Hélas je doute fort que la canaille soit une question de nombre ou de proportion d'individus "canailleux" chez le peuple majoritairement résolu à la common decency. La canaille, comme la nocence, est un état d'esprit. Miniscule anecdote qui fait écho à celle des dévisseurs de rails: je me souviens de travaux de réfections dans le voisinage, quand j'habitais Hong Kong. On repeignait des garde-corps en métal sur les quais. Les ouvriers devaient décaper ces tubes de métal, sur lesquels tout choc était très sonore, avant d'y appliquer les couches de primaire, puis de peinture. Ils avaient trouvé une méthode simple, économique (pour leurs employeurs, je suppose): taper de dessus à grands coups de marteau pour faire s'écailler la vieille peinture et en débarrasser les tubes, sans aucune considération ni égard pour personne; le fracas en était assourdissant et continuel, mais cela leur était pratique, expédient, efficace, allait droit au but, faisait gagner du temps, de l'argent, etc. Impossible de s'opposer à cela par un règlement qui n'eût été bien évidemment jamais respecté; il ne peut être interdit de décaper des tubes en tapant dessus; ce n'est ni un crime ni un délit, seulement une nocence. Eh bien je dis qu'il n'y a entre cette méthode de travail et le dévissage des rails qu'une différence d'ampleur, un saut quantitatif et non qualitatif. La
common decency, si elle eût existé chez ces gens, comme elle existe au Japon, eût intimé, par un geste du chef du chantier, de changer de méthode, d'humaniser les procédures, d'avoir une pensée pour autrui.
J'ai habité 12 ans à Hong Kong, dont de longues périodes dans la ville même qui n'était qu'un immense chantier de construction. L'administration britannique d'alors avait édicté des normes anti-bruit, concernant notamment les marteaux-pilons dont le travail consiste à enfoncer des poutres d'acier de vingt-cinq mètres de long dans les fondations des immeubles, pour assurer l'enrochement des structures, en tapant sur leur bout comme un plante un clou. Trois jours de martèlement étaient nécessaires pour enfoncer une poutre. Ces marteaux, que l'on appelait "jack-hammers" étaient le cauchemar des sept millions d'habitants que comptait la Colonie. Rien ni personne, aucune amende, n'a jamais pu en freiner la furie cataclysmique. Des inspecteurs (parfois britanniques) se rendaient sur les lieux avec leurs instruments de mesure dont l'aiguille de lecture des décibels quittait aussitôt le cadran, des sommations devaient être émises, l'engin s'interrompait quelques heures, puis repartait de plus belle pour faire des heures supplémentaires, le soir très tard, afin de rattraper le temps gaspillé par ces formalités. Ces marteaux étaient interdits dans d'autres pays, au Japon notamment, mais pas à Hong Kong, où l'on se contentait d'en modérer administrativement les abus, et pour la pure forme. Et bien évidemment, la plupart de ces engins ont dû ensuite continuer leur carrière en Chine continentale.
Ce que je vous dis sur la Chine et qu'omet Leys fait le fond d'un débat chez les penseurs depuis trois bons millénaires. Tout ce qui a des lettres et des humanités en Chine déplore cet esprit, le condamne, préconise des solutions, parfois les met en oeuvre mais la poussée des hommes qui veulent vivre, s'enrichir, parader, réussir, s'imposer, marquer leur époque, aller au but, est trop forte, aussi forte que la poussée démographique, et si le bon peuple conserve un attachement révérencieux pour ses maîtres en civilisation, il n'en demeure pas moins acteur premier de cet enfer.