Quand on a passé comme moi autant de temps dans son bain à observer les bulles de savon à la surface de l’eau, on est sensible à leurs couleurs, à leurs tailles, aux phénomènes qui les dispersent ou qui les agglomèrent.
Le seul résultat constant de toutes mes observations fut la confirmation de mes conclusions, à savoir que les flux migratoires tels qu’ils sont observables chez l’humain, à travers le temps et l’espace, sont régis par des lois analogues à celles qui commandent aux bulles de savon.
La sociologie ne s’est pas assez intéressée au phénomène des bulles.
Certes, l’observation attentive des bulles de savon ne saurait se substituer à la dialectique des forces, et je ne prétends pas non plus réduire la réalité sociologique à ma théorie des remous, et ce d’autant moins qu’au bain j’associe ordinairement la consommation immodérée de champagne. Mais ma méthode est celle qui s’oppose le plus aux analyses strictement mécaniques auxquelles les sociologues nous ont habitué, car non seulement j’ai développé une technique de remous endogènes par un gonflement de l’abdomen renouvelé sur un rythme savant, mais j’ai su recréer la complexité ethnographique des phénomènes en partageant mon bain avec des jeunes femmes d’origine extra-européenne qui pour des raisons scientifiques ne sont jamais les mêmes. Se destiner à la science suppose des sacrifices, et, en tant que chercheur idéaliste, je m’attache à décrire rigoureusement les phénomènes. Le mécanisme est chaque fois le même : Les bulles éclatent ou s’agglomèrent, par une évolution dont elles portent en elles-mêmes le principe. C’est ainsi. Leur reproduction peut s’effectuer par fusion binaire, mais pas toujours.
La rencontre de nos mouvements ondulatoires respectifs crée les courants qui permettent d’identifier les crises des forces vitales en présence.
Par exemple, en demeurant immobile (s) les bulles se répartissent harmonieusement sur la surface de l’eau du bain. C’est à la fois très beau, et très stable, mais c’est la négation du progrès. La croyance selon laquelle les bulles peuvent apparaître spontanément est réfutée par l’expérience. Il faut créer des remous. On ne dira jamais assez combien l’art des remous constitue, avec de solides connaissances en matière de saponification de l'éthanoate d'éthyle et accessoirement de la température de l’eau,
En conséquence, mes expériences démarrent toujours par des mouvements d’abdomen qui produisent un phénomène de détachement des bulles dans un premier temps, d’éclatement pour certaines, mais surtout d’agglomération au profit des bulles les plus grosses.
Fatou, qui est une femme très perspicace, me disait, un jour, qu’à ses yeux, c’est dans un processus analogue que la révolution renversa l’ordre ancien parce que la noblesse ne pouvait pas survivre à la grande fraternité des peuples.
C’est peut-être ainsi en effet que la noblesse a disparu au profit de la bourgeoisie. Du coup, on peut considérer que si j’accélère le mouvement, c’est la bourgeoisie qui a son tour disparaîtra, au profit de la petite bourgeoisie, car il se produit alors un phénomène de « phagocytage » où une multitude de micro-bulles s’agglomèrent autour d’une bulle préexistante et finissent par l’étouffer.
Prenant pour hypothèse une source unique des remous, et même si la lutte s’intensifie, ces bulles de dimensions variées apparaissent comme fermée, et se concentrent toutes à la hauteur de mon nombril. Elles agissent comme des entités distinctes et individuées, indifférentes aux autres bulles plus lointaines. C’est alors que dans une rêverie nationaliste, ou de refus du progrès, je m’immobilise soudain afin de prolonger ce moment d’inertie jusqu’à ce que Fatou démarre un mouvement des anches, langoureusement d’abord, puis qui s’accélère, écartant à tout jamais les dangers de la stagnation. Toute la surface de l’eau fait des vagues, et je vois se fragmenter ce groupe en apparence soudé, en deux, puis en trois groupes, chacun se fragmentant à son tour en une multitudes de sous groupes qui n’ont en commun que de demeurer dans une relative proximité.
Là, à trente centimètres de mon petit groupe du bulles trop délicates et déjà mises à mal, un genoux émerge au dessus de la surface, c’est celui de Fatou, et puis c’est toute la jambe, qu’elle soulève hors de l’eau pour la replonger en produisant un remous considérable. Mon petit groupe de bulles disparaît finalement dans ce sillage. Fatou est la seule femme avec laquelle je discute philosophie en partageant le bain. Fatou parlait donc sur le phénomène, avec tendresse, mais sans ambages : « Une classe qui cherche à se soustraire à ses obligations tout en maintenant ses avantages est condamnée. Lorsque les positions deviennent difficiles à défendre, parce qu’il devient impossible d’en contester l’injustice, elles disparaissent »
Cela est très vrai et on ne peut maintenir longtemps une illusion. L’avantage de naître français devient difficile à défendre, et tenter toute résistance au moyen de sa propre énergie est la chose la plus pathétiquement vaine. Il fallait s’attendre, en effet, à ce que les choses se passassent conformément à la théorie des remous, sauf intervention du surnaturel. C’est un cercle infernal dont on ne peut se délivrer que par le haut. De toutes les inégalités dont nous devrons nous prévaloir, la plus grande sans doute, est celle des valeurs morales. Trouver l’avantage que l’on ne nous disputera pas. C’est Fatou qui de ses doigts en forme de cercle, fit s’envoler les premières bulles, sans vague ni remous, rien qu’avec son souffle, et un joli sourire m’invitant à la suivre.