Puis qui d'autre d'accessible à l'enfant du peuple (dans cet esprit, la littérature populaire doit se concevoir comme pouvant s'élever très haut, jusqu'à Hugo et ses Misérables) ? (Francis Marche)
Pierre Gripari ?
*
LA MORT DU MANDARIN
suivi de trois notes marginales
Le mandarin était en conversation savante avec son disciple favori lorsqu'il s'arrêta brusquement au milieu d'une phrase, porta la main droite à son cœur avec une expression de souffrance et murmura, comme pour lui même :
--- Quelqu'un a choisi.
--- Maître, qu'avez-vous donc ? demanda le disciple.
--- Aide-moi à m'étendre, dit le mandarin.
Une fois couché, il murmura encore, sur le ton d'une prière :
--- Puisse-t-il trouver ainsi le bonheur... bien que je n'en crois rien !
--- Qui ? demanda le disciple.
Le mandarin ne répondit pas.
--- Je vais chercher des secours, dit le disciple en se levant.
Mais le mandarin le rappela d'un geste :
--- Si tu pars maintenant, tu ne me reverras que mort. Reste près de moi, plutôt.
Le disciple s'assit au chevet de son maître. Celui-ci, les yeux clos, souffrait en silence. Au bout d'une minute, pourtant, il rouvrit les yeux, écarta les lèvres et dit avec effort :
--- Dis-moi : si tu pouvais, au prix de la vie d'un occidental inconnu, acheter la réalisation du plus cher de tes vœux, le ferais-tu ?
--- Je ne comprends pas, maître, dit le disciple.
--- Écoute : suppose qu'il y ait ici un bouton. En appuyant dessus, tu peux obtenir la chose que tu désires le plus, mais en même temps tu fais mourrir un habitant de l'Europe, n'importe qui, un homme sans importance, que tu n'as jamais vu... Appuieras-tu sur le bouton ?
Le disciple rougit et ne répondit pas. Le mandarin hocha la tête :
--- Ce n'est pas ainsi que tu trouveras le Tao, murmura-t-il avec un air de doux reproche. Et si tu le trouve un jour, tu n'auras plus rien à souhaiter qui vaille la mort d'un homme.
Il y eut encore quelques secondes de silence.
--- Puis-je poser une question, maître ? demanda le disciple.
--- Pose.
--- Et si, en appuyant sur le bouton, je demandais justement le Tao ?
Le maître, cette fois, sourit, mais il secoua de nouveau la tête :
--- À quoi bon demander ce que tu possèdes déjà ? Pour avoir le Tao, il ne te manque rien. Il te faut déposer, au contaire, ce que tu as en trop. C'est ce que tu as en trop qui te donne envie d'appuyer sur le bouton...
Le jeune homme n'osait plus questionner, mais il était visible qu'il n'avait pas compris. Le mandarin s'en aperçut. Au prix d'un grand effort, il décolla encore une fois ses lèvres pâles et articula faiblement :
--- Le Tao n'est qu'un nom pour l'absence de désir. Celui qui cherche ne trouvera pas. Celui qui demande ne recevra pas. À celui qui frappe à la porte on ouvrira.
--- Que faut-il faire, alors ? demanda le disciple.
--- Trouve sans chercher. Obtiens sans désirer. Ne frappe pas à la porte, mais dépose ton fardeau, et entre.
--- Et si la porte est fermée ? objecta le disciple.
--- Elle est toujours ouverte, râla le mandarin. Tu peux entrer n'importe quand, tout de suite si tu veux. Personne ne peut t'en empêcher, si ce n'est toi, toujours toi...
Et, en disant ces derniers mots, le mandarin mourut.
(
Rêverie d'un Martien en exil, Éditions L'Âge d'Homme)