Depuis quelques jours, je lis une transcription manuscrite datant de 1888 des archives (archives des communautés et archives des paroisses, de 1467 à 1888) d'une vallée de haute montagne, située à l'Est du département des Hautes-Alpes, à la frontière avec l'Italie, Etat qui, avant 1860, se nommait Savoie, Piémont, Piémont-Sardaigne. Pendant plusieurs décennies, de 1685 (et même avant) à 1745 et même au-delà, jusqu'en 1815, la vie des habitants de cette vallée, dont l'économie agropastorale était relativement "prospère", a été troublée par des incursions de troupes ou de milices ennemies, en guerre, avec la Savoie ou le royaume de Piémont-Sardaigne, contre la France.
On se représente l'Etat à la tête duquel se trouvaient Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Bonaparte, etc. comme un Etat fort ("monarchie de droit divin", "monarchie administrative", embryon d'Etat totalitaire, "l'Etat, c'est moi"), ce qui, symboliquement, était sans doute vrai. Mais cet Etat, supposé fort, était incapable d'assurer la sécurité des mille familles de paysans éleveurs qui vivaient à cette frontière-là. Non seulement les troupes et milices ennemies (dits "Vaudois", "Piémontais", "Autrichiens") franchissaient la frontière, qui n'était pas protégée ou qui était mal défendue, pour piller les villages et s'emparer du bétail, du linge, des meubles, de l'or et de l'argent; mais aussi elles imposaient les populations (les contributions de guerre) pour éviter que leurs biens ne soient pillés et leurs maisons incendiées (ce qui arrivait, même quand la rançon avait été versée) : des contributions de plusieurs milliers de livres (pendant plusieurs années : 41000 livres) payables "par quartier" (un quart de la somme totale tous les trois mois). De temps en temps, le Roi envoyait des troupes pour empêcher les incursions ennemies, mais les frais occasionnés par le "cantonnement" et le logement (l'ustensile) de ces troupes étaient mis à la charge des habitants, qui payaient trois fois pour une protection aléatoire.
Ces archives montrent
a) que l'Etat royal était beaucoup moins fort et puissant que cela n'est dit, en particulier en sa qualité de "seul détenteur de la violence légitime", et qu'une partie importante du territoire de la France échappait partiellement ou pendant quelques décennies à la protection que l'Etat était censé assurer;
b) que la situation, tragique alors, s'est aggravée depuis trois siècles, puisque l'insécurité (ou l'absence de protection) s'est déplacée des frontières au coeur même du pays, dans les "quartiers" ou les "cités", où les subventions prodiguées (ersatz de ces contributions de guerre de jadis) achètent un semblant de "paix sociale" et où les victimes sont contraintes de payer elles-mêmes et par des primes d'assurance élevées et par l'augmentation des impots locaux la remise en état des édifices publics et le remplacement de leurs biens, incendiés ou volés.