahissante, le cancer démographique n'expliquent pas tout : car force est bien de constater que l'humanité actuelle résiste fort peu à l'invasion de la sauvagerie, et qu'elle y voit même, dans son immense majorité, un bienfait et un progrès. Peut-être sommes-nous entrés dans une phase de mutation intellectuelle et spirituelle comme il y en eut dans le passé et que le Russe, le Chinois, l'Indien enrichis d'aujourd'hui (et bien sûr l'émir néo-esclavagite du Golfe et le Divers hexagonal) constituent l'avant-garde de cette nouvelle humanité dont l'islam, hélas, pourrait bien être la religion parfaitement ressemblante.
C'est une pensée douloureuse et qui me traverse parfois l'esprit: l'islam serait en quelque sorte la religion providentielle de la modernité, bénie par elle. Il viendrait à cette heure comme appelé par la providence; la modernité aura été en quelque sorte son fourrier, son fourreau. L'essor mondial du matérialisme n'est compensé ni par l'islam ni par aucune des religions dont ce devrait être le millénaire, selon la phrase célèbre de Malraux. L'islam fait la guerre aux autres religions mais cette guerre est purement politique et territoriale -- personne ne fait la guerre au matérialisme, rien ni personne ne s'engage contre lui dans une guerre pacifique menée au plan métaphysique, sans kalachnikov. Il n'y a aucune spiritualité en guerre contre le matérialisme et la laideur des fabrications anthropiques qui de leurs nuisances nous assaillent partout, aucune spiritualité si ce n'est peut-être chez certains bouddhistes. La critique non-matérialiste du matérialisme n'intéresse pas la jeunesse, majoritairement pas. Elle est le fait de bobos quinquagénaires européens égarés dans un siècle qui n'est pas le leur.

La vague millénariste à laquelle nous assistons, et qui a déferlé comme on l'a vu dans les pays arabes l'an dernier, n'est en rien portée par la spiritualité. Et pour rejoindre votre propos, il faut souligner que ce fait est probablement extraordinaire dans l'histoire humaine où tous les millénarismes sont portés par une aspiration spirituelle (ce qui fut le cas en Chine même -- cf. les Taiping).
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Ne croyez-vous pas que les générations passées eussent été aussi matérialistes que nous si le "progrès" avait été plus prompt ? Les excroissances technologiques que vous listez ne sont que des outils, et si pratiques parfois... Et qui refuserait une boîte à outils au prétexte que ces outils, inutilisés, encombreraient le cellier ? Certains bouddhistes, en effet. Certes, dans l'atmosphère embuée de lumière, de bruit, de fracas, encombrée de ces laides excroissances moderneuses, la présence et la voix des amoureux de la culture, souvent silencieuses et bridées par un circonspect quant-à-soi, se font très discrètes. Mais que la culture, désormais, hante les cloîtres davantage que la scène, est peut-être une aubaine, qui sait...
De même que l'inepte concept de "diversité" sert de caution "humaniste " à la mondialisaton libérale, le stérile islam servira de caution " spirituelle" au matérialisme.
» Ne croyez-vous pas que les générations passées eussent été aussi matérialistes que nous si le "progrès" avait été plus prompt ?

Ce semble probable : ce matérialisme apparent n'est que la conséquence d'une emprise accrue sur la matière. Comme souvent, l'occasion fait le larron.
L'omnimatérialisme fournit aussi la voie d'un refuge dans le virtuel. Les jeunes gens qui passent plusieurs heures par jour sur Facebook ou à tripoter leur doudou électronique vivent des existences entièrement dématérialisées, ne savent strictement rien faire de leurs dix doigts (le pouce seul leur suffit pour communiquer et communiquer leur suffit pour tout). Les smart phones sont irréparables sans professionnels experts (la figure des Steve Jobs et consort bidouillant dans leur garage appartient au siècle passé). Au-delà du matérialisme, rien d'autre que du matériel virtuel (et les rêveries de puissance des mondes fantastiques-héroïques), autrement dit le néant, l'impuissance.

Le progrès comme son nom l'indique, progresse, il le fait parfois par bonds, quand il avait pris trop de retard, mais sur l'ensemble de son parcours, il ne peut aller plus vite que lui même -- il doit attendre que suivent les ventes, que le matraquage publicitaire et propagandiste ait eu son effet, que les marchés d'exportation prennent le temps de s'ouvrir, d'exister, que les besoins s'affirment, s'affranchissent de l'ancien, des habitudes, des "réticences" et de la bêtise des gouvernants (cf. le cas de la diffusion de la musique sans support). Il est aussi et surtout le reflet de tout ce qui n'est pas lui et qu'il emporte avec lui; il ne peut aller un train plus soutenu que n'évolue, ne se meut, ne se meurt tout ce qui n'est pas lui -- le monde qui le porte et qui fait impitoyablement avorter ce qu'il ne reconnaît pas comme sien.
"Il n'y a aucune spiritualité en guerre contre le matérialisme et la laideur des fabrications anthropiques qui de leurs nuisances nous assaillent partout, aucune spiritualité si ce n'est peut-être chez certains bouddhiste."

Je connais fort mal le bouddhisme mais je me dis quelquefois qu'un bouddhisme acclimaté à l'Europe et à notre vieux passé chrétien pourrait être, pour l'Europe, une forme de salut. Et de résistance.

Les rares Européens convertis au bouddhisme que j'ai côtoyés (sans que je sache si leur conversion peut être considérée comme sérieuse) m'ont paru d'une haute qualité morale.
Il y a un chiasma spirituel et géopolitique en vue: les grands résistants de l'Orient, qui furent aussi ses grands martyrs, sont par excellence et vocation les Chrétiens. Les Chrétiens furent les résistants de l'âme, toute l'apologétique chrétienne des premiers âges est celle de la résistance et de la dissidence. Le vrai résistant (il est un magnifique petit texte posthume de Verlaine sur cette question) est un martyr de rien du tout, qui couche sa vie sous une pluie de balles pour absolument rien, aucun sens historique, mais en déclamant un grand inaccessible message transcendental et sans destinataire désigné: je meurs pour que les générations futures décryptent ma mort et je la leur donne en pâture pour l'esprit. Le martyre chrétien d'Orient, très tardif, n'est pas moins riche, hélas, que celui d'Occident. Le Japon, plus encore que la Chine, s'y distingue.

Or cette résistance ne fut point égalée par le bouddhisme, il n'y eut point de martyre bouddhique, ou bien très anecdotiquement, point en tout cas qui eût été systémique à cette religion. Le bouddhisme en Orient ne fut pas martyrisé, il fut marginalisé certes mais généralement accommodé et accommodant, d'une manière qui ressemble à celle des Chrétiens d'aujourd'hui en Occident, lesquels ont cessé de gêner les puissances, de les déranger. Les Chrétiens, depuis trois quarts de siècle dans nos pays, collaborent avec les puissances de manière inédite: ce sont les Chrétiens de base, et non plus les prélats qui facilitent l'oeuvre des omnipotents, se font les auxiliaires du puissant désordre mis en mouvement par les principautés et le pouvoir séculier. Le chrétien moderne est un collabo actif des puissants et revendique cette collaboration et en cela il ressemble à un certain bouddhisme en Orient, lequel ne broncha pas, ou ne broncha guère, quand les maîtres du Japon firent marcher 26 martyrs chrétiens de Kyoto à Nagasaki pour les y crucifier face à la mer le 5 février 1597 (une seule église au monde porte le nom de ces bienheureux, qui se trouve à Civitavecchia en Italie, l'Eglise des saints martyrs japonais). Si vous êtes chrétien Kiran, le jour de la prière à leur consacrer sera ce lundi, lendemain de la sainte-Agathe.

Il va falloir peut-être, en vertu de ce chiasme, que le bouddhisme fasse le travail naturel du christianisme, évidé de son âme en Occident. Il n'y a pas lieu de souhaiter cela, mais il n'y aura pas lieu non plus de le déplorer si cela se fait. Il faut d'intraitables résistants, des résistants absolus, aussi absolus qu'est le pouvoir des puissances qui se sont seules arrogé l'autorité du désordre en Occident et qui entendent régner sur ce désordre et s'en gaver sans partage.

Notice Wikimachin de Paul Miki

pour ceux qui voudraient en savoir plus sur cette journée du 5 février 1597 à Nagasaki
Francis Marche, auriez-vous oublié qu'on évalue quand même à plus de cent mille le nombre de chrétiens tués chaque année à cause de leur religion?
Les chrétiens sont en passe de devenir la minorité religieuse opprimée du XXIe siècle. Quand j'ai découvert ce chiffre de cent mille sur l'Observatoire de la christianophobie, j'ai été effaré. Et pendant ce temps, l'Occident reste silencieux devant ce qui apparaît comme un massacre de masse. Quand de nombreux chrétiens, Evangéliques et catholiques, sauront la persécution de masse subie par leurs frères chrétiens en tant que chrétiens, que se passera-t-il?
Il est vrai que pour l'instant on nous cause dans le poste "d'affrontements communautaires"... donc "tout va bien!" et la prise de conscience globale semble loin. Mais demain?
PS. Compter sur les bouddhistes occidentaux pour un supplément d'âme, c'est ne pas connaître les gentils milieux qui vont lire des livres dégoûlinants de moraline et de non jugement, d'esprit positif, de compassion, etc. qui prolifèrent dans ce milieu...
J'en suis bien conscient Loik, je parlais pour le seul Occident où d'une part les Chrétiens ne sont pas persécutés, collaborent joyeusement avec les puissances et restent de marbre face à ce que l'on sait des persécutions que subissent leurs coreligionnaires dans le monde. Aucun d'eux, à ma connaissance, ne s'est immolé par le feu à l'annonce de ces persécutions, comme le font parfois les bonzes au Tibet ou jadis en Indochine en protestation contre les puissances.
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