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Le Monde Culture et idées
Ma médiathèque mute
Les 4 400 bibliothèques publiques en France sont en perte de vitesse. S'adapter à l'ère numérique est une question de survie
Pascale Krémer
Vraiment trop cher, les livres. Il y a quelques mois, Muriel Barbottin, 64 ans, qui, par tradition familiale, « achetait toujours », a pénétré pour la première fois dans l'immense médiathèque de sa commune, l'Astrolabe de Melun (Seine-et-Marne). Au rez-de-chaussée, pas le moindre ouvrage, de l'espace, beaucoup, et deux tables ovales couvertes de Macintosh dernier cri. Là, elle s'est sentie « un peu perdue ». D'autant que, peu après, on lui proposait d'emprunter une liseuse. « Je surfe sur Internet pour mes recettes de cuisine mais ces tablettes pour lire, je n'en avais jamais vu. » Muriel, à l'usage, a trouvé l'appareil « léger, facile à utiliser pour tourner les pages, revenir en arrière, agréable à la lecture. Quand je suis partie en voyage, c'était parfait, au lieu des trois bouquins qui pèsent une tonne. » Conquise, elle songe à s'acheter sa liseuse. « Mais avec rétro-éclairage, pour mes insomnies. » Et s'imagine, un jour, « repartir en ayant chargé n'importe quel livre de la médiathèque ».
Construite en 2004, l'Astrolabe laisse présager la bibliothèque du futur. Dans ces 5 000 mètres carrés en pleine mutation numérique, l'omniprésence des écrans surprend. Dès l'entrée, « l'informatique est centrale, pour attirer d'autres publics, en faire un lieu innovant, où les usagers sentent qu'ils peuvent être acteurs », a voulu la direction. Au « cyberlab », les adultes viennent retoucher leurs photos, monter leurs films de vacances; les ados changer leur profil Facebook, jouer en réseau, peaufiner un reportage multimédia sur un groupe de rock du coin.
Au premier étage, d'autres ordinateurs pour rédiger son CV, le mettre en ligne, avec de l'aide si nécessaire. Au deuxième, un espace jeunesse, qui ne dépare pas. Aux côtés des livres, des CD-ROM ludoéducatifs, des jeux en réseau, des sites d'aide aux devoirs... Bientôt la Wii sera installée, comme c'est déjà le cas au-dessus, à l'étage des adultes. Là, un studio permet de visionner ou d'écouter CD ou DVD; on vous prête un casque et une place sur le canapé géant. Une grande télévision diffuse les chaînes du monde entier pour la maîtrise des langues. Dans un avenir proche, des logiciels de « serious games » offriront la possibilité de simuler un entretien d'embauche. Et six liseuses sont à disposition - avant l'arrivée des premiers iPad.
La visite ne dévoile pas l'essentiel : le site Internet, plate-forme sophistiquée qui permet de gérer son compte (prêts en cours, réservations), de donner son avis sur tel titre que pourront lire tous ceux qui consultent le catalogue, enrichi, donc, de commentaires, mais aussi de biographies, de bandes-annonces, d'interviews d'auteurs ou de cinéastes...
Grâce au site, le public accède gratuitement à une flopée de services en ligne. La médiathèque dispose même d'une page Facebook pour annoncer ses ateliers, expositions, conférences... ou un changement de moquette. « Histoire de casser notre image, d'avoir l'air moins sérieux, moins institutionnel. De toucher un public autre. Bref, de disséminer la médiathèque », espère son concepteur, Philippe Diaz.
Partout en France, dans les quelque 4 400 bibliothèques et médiathèques publiques, la même révolution numérique est en cours, ou envisagée. Question de survie, ont compris leurs directeurs. Leurs propos sont teintés d'inquiétude. Tous craignent, dans un proche avenir, de voir leurs bibliothèques dépassées, inutiles. La fréquentation connaît du reste une érosion lente mais régulière : 31 % des 15 ans et plus en 1997, 28 % en 2008. Les lecteurs inscrits pour emprunter des livres ? Seulement 14 % des Français. Et ce sont en grande partie des enfants (21 % ont moins de 14 ans).
Avec l'entrée en masse des écrans dans les foyers, dopée par la connexion Internet, la bibliothèque a perdu de son pouvoir d'attraction. Selon la dernière étude de fond du ministère de la culture, en 2009, un jeune passe chez lui deux heures par jour en moyenne sur Internet. Conséquences : la lecture des livres et journaux s'érode, les gros lecteurs reculent, surtout chez les jeunes, les visiteurs réguliers de bibliothèques et médiathèques sont moins nombreux.
D'où un changement de climat en France. A quoi bon investir dans les bibliothèques quand on trouve tout sur Internet ?, confient déjà certains élus. On est loin des années 1980 et 1990, quand, dans le cadre de la décentralisation, chaque maire de ville moyenne, voire petite, voulait sa médiathèque. Il trouvait que c'était l'instrument le plus efficace pour démocratiser la culture, faire en sorte qu'elle s'adresse à tous. C'était aussi un lieu de pouvoir. Eric Rohmer en a fait un film, L'Arbre, le maire et la médiathèque (1993), dans lequel le maire d'un village de Vendée se bat pour obtenir une subvention du ministère de la culture afin de pouvoir doter sa commune de ce lieu culturel. Son but : se faire élire aux élections législatives.
André-Pierre Syren, à la tête de l'Association des directeurs de bibliothèque des grandes villes, ose la question qui fâche : « A quoi sert une bibliothèque quand l'information est partout ? » Jusqu'à il y a dix ans, remarque-t-il, la bibliothèque était, dans la ville, le lieu le plus dense en informations. Ce n'est plus le cas. Evincées par les écrans, les bibliothèques doivent à leur tour proposer des écrans. Il faut redéfinir leur rôle, changer leur image pour que l'usager ait l'idée d'y venir chercher des contenus dématérialisés, déployer un nouveau marketing culturel.
Du reste, les directeurs ne parlent que de « virage » et de « changement d'ère ». « Il y a un rôle d'intermédiation avec le monde numérique à développer. Faire de la guidance, aider à se repérer sur Internet, à découvrir des choses intéressantes que la bibliothèque valide », croit le directeur adjoint du livre et de la lecture au ministère de la culture, Nicolas Georges. L'Etat a créé une commission des bibliothèques numériques et s'est fixé pour objectif qu'en 2015 toutes les villes d'au moins 20 000 habitants puissent proposer ce genre de lieux.
Cette mutation a démarré dans les années 1990, quand sont apparus, entre les linéaires de livres, les premiers postes connectés à Internet. Au milieu des années 2000 naissent les sites Internet de bibliothèques, avec catalogue en ligne, gestion de leur compte par les usagers. Les fonds anciens sont numérisés. Depuis 2010, nouveau palier : les abonnés se voient offrir des services en « streaming », du téléchargement gratuit en toute légalité - livres numériques, BD, livres audio, presse, autoformation (langues, code de la route, informatique, aide aux devoirs), musique et vidéo, jeux vidéo, etc.
Les sites des médiathèques s'enrichissent en contenus. Et l'on commence à mettre à disposition des iPad. A prêter, aussi, des liseuses. C'est même la mode du moment. Depuis une première expérience en 2009 à La Roche-sur-Yon, puis en 2010 à Issy-les-Moulineaux, tout le monde s'y met. La médiathèque du Grand Troyes prête neuf eBooks, en achètera une douzaine de plus cette année. « Il y a une vraie curiosité. Deux mois d'attente. Certains s'inscrivent en bibliothèque juste pour ça. » Le Motif, observatoire du livre en Ile-de-France, vient d'expérimenter le prêt de liseuses dans sept bibliothèques des Yvelines et du Val-d'Oise, avant de faire de même en Seine-Saint-Denis. Paris s'est tout juste doté de vingt-cinq liseuses pour ses bibliothèques.
Il faut accompagner le mouvement vers ces nouvelles manières de lire. Rares sont les occasions de prise en main, pour l'instant, et surtout de lecture d'un ouvrage en entier. « Plutôt que de laisser l'usager découvrir seul ces nouveaux médias, nous gardons le contact avec lui, et, éventuellement, nous touchons un nouveau public jeune, habitué des smartphones et de l'iPad pour qui le bouquin est rébarbatif », espère Pierre Gandil, à la médiathèque du Grand Troyes.
Sa consœur de la médiathèque de Levallois-Perret, Sophie Perrusson, voit l'urgence de lutter contre un « fossé numérique qui se creuse », et surtout d'innover. Levallois n'a pas barguigné. Dix iPad, bientôt, à disposition. Commandes possibles via le site Internet et livraison à domicile en 24 heures des livres, CD et DVD. Tapez sur le site « Aznavour » pour avoir la liste des disques, partitions, livres le concernant à la bibliothèque, ainsi que des articles de presse, livres numériques, films directement consultables en streaming... Sophie Perrusson voit les effets : « Nous gagnons de nouveaux inscrits, notamment des étudiants pour la presse en ligne et toutes les ressources consultables à distance, à n'importe quel moment. »
Pour Sophie Perrusson, il faut au moins cela « pour ne pas disparaître ». Le déclin est-il enrayé ? Trop tôt pour le dire. Car nombre de freins doivent être levés. Réticences des bibliothécaires face à ce monde numérique qui chamboule leur métier, le rend plus technique, les oblige à se former. Faiblesse et coût rédhibitoire de l'offre de livres numériques en France. Encadrement législatif insuffisant : dans quelles conditions acheter ces fichiers et les prêter ? A combien de personnes, sur combien de liseuses ? Nul ne sait. Selon Michel Fauchié, qui préside l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque, « le paysage du livre numérique n'est pas très favorable aux bibliothèques. Pour l'instant, il est difficile d'offrir un service fiable et correct. On ne trouve qu'un livre sur cinq en numérique. »
Mieux vaut, en attendant, produire ses propres contenus. « Les sites Web, anticipe M. Fauchié,deviendront des plates-formes communes aux bibliothèques, libraires, lecteurs, avec une production éditoriale créant de la valeur autour du livre. » Le ministère de la culture tente déjà d'inciter bibliothèques et librairies à collaborer sur le livre numérique afin d'éviter que le marché ne leur échappe. Pas de concurrence à craindre : les mêmes gros lecteurs (statistiquement, des femmes) empruntent et achètent à la fois.
André-Pierre Syren va plus loin : « Pour se dynamiser, une bibliothèque doit construire une offre spécifique sur la Toile : être en synergie avec la création locale, diffuser de jeunes groupes de musique, être à l'écoute du public défavorisé, des élèves et des étudiants, valoriser nos fonds, faire connaître les événements culturels que nous organisons auprès de ceux qui ne savent même pas que nous existons. » Bref, la bibliothèque, naguère dépôt de médias, devient elle-même un média. A Metz, la médiathèque a lancé un blog sur la création du cru et un journal tabloïd diffusé à 50 000 exemplaires. Toulouse podcaste ses conférences. A Lyon, on peut lire une mise en perspective hebdomadaire de l'actualité sur le site de la bibliothèque municipale.
Le coeur de l'activité de la BPI (bibliothèque de Beaubourg), à Paris, sera bientôt de traiter l'actualité du monde, à en croire son directeur, Patrick Bazin, qui entend, via un Web magazine, « fournir des contenus sur des sujets, pour les contextualiser ». Plus tard, il sera sans doute question d'une agence de presse des bibliothèques, susceptible de fournir en contenu les sites des collègues. S'il parvient à convaincre ses bibliothécaires de se transformer, un peu, en journalistes.
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