J'ai reproduit quelques lignes du livre d'André Makine - Requiem pour l'Ouest, où, lui l'auteur russe, s'amuse à peindre la France des années 90 et 2000 et à montrer tout le ridicule, la supercherie du " camp du Bien" et sa masse suiveuse.
Je me suis permis de surligner la phrase clé de l'extrait, celle qui finalement sépare notre combat du leur - à savoir lutter pour que l'homme garde son humanité contre ceux qui ne veulent voir en lui qu'un champ d'expérience déshumanisé.
L'auteur reprend ici le récit des combats opposant Russes et Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale pour confronter ce vécu aux propos de l'establishment parisien venu assister à l'avant-première d'un documentaire "politiquement correct".
" C'est à cet instant que le souvenir de ce soldat me revint. Entouré de ses camarades, il s'arrêtait au bord de ce qui avait dû être une étroite rivière et qui stagnait à présent, obstruée de cendres humaines et de cadavres. Après quelques secondes d'hésitation, il entrait dans ce liquide brunâtre, les autres le suivaient, plongeaient bientôt jusqu'à la poitrine et ressortaient, couverts d'une écume poisseuse. Et se mettaient à courir vers les rangs de barbelés, vers les miradors !
Je comprenais maintenant que dans cette absurde discussion après le film, j'aurai dû parler juste de ce soldat. Ne dire que ces quelques minutes entre le moment où il plongeait dans la bouillie brune contenant mille morts en suspension et la seconde où, encore conscient, il portait sa main à son visage à moitié arrachée par un éclat... Oui, il aurait fallu expliquer que c'est la vue de cette eau qui avait ralenti la course des soldats (oh, cette lenteur russe ! ). Rien ne pouvait plus les étonner, ni le sang ni l'infinité diversité des plaies ni la résistance des corps qui, démembrés, déchiquetés, aveugles, s'agrippaient à la vie. Mais cette écume beige, ces vies en poussière... Les soldats piétinaient comme à la frontière de ce que la raison ne pouvait concevoir.
...
L'idée de parler du soldat me parut soudain invraisemblable. Non, il fallait tout simplement supposer sa présence muette, invisible, quelque part dans cette salle où flânait l'odeur des sauces et du vin répandu sur le tapis. Il fallait suivre son regard - d'abord sur les séquences du film, puis sur ces bouches qui mangeaient, goûtaient le vin, souriaient, parlaient des camps. Le regard du soldat ne jugeait pas, il se posait sur les choses et les êtres avec un détachement amer et comprenait tout. Il comprenait que ceux qui, dans cette salle, parlaient de millions de victimes, de la repentance, du devoir de mémoire, mentaient. Non que ces victimes n'aient pas existé. Le soldat gardait encore les cendres collées à ses mains, aux plis de sa vareuse. Mais au temps de leur martyr et de leur mort, chacune d'elle avait un visage, un passé, un nom que même l'immatriculation tatouée à leur poignet n'avait pas réussi à effacer. A présent, elles étaient commodément groupées dans ces millions anonymes, une armée de mort qu'on exposait sans cesse dans les grands bazars d'idées. Le soldat devinait sans peine que, dans le film, cette bâtisse lugubre qui recrachait de la fumée noire et produisait des cendres humaines était devenue une vraie entreprise familiale pour ce cinéaste et pour son ami. Et en bon vendeur, ce gros homme à la calculette et son ami maigre à la voix catégorique, eux et leurs doubles omniprésents, innombrables, poussaient des appels assourdissants, invectivaient les indifférents, maudissaient les incrédules. Ils ne laissaient pas un instant de paix à ces millions de morts, en renouvelant leur torture devant les caméras, sur les pages de journaux, sur les écrans. Chaque jour, il leur fallait innover. Tantôt, c'était le visage faussement contrit d'un évêque qui fondait dans la repentance. Tantôt, les policiers impénitents inconsolables, demandaient pardon pour les erreurs de leurs collègues d'il y a un demi-siècle. Un jour, cette trouvaille heureuse ! Pourquoi ne pas accuser de lenteur les soldats qui libéraient les camps ? Les maigres et les gros ne se lassaient pas d'invoquer la mémoire, mais curieusement leur tapage incitait à l'oubli. Car ils parlaient de millions sans visage pareils à ces héros fluides que dessinaient leurs calculettes...
Je savais que le soldat n'aurait pas pris la peine de démentir, de polémiquer. Son regard aurait été muet. Il aurait observé la salle et aurait sans doute noté une seule impression qui résumait tout : laideur. Laideur des mots, laideur des pensées, laideur du mensonge partagé. Extraordinaire laideur de ce jeune visage féminin incliné vers l'oreille du cinéaste, de ce jeune corps, long et souple, incurvé par l'hypocrisie des mots que l'homme écoute avec une indulgence paternelle. Laideur de tous ces visages et de ces corps lissés par l'entretien et qui se frottent dans l'agréable tiédeur du clan. L’infinie laideur de cette France là.
Non, le soldat n'aurait pas pensé à tout cela. Sa présence silencieuse l'aurait placé loin de ces corps bien nourris, et de ces esprits bien pensants, loin des hypnotiseurs de la mémoire et des trafiquants de millions de morts. Il y avait, dans ce lointain, dans cette ligne de barbelés sur laquelle il était tombé, transformant son corps en une passerelle pour ceux qui le suivaient. Il y avait, déjà au-delà de sa mort cet instant où, dans le camp libéré, s'effaçait l'écho du dernier coup de feu, ces minutes floues où les soldats qui avaient survécu vaguaient entre les baraques aux portes béantes, au milieu des corps disposés selon le caprice de la mort, de longues minutes où ils s'accoutumaient à se sentir en vie, à voir la tranquillité du ciel, à entendre. Dans ces premiers instants se trouvait ce blessé portant l'uniforme de disciplinaire, un jeune soldat affalé contre le mur d'une baraque, les mains croisées sur le ventre et remplies de sang. Il criait en demandant de l'eau. Mais les autres, encore plongés dans la surdité des dernières explosions, ne l'entendaient pas. Dans le brulant mûrissement de la douleur il lui semblait que personne dans cet univers n'entendait son cri. Il se trompait.
Un homme venait vers lui, très lentement car il avait peur de tomber. Cet homme sans chair, sans muscles, couvert de haillons à rayures avançait comme un enfant qui apprend à marcher et tout son équilibre tenait à cette vieille écuelle remplie d'eau qu'il serrait entre les mains. C'était l'eau qu'il recueillait sous le minuscule goutte à goutte d'un tuyau. L'eau qui avait déjà sauvé. Le disciplinaire blessé vit le prisonnier, vit ses yeux noyés dans le crâne émacié, se tut. Il n'y avait plus dans ce monde que ces deux regards qui lentement allaient l'un vers l'autre.
Je pensais à ce prisonnier avec une joie que je ne parvenais pas à m'expliquer. Je me disais seulement que son regard n'était enregistré par aucune calculette qui additionnait les millions ni inscrit dans aucun martyrologe officiel. Personne ne m'imposait son souvenir mais il vivait dans ma mémoire, un être singulier dans toute la douloureuse beauté de son geste. "
...
Le narrateur, ancien membre du KGB, rencontre, au cours de cette soirée, celui qui fut son mentor, et qui, dans un café parisien, partage son avis sur la métamorphose de la France :
" Cela étant dit, ce soir, en voyant ce frou-frou parisien, je me disais, comme je me dis souvent en venant dans ce pays, que notre copain Jansac, tu te rappelles cet agent avec lequel nous avions négocié à Aden et qui est mort juste après la libération des otages, oui, je me disais qu'au lieu de rapatrier son corps, les légionnaires auraient mieux fait de l'enterrer là-bas, dans une tombe taillée au milieu de ces rochers noirs en face d'Aden, de l'autre côté de Bab Al-Mandab. Je n'arrive pas à l'imaginer vivre ou mourir ici, dans ce pays, tel qu'il est devenu... "