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De L'Etat

Envoyé par Henri Rebeyrol 
08 juin 2012, 10:10   De L'Etat
Depuis quelques jours, je lis une transcription manuscrite datant de 1888 des archives (archives des communautés et archives des paroisses, de 1467 à 1888) d'une vallée de haute montagne, située à l'Est du département des Hautes-Alpes, à la frontière avec l'Italie, Etat qui, avant 1860, se nommait Savoie, Piémont, Piémont-Sardaigne. Pendant plusieurs décennies, de 1685 (et même avant) à 1745 et même au-delà, jusqu'en 1815, la vie des habitants de cette vallée, dont l'économie agropastorale était relativement "prospère", a été troublée par des incursions de troupes ou de milices ennemies, en guerre, avec la Savoie ou le royaume de Piémont-Sardaigne, contre la France.

On se représente l'Etat à la tête duquel se trouvaient Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Bonaparte, etc. comme un Etat fort ("monarchie de droit divin", "monarchie administrative", embryon d'Etat totalitaire, "l'Etat, c'est moi"), ce qui, symboliquement, était sans doute vrai. Mais cet Etat, supposé fort, était incapable d'assurer la sécurité des mille familles de paysans éleveurs qui vivaient à cette frontière-là. Non seulement les troupes et milices ennemies (dits "Vaudois", "Piémontais", "Autrichiens") franchissaient la frontière, qui n'était pas protégée ou qui était mal défendue, pour piller les villages et s'emparer du bétail, du linge, des meubles, de l'or et de l'argent; mais aussi elles imposaient les populations (les contributions de guerre) pour éviter que leurs biens ne soient pillés et leurs maisons incendiées (ce qui arrivait, même quand la rançon avait été versée) : des contributions de plusieurs milliers de livres (pendant plusieurs années : 41000 livres) payables "par quartier" (un quart de la somme totale tous les trois mois). De temps en temps, le Roi envoyait des troupes pour empêcher les incursions ennemies, mais les frais occasionnés par le "cantonnement" et le logement (l'ustensile) de ces troupes étaient mis à la charge des habitants, qui payaient trois fois pour une protection aléatoire.

Ces archives montrent
a) que l'Etat royal était beaucoup moins fort et puissant que cela n'est dit, en particulier en sa qualité de "seul détenteur de la violence légitime", et qu'une partie importante du territoire de la France échappait partiellement ou pendant quelques décennies à la protection que l'Etat était censé assurer;
b) que la situation, tragique alors, s'est aggravée depuis trois siècles, puisque l'insécurité (ou l'absence de protection) s'est déplacée des frontières au coeur même du pays, dans les "quartiers" ou les "cités", où les subventions prodiguées (ersatz de ces contributions de guerre de jadis) achètent un semblant de "paix sociale" et où les victimes sont contraintes de payer elles-mêmes et par des primes d'assurance élevées et par l'augmentation des impots locaux la remise en état des édifices publics et le remplacement de leurs biens, incendiés ou volés.
Utilisateur anonyme
08 juin 2012, 16:29   Re : De L'Etat
Sous la monarchie absolue, l’État, dont le caractère absolu était tout relatif comme vous le soulignez, ne s’intéressait qu’à la sécurité de Paris pour des raisons politiques évidentes. La capitale était le seul endroit où existaient un lieutenant de police et des commissaires de police. La sécurité des autres villes était laissée au soin des autorités municipales (milices bourgeoises). Les corporations avaient aussi des sortes de milices pour assurer l’ordre du métier, la Ferme avait son armée privée qui livrait quelques fois des batailles en ligne contre les contrebandiers, et qui pouvait les perdre (par exemple contre Mandrin monté de Savoie jusqu’à Nevers sous Louis XV, donc à l’apogée de l’absolutisme !). Les communautés paysannes assuraient l’ordre dans les campagnes et les compagnies maritimes l’ordre dans les colonies.
L’État monarchique était très loin de d’être le "seul détenteur de la violence légitime",
08 juin 2012, 18:44   Re : De L'Etat
Certes. Pourtant, entre 1685 et 1810, les habitants de ces vallées payaient des impôts à l'Etat. Cela n'empêchait pas qu'ils fussent attaqués par des armées étrangères sans que l'Etat vienne les défendre et surtout le Roi acceptait que ses sujets puissent être rançonnés par des puissances étrangères, contre la promesse qu'ils ne seraient pas attaqués, sans que l'Etat se porte à leur secours. C'est à mon sens une rupture unilatérale du "pacte" politique premier qui justifie les impôts, les frontières et l'existence de l'Etat.
08 juin 2012, 19:19   Re : De L'Etat
Mais ces frontières savoyardes n'ont-elles pas toujours été "poreuses", pour dire le moins ? Considérer que la contrebande, qui échappe à l'impôt a toujours été notoirement pratiquée, au détriment de l'Etat, par les populations frontalières de la France (en Savoie avec le piémont, mais aussi en Flandres, et sans doute ailleurs). Brigands de grand chemin, contrebandiers, rançonneurs, milices diverses et soldats débandés formaient le "fond de sauce" sociologique de ces territoires, chaque groupe se payant sur les autres...n'est-ce pas ?

Mais ce fut partout pareil (en Chine: seigneurs de la guerre dans les marches de l'empire; et le royaume Khmer qui n'a jamais, et aujourd'hui pas davantage, pu tenir ses frontières sans alliances au moins tacites avec des rançonneurs indépendants). Dans certaines régions, la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge n'existe tout simplement pas, n'a jamais réellement existé. En Europe, les frontières d'Etat semblent n'être devenues intangibles et solidement gardées qu'à partir du jour où les hommes du commun purent véritablement voyager loin, se déraciner en masse. Les visas apparurent alors pour les simples citoyens, quand des lettres de créance suffisaient jadis aux grands voyageurs de la noblesse.

Le grand paradoxe des temps présents, presque ininterprétable en-dehors de thèses "du complot politique": jamais les populations n'ont disposé dans leur histoire de moyens techniques de déplacement plus efficaces et sûrs pour la migration de masse -- et c'est le moment que l'on choisit pour abattre les frontières. Un saut paradigmatique s'est effectué: voyages difficiles, frontières lâches; voyages moins difficiles, frontières mieux gardées, tel était le paradigme frontalier des "anciens régimes"; la modernité le met cul par-dessus tête, "sans raison apparente": voyages on ne peut plus aisés, frontières qui disparaissent !
Utilisateur anonyme
09 juin 2012, 09:47   Re : De L'Etat
Les historiens opposent les frontières du moyen âge, floues et poreuses, aux (vraies) frontières des temps modernes. Il s’agirait de la mise en pratique des théories de la souveraineté. Il est cependant fort probable que les historiens prirent trop au sérieux Jean Bodin. Faire respecter des frontières fixes semblent un tâche impossible sans moyens de communication rapides (Le télégraphe apparaît au XIXe siècle). La frontière entre la Savoie et la France correspond à la démarcation entre la Savoie et la Haute Savoie d’une part l’Ain et l’Isère d’autre part. Quand on connaît le terrain, sans moyens d’interventions rapides et sans télécommunications on voit mal comment faire respecter la frontière. Il est encore possible de passer en Suisse par erreur.
Ajoutons qu’une incursion temporaire de troupes étrangères (ou de bande de contrebandiers) était inévitable : L’envoi d’une armée en riposte nécessitait un ordre venant du secrétaire d’État à la guerre (ou des Fermiers généraux pour les contrebandiers) qui ne pouvait être informé du problème qu’après la fin de l’incursion. J’estime le délai d’intervention d’une armée dans cette zone à un mois. Ajoutons aussi que la localisation de l’ennemi était complexe sans moyens aériens ce qui explique la promenade de Mandrin de Pont de Beauvoisin jusqu’à Nevers. Les incursions contraires existaient aussi puisque Mandrin fut arrêté en territoire étranger (duché de Savoie dépendant du royaume de Sardaigne) grâce à une violation de frontière de l’armée royale.
Utilisateur anonyme
09 juin 2012, 09:53   Re : De L'Etat
Remarque : Sous l’ancien régime les impôts indirects sont affermés. La contrebande ne coûte rien à l’État et le Roi ne s’en préoccupe guère, c’est le problème des Fermiers Généraux. La privatisation a des avantages.
10 juin 2012, 14:55   Re : De L'Etat
Un lecteur de notre forum, décidément trop timide pour s'y exprimer directement (en dépit de nos plus vifs encouragements à le faire) nous transmet les remarques suivantes:


A l'appui de ce que disent Francis et Jean-François, il me semble que ces populations frontalières avaient un rapport au mieux ambigü à l'autorité royale.

Par ailleurs, les difficultés d'intervention des troupes royales étaient réelles : les communications étaient mauvaises, les bandes de taille moyenne (cent brigands ou soldats, si tant est qu'il y ait eu une différence) étaient mobiles et se réfugiaient rapidement derrière la frontière (elles étaient souvent renseignées par la population).

Songez que deux troupes bien armées, bien commandées et bien entrainées, les fusiliers de La Morlière et les chasseurs de Fischer ratèrent plusieurs fois (de peu, mais ratèrent) Mandrin et sa clique.

On ne put mettre la main sur Mandrin et Mandrin sur la roue que lorsque les La Morlière "tournèrent leur veste", entrèrent nuitamment en Savoie et capturèrent le Mandrin en cause au grand dam du souverain local. Les Fermiers propulsèrent Mandrin dans un monde meilleur avant que les cris de chat écorché du Savoyard outragé n'aient obligé à libérer le malfaisant.

Notez aussi qu'il y eut, outre les guerres extérieures, de fort nombreuses opérations de pacification, dont celle de Marbeuf et Grandmaison, en Corse, toujours vers cette époque.

Un peu plus tôt, au temps de la Splendeur de Louis XIV, la révolte de Roure avait, sur les terres de Francis, causé bien des soucis d'avril à août 1670. Il fallut deux mois au marquis de Castries pour rassembler les forces suffisantes pour lutter contre les séditieux, et deux mois pour les écraser.


Bien à vous,
Utilisateur anonyme
10 juin 2012, 15:00   Re : De L'Etat
(Message supprimé à la demande de son auteur)
10 juin 2012, 22:42   Re : De L'Etat
C'est pourtant l'étincelle subversive et incorruptible d'un Mandrin qui serait précieuse aujourd'hui, quand on sait ce qu'est devenue la Ferme.
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