Karl Marx a écrit entre 1860 et 1862 une « notule » d’une page environ, incluse par les éditeurs dans le tome IV du Capital (« la théorie de la plus-value ») et dans laquelle on peut lire un vibrant « éloge du crime », titre sous lequel cette « notule » est connue et a été rééditée à part en 1976 par la librairie Tschann et en 1998 par les éditions Deleatur.
Il n’est pas dans mes intentions de mettre en parallèle cet éloge du crime et celui de Breivik. Le second est littéraire, sinon « ironique », du moins « distancié » ; il tient de la négativité ; il n’a rien en commun avec le premier, qui est de l’ordre de la positivité économique et sociale. Millet n’approuve pas le crime de Breivik ; Marx tient le crime pour le moteur qui n’apporte à la société que des bienfaits et qui participe au règne de la plus-value : amélioration des techniques de protection des biens (serrures), de l’argent (innombrables clés informatiques (aujourd’hui) qui rendent quasiment impossible l’impression de faux-billets), de recherche des criminels (police scientifique) ; multiplication des « emplois » de gendarmes, policiers, juges, professeurs de droit, criminologues ; accroissement de la division du travail ; fourniture aux écrivains, artistes, journalistes, de « sujets » porteurs et qui font vendre, etc.
Marx va même par justifier le crime par l’argument suivant (je cite) : « le crime retire du marché du travail une part de la population en surnombre (…) Il réduit ainsi la concurrence entre travailleurs et contribue à empêcher les salaires de tomber au-dessous du minimum ». Le XXe siècle a été le siècle des crimes de masse, dont ont été victimes des fractions importantes des peuples arménien, ukrainien, juif, chinois, cambodgien, etc. Aujourd’hui les disciples de Marx feraient la peau de l’imprudent marxiste qui aurait l’audace ou l’inconscience d’inscrire en épitaphe sur les mausolées érigés à ces peuples martyrs cette extension au crime de la théorie de la plus-value…
Le problème est ailleurs, non pas dans l’argumentation de Millet, mais dans celle de Marx. Marx a inventé homo oeconomicus. L’homme, dès qu’il vit en société (et il ne peut vivre qu’en société), fabrique ou produit. Il est condamné à produire et par son travail à produire de la plus-value. De cette observation, sur la pertinence de laquelle je ne me prononce pas, il fait une loi qu’il étend à toutes les activités humaines : « le philosophe produit des idées, le poète des poèmes, l’ecclésiastique des sermons, Le professeur des traités » et, bien entendu, puisque la porte est ouverte à tous les délires, « le criminel produit des crimes ». Le philosophe ne produit pas des idées, mais il arrange dans une configuration nouvelle des idées, dont certaines sont fort anciennes ; le poète ne produit pas de poèmes, c’est son éditeur, s’il en trouve un, ou son imprimeur qui produit des livres qui sont des recueils de poèmes. De même le professeur dispense un enseignement ; s’il publie cet enseignement sous la forme d’un livre, c’est son imprimeur qui produit quelque chose, en l’occurrence, un livre, en x exemplaires, qu’il vendra ou ne vendra pas. Le criminel ne produit rien, sinon du malheur quand il commet ses crimes, etc.
Marx fonde ses raisonnements sur la seule analogie et une analogie qui ne tient pas au réel, mais seulement aux mots. Il lui suffit de désigner par le verbe « produire » les différentes actions accomplies par tel ou tel individu, par exemple "écrire", « rédiger », « composer », « commettre » et le tour est joué. Il a étendu à toute la société et à toutes les sociétés humaines, qu’elles se soient succédé dans l’histoire ou qu’elles soient contemporaines, mais dispersées sur la terre, sa théorie de la production, fondement de la théorie de la plus-value. C’est ainsi que procèdent tous ses disciples : Bourdieu ne fait pas autre chose, ainsi que tous les « chercheurs » en « sciences sociales », Mucchieli, Dubet, Benbassa, etc. On pourrait dire, citant Bergson, que c’est de la mécanique plaquée sur du vivant. Le problème, car il y en a un, c’est que ces individus n’ont pas enfin de rigoler ; ils n’écrivent pas des comédies de boulevard ; ils ne sont pas Flers et Cavaillet, ni Fédeau, ni les Grosses Têtes de Bouvard.
Bouvard, justement. Il est un écrivain français qui a représenté, sur le mode de la dérision évidemment, ces analyses de Marx et à la Marx. C’est Flaubert, le contemporain « parfait » de Marx. Le vrai Marx, le Marx comique, le Marx de la dérision, c’est un personnage de la littérature français. Il se nomme Pécuchet et il procède de la même manière que Marx dans Eloge du crime : il étend à toutes les réalités du monde le petit fragment de savoir qu’il vient d’appendre. Pécuchet anticipe de quelques jours les raisonnements (dois-je écrire résonnements) par analogie verbale de Marx et de plus d’un siècle les mêmes résonnements de ces petits messieurs des sciences sociales, Bourdieu Muchielli, Dubet, Dakhlya, Touraine, etc.