Le voyage en avion, comme le voyage en train, a introduit un bouleversement existentiel de taille, et que l'on ne mesure guère: celui du voyage que l'on ne peut interrompre. Du bateau, vous pouvez sauter dans la mer, mettre à flot une chaloupe, un radeau: si la manoeuvre est bien exécutée, elle est sûre, elle est prévue. La diligence, le cheval, le vélo, les patins à roulette, l'automobile, l'autobus bondé, tous sont susceptibles d'obéir à la décision d'interrompre ou d'inverser votre voyage individuel. Pas l'avion, pas le train, pas le métro, lieux, machines à désespoir et à suicide. D'où le blues des trains, des trains russes en particulier (Tchékov); d'où la rage impuissante de mourir en dépit de sa volonté de quitter l'avion avant son décollage et son écrasement.
Il en va ainsi de tant de choses, désormais, que la réification qu'impose un trajet instoppable (celui de l'imprimante de bureau qu'il est impossible d'intimer d'interrompre sa dévoration de votre dernière rame de papier, du lave-linge parti rugissant, sourd comme une cavale emballée, etc.) à celui qui subit cet affront dans la panique impuissante de la chose lancée contre elle-même, fait clamer aux victimes d'être enfin entendues.
L'opposable: contre tout emballement, guerrier, administratif, judiciaire (Outreau), machinique, on désire crier "stop". Or quand tout s'arrête, il n'y a plus rien. Tout est à réinventer, jusqu'à la roue. L'impuissance éprouvée lorsque s'arrête ou se meurt le mouvement est pire encore, plus angoissante encore que le tourbillon incontrôlé qui nous avait dépris de notre choix d'aller ou de n'aller point dans la poursuite du mouvement. Tant pis pour eux: fallait pas l'enfourcher, la civilisation moderne des roues attelées et des motrices.
Un avion de ligne doit être démonté et remonté dans le cadre de son cycle de révision technique, tous les deux ou trois ans. Cela coûte cher. Aussi, on fait comme si. On règle des assurances, qui rassurent, cela coût moins. L'avion, donc, un jour, ne s'arrache plus à la piste et s'en va mourir de honte dans la forêt voisine en s'explosant pour qu'on ne le voie plus. Personne au monde, qui prend place dans un avion, ne songe à se poser la question. Il y aurait un milliard de questions à se poser si bien que l'humanité a décidé de ne s'en plus poser. Se poser la question technique qui sous-tend la technique, c'est dépassé, comme s'il était acquis que désormais, au XXIe siècle, parce que c'est le XXIe siècle, l'avion marche tout seul sur les nuages, comme l'eau claire coule du robinet ou le luminaire obéit à l'interrupteur du salon comme l'oiseau fait son nid, le têtard se métamorphose en grenouille, grosso modo sans intervention de l'homme. Avance, arrête, avance, arrête, voilà comment le monde devrait être, voilà les seules commandes auxquelles il se devrait d'obéir. Le reste, qui sous-tend ce module insane, appartiendrait aux siècles passés. Illusion... cruelle illusion: sous les nuages flottant, le lit de pierre est très bas.