L'étymologie du mot ne dit pas tout de la chose. Votre question m'a fait ouvrir le
Dictionnaire des religions édité sous la direction du Cardinal Poupard, et l'article propose une histoire intéressante du mot, né dans la Rome républicaine au sens de scrupule, et au pluriel, au sens de rites. Pendant les crises finales de la République romaine, apparaît un éloge de l'état d'esprit que l'on appelle la
religio, et dont les arguments marqueront toute l'histoire occidentale, dit l'auteur (Michel Despland).
Selon Cicéron,
religio est le respect que ressent l'individu au plus profond de lui devant tout être qui en est digne, divin
en particulier. Mais Enée, qui est le modèle du respect filial, est appelé
pius parce qu'il s'occupe de son père. Ce respect se manifeste par l'attention scrupuleuse à adopter une conduite rituelle appropriée.
Pour Lucrèce, contemporain de Cicéron,
religio est un système de menaces et de promesses qui cultive et développe le fonds craintif de l'humain, qui écrase l'homme et contre lequel un être noble doit se révolter, au nom du respect qu'il se doit et en se servant de la science et de la philosophie. L'auteur de l'article signale que Cicéron et Lucrèce ne donnent pas à
religio le même sens, car, pour aller vite, on ne trouve nulle idée de crainte dans la réflexion cicéronienne.
Un cours que j'ai suivi il y a des années, fondé sur un certain nombre de sources talmudiques et post-talmudiques, soulignait que dans l'aire spirituelle biblique,
la religion n'existe pas. Dieu ayant trouvé Israël esclave en Egypte, il le rachète pour son propre service : le même mot sert à désigner l'esclave du Pharaon et le serviteur de Dieu (que ce soit le même mot dans une langue sémitique est d'une autre conséquence qu'une étymologie dans une langue indo-européenne), et ce n'est pas une petite chose que ce renversement sémantique opéré par le texte hébreu sur le mot
eved, esclave, bien résumé dans le commentaire traditionnel donné de Josué I-1, sur la formule "Moïse, esclave/serviteur de Dieu". En d'autres termes, de même qu'il n'y a aucune limite légale aux devoirs de l'esclave, aucune limite n'existe à ceux du Juif serviteur de Dieu. Sa vie entière est "religion", il n'est rien qui ne soit "religieux" dans les moindres détails de son existence, nul besoin de mot pour désigner cela. Significativement, c'est au moment où le mouvement sioniste sécularisa l'existence juive que le mot religion apparut en hébreu moderne,
dat, comme modalité particulière de l'être au milieu d'une société laïque. Ainsi, le
lien qui est peut-être présent dans l'étymologie latine a-t-il disparu et religieux signifie-t-il séparé des autres, menant une existence distincte. Cette potentialité existait déjà dans l'univers de la Tora, d'ailleurs.
Les premiers chrétiens avaient hérité de cette conception juive totale du service divin, et ne pouvaient que se heurter aux autres conceptions en cours dans l'Empire romain, qui d'ailleurs donna à leur foi le nom de
religio illicita. Ils adoptèrent le mot
religio, jusqu'à ce que les édits de 313 et 392 fassent du christianisme la religion de l'Empire, à savoir : l'ordre public maintenu par l'Empereur (sens cicéronien), qui instaure sur terre la législation voulue par Dieu (sens mosaïque), dans le but de sauver les âmes de la damnation (la notion de crainte et de salut discutée par Lucrèce revient ici).
Ceci prévaut pendant toute la durée de l'Empire romain, à savoir, il faut le rappeler, jusqu'en 1453, et même en Russie jusqu'en 1917, dans une certaine mesure. En Occident catholique romain,
religion ne désigne plus au Moyen-Age que les ordres monastiques, car ils incarnent l'appel d'un idéal exigeant. L'article que je résume souligne que tout le Moyen-Age est l'histoire de la démocratisation de cet idéal, à travers les voeux des laïcs (tiers-ordres, croisades), la naissance d'une piété personnelle, la
devotio moderna, les béguinages... Religieux devient un titre envié que l'on s'efforce de conquérir par son comportement. La Renaissance voit apparaître la conscience de la religion comme systèmes cohérents et distincts les uns des autres, de croyances, de rites et de pratiques ; les guerres entre catholiques et protestants, ou les controverses entre Juifs convertis de force et catholiques, font apparaître le relativisme, qui justifie cette définition de Durckheim donnée en début d'article: " Une religion est un système solidaire de croyances et de pratqiues relatives à des choses sacrées. "
Marie-Françoise Baslez a écrit un livre intéressant,
Les persécutions dans l'Antiquité, où elle analyse en termes juridiques et d'histoire des mentalités l'apparition de ce concept, à Athènes et à Rome.