« Je suis fermement persuadé que la civilisation moderne a été engendrée et perfectionnée dans les intérieurs des gens prospères, relativement indépendants : la petite noblesse, la haute bourgeoisie, qui commencèrent à gagner de l’importance dans le paysage du seizième siècle, en introduisant dans les villes un nouvel élément architectural, en se dispersant, avec leurs châteaux, et leurs villes, à travers la campagne qui devenait de plus en plus policée. Dans ces intérieurs, derrière l’écran de leur parc, de leurs murs, et de leurs serviteurs attentifs, des hommes pouvaient parler, penser et lire à leur aise Là, ils n’étaient ni inspectés, ni commandés. Eux au moins, ils pouvaient, même après l’âge de treize ans, continuer à penser et à faire ce qui leur plaisait [Wells, au même âge, est placé contre son gré et par manque de moyens familiaux (ses parents sont d'anciens domestiques, lancés dans le commerce sans succès) comme apprenti commis dans un magasin de tissu.] Ce sont eux qui ont créé les écoles supérieures, qui ont fait revivre les universités en décadence, eux qui partaient pour de grands voyages, où ils voyaient et apprenaient. Ils pouvaient s’intéresser aux affaires publiques sans se laisser dévorer par elles. L’administration des leurs propriétés les tenait en contact avec la réalité, sans leur demander trop de temps. Beaucoup d’entre eux ont dégénéré en se laissant aller à une vie d’une élégance facile, ou à des vices de grands seigneurs ; mais un nombre considérable d’entre eux est resté plein d’intérêt et de curiosité, prenant part au mouvement scientifique et littéraire qui allait se précipitant au cours du dix-septième et dix-huitième siècle, l’encourageant, et le protégeant. Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale, exempte de hâte, d’insubordination sereine et déterminée, de dignité personnelle, - de fermes canons esthétiques et d’un haut niveau intellectuel. De ces maisons sont sortis la Royal Society, le « Siècle des inventions », les premiers musées, laboratoires et galeries de peintures, les manières raffinées, le style soigné et presque tout ce qui vaut encore quelque chose dans notre civilisation d’aujourd’hui. La culture de ce temps, comme la culture du monde antique, reposait sur le travail de la classe inférieure. Personne ne s’en souciait. Cependant c’est la curiosité, l’esprit d’entreprise, et la liberté de penser de ces messieurs, bien plus que toute autre influence, qui ont causé le développement du machinisme et de l’organisation économique moderne, et ont fait abolir au moins les plus dures obligations de la classe des travailleurs. C’est la maison de campagne qui a ouvert le chemin à l’égalité humaine, non vers une démocratie de prolétaires insurgés, mais vers un monde de gens affranchis, vers une sorte de noblesse universelle, qui n’aura plus besoin d’une couche inférieure servile. »
H.G. Wells –
Une tentative d’autobiographie (1939) trad. Antonina Vallentin (traduction qui, intuitivement, ne me paraît pas très bonne.)