Cher monsieur Eytan,
Si vous vous êtes montré cavalier, je ne m'en étais pas rendu compte.
Pardonnez-moi le temps que j'ai pris pour vous répondre mais il me fallait, pour rester à votre niveau, bien réfléchir et bien lire. Dans ma villégiature estivale, la bibliothèque est menue mais le volume des Confessions de Saint Augustin qu'elle contient m'a procuré d'édifiants moments.
La présentation que vous faites de l'augustinisme, dont les Jansénistes se veulent des sectateurs stricts, est à la fois correcte et tendancieuse :
"De cela au reste il ressort cette conclusion d'esprit très peu aristotélicien, pour le coup, que la puissance est de Dieu, et l'acte de l'homme ; mais peu importe, et bien que j'aie d'ailleurs convenu que les termes utilisés soient maladroits, le principe me semble être là."
Certes, votre résumé correspond bien à un certain esprit augustinien, qui charge l'homme de ses péchés, parce qu'il dispose du libre-arbitre (livre VII, chapitre 3, par exemple), et loue la grâce divine de l'aider à bien agir ("Ô mon Dieu, mon Sauveur, combien par votre assistance et par votre grâce ai-je fait de retranchements en mon coeur dans cette vaste forêt pleine de tant d'embûches et de dangers ?", X, 35). Mais l'on voit bien dans cette dernière citation qu'Augustin s'impute à lui-même, qui est sujet de la phrase, le retranchement dont il se réjouit, la grâce jouant le simple rôle, même s'il est indispensable, de force auxiliatrice.
Dans le même esprit, on peut trouver ailleurs (VIII, 5) :
"C'était moi-même qui formais en même temps ces deux désirs [celui de l'esprit et celui de la chair] : et néanmoins c'était plus moi qui me portais au bien que je commençais d'aimer, que ce n'était moi-même qui me portais au mal que je haïssais." Bien sûr, il s'impute à lui-même le bien comme le mal. Il est vrai qu'à la fin du chapitre, Dieu intervient en lui parlant. C'est par l'intermédiaire de la Bible, lecture utile entre toutes, vous en conviendrez, et qui soutient certains d'entre nous d'une manière décisive. Voilà ce que peut-être la grâce et ce qu'elle est dans ce chapitre.
On m'objectera que la lecture de la Bible n'a pas toujours d'heureux effets et que les avertissements reçus ne sont pas toujours écoutés. Qui le conteste ? Mais quel besoin a-t-on pour ce cas de bâtir d'obscures théories de "grâce suffisante inefficace" ? Certes, vous le dîtes bien, le concept en question se tient droit en bonne logique aristotélicienne. Mais quel besoin a-t-on de ratiociner sur l'ineffable ? Pascal explique d'une manière qui me paraît convaincante que le compromis politique entre Dominicains et Jésuites est une de ces raisons.
Pourtant la grâce, telle qu'elle est chez Augustin, c'est-à-dire pas coupée en morceaux comme par des mathématiciens ou des notaires, est encore ce qui se fait de mieux pour résoudre l'énigme si courante et si humaine, et que chacun peut voir au-dedans de soi lorsque, voulant faire le bien, il fait le mal. Devant ce curieux mystère, qui fait toute l'oeuvre de Proust, la pensée grecque demeure muette, et Aristote aussi avec toutes ses catégories.
Enfin, retirés du monde pour prier et écrire des textes pieux, je crois que les Solitaires ont vécu en chrétiens. Ils ont peut-être eu tort sur tel ou tel point de doctrine, ont sans doute commis bien des erreurs et bien des fautes, mais je ne comprends pas, non, vraiment, je ne comprends pas la haine à leur égard qui se lit en ce fil. (Je ne parle pas de vous, monsieur Eytan.)
Accessoirement, la traduction des Confessions par Arnauld d'Andilly est belle au-delà de toute mesure.