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En lisant H. G. Wells

Envoyé par Thomas Rhotomago 
10 novembre 2013, 15:07   En lisant H. G. Wells
« Je suis fermement persuadé que la civilisation moderne a été engendrée et perfectionnée dans les intérieurs des gens prospères, relativement indépendants : la petite noblesse, la haute bourgeoisie, qui commencèrent à gagner de l’importance dans le paysage du seizième siècle, en introduisant dans les villes un nouvel élément architectural, en se dispersant, avec leurs châteaux, et leurs villes, à travers la campagne qui devenait de plus en plus policée. Dans ces intérieurs, derrière l’écran de leur parc, de leurs murs, et de leurs serviteurs attentifs, des hommes pouvaient parler, penser et lire à leur aise Là, ils n’étaient ni inspectés, ni commandés. Eux au moins, ils pouvaient, même après l’âge de treize ans, continuer à penser et à faire ce qui leur plaisait [Wells, au même âge, est placé contre son gré et par manque de moyens familiaux (ses parents sont d'anciens domestiques, lancés dans le commerce sans succès) comme apprenti commis dans un magasin de tissu.] Ce sont eux qui ont créé les écoles supérieures, qui ont fait revivre les universités en décadence, eux qui partaient pour de grands voyages, où ils voyaient et apprenaient. Ils pouvaient s’intéresser aux affaires publiques sans se laisser dévorer par elles. L’administration des leurs propriétés les tenait en contact avec la réalité, sans leur demander trop de temps. Beaucoup d’entre eux ont dégénéré en se laissant aller à une vie d’une élégance facile, ou à des vices de grands seigneurs ; mais un nombre considérable d’entre eux est resté plein d’intérêt et de curiosité, prenant part au mouvement scientifique et littéraire qui allait se précipitant au cours du dix-septième et dix-huitième siècle, l’encourageant, et le protégeant. Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale, exempte de hâte, d’insubordination sereine et déterminée, de dignité personnelle, - de fermes canons esthétiques et d’un haut niveau intellectuel. De ces maisons sont sortis la Royal Society, le « Siècle des inventions », les premiers musées, laboratoires et galeries de peintures, les manières raffinées, le style soigné et presque tout ce qui vaut encore quelque chose dans notre civilisation d’aujourd’hui. La culture de ce temps, comme la culture du monde antique, reposait sur le travail de la classe inférieure. Personne ne s’en souciait. Cependant c’est la curiosité, l’esprit d’entreprise, et la liberté de penser de ces messieurs, bien plus que toute autre influence, qui ont causé le développement du machinisme et de l’organisation économique moderne, et ont fait abolir au moins les plus dures obligations de la classe des travailleurs. C’est la maison de campagne qui a ouvert le chemin à l’égalité humaine, non vers une démocratie de prolétaires insurgés, mais vers un monde de gens affranchis, vers une sorte de noblesse universelle, qui n’aura plus besoin d’une couche inférieure servile. »

H.G. Wells – Une tentative d’autobiographie (1939) trad. Antonina Vallentin (traduction qui, intuitivement, ne me paraît pas très bonne.)
10 novembre 2013, 16:04   Re : En lisant H. G. Wells
Beau texte. Si vous pouviez préciser l'endroit du livre où se trouve cet extrait (chapitre et place approximative dans le chapitre) je pourrai mettre ici le texte original, on le trouve en ligne.
10 novembre 2013, 18:20   Re : En lisant H. G. Wells
« Now it is one of my firmest convictions that modern civilization was begotten and nursed in the households of the prosperous, relatively independent people, the minor nobility, the gentry, and the larger bourgeoisie, which became visibly important in the landscape of the sixteenth century, introducing a new architectural element in the towns, and spreading as country houses and chateaux and villas over the continually more orderly countryside. Within these households, behind their screen of deer park and park wall and sheltered service, men could talk, think and write at their leisure. They were free from inspection and immediate imperatives. They, at least, could go on after thirteen thinking and doing as they pleased. They created the public schools, revived the waning universities, went on the Grand Tour to see and learn. They could be interested in public affairs without being consumed by them. The management of their estates kept them in touch with reality without making exhaustive demands on their time. Many, no doubt, degenerated into a life of easy dignity or gentlemanly vice, but quite a sufficient number remained curious and interested to make, foster and protect the accumulating science and literature of the seventeenth and eighteenth centuries. Their large rooms, their libraries, their collections of pictures and "curios" retained into the nineteenth century an atmosphere of unhurried liberal enquiry, of serene and determined insubordination and personal dignity, of established æsthetic and intellectual standards. Out of such houses came the Royal Society, the Century of Inventions, the first museums and laboratories and picture galleries, gentle manners, good writing, and nearly all that is worth while in our civilization to-day. Their culture, like the culture of the ancient world, rested on a toiling class. Nobody bothered very much about that, but it has been far more through the curiosity and enterprise and free deliberate thinking of these independent gentlemen than through any other influences, that modern machinery and economic organization have developed so as to abolish at last the harsh necessity for any toiling class whatever. It is the country house that has opened the way to human equality, not in the form of a democracy of insurgent proletarians, but as a world of universal gentlefolk no longer in need of a servile substratum. It was the experimental cellule of the coming Modern State. »

[www.gutenberg.ca] [p. 105]

La traduction ne me paraît pas fautive à première vue.
10 novembre 2013, 20:36   Re : En lisant H. G. Wells
Merci pour ce texte. Je ne pensais pas la traduction fautive, elle me semblait manquer parfois de clarté.

J'ai buté sur cette phrase : "Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale, exempte de hâte, d’insubordination sereine et déterminée, de dignité personnelle, - de fermes canons esthétiques et d’un haut niveau intellectuel." Il me semble que le "exempte de hâte" est mal placé, qui fait entendre comme le début d'une série : "exempte de hâte, d'insubordination sereine, de dignité personnelle", ce qui ne veut plus rien dire. Le texte original n'entraîne pas la même espèce de confusion : "Their large rooms, their libraries, their collections of pictures and "curios" retained into the nineteenth century an atmosphere of unhurried liberal enquiry, of serene and determined insubordination and personal dignity, of established æsthetic and intellectual standards."

On pourrait écrire, par exemple :

Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale exempte de hâte, une atmosphère d’insubordination sereine et déterminée, de dignité personnelle, - de fermes canons esthétiques et d’un haut niveau intellectuel.

Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale, exempte de hâte, faite d’insubordination sereine et déterminée, de dignité personnelle, - de fermes canons esthétiques et d’un haut niveau intellectuel.
Utilisateur anonyme
10 novembre 2013, 20:39   Re : En lisant H. G. Wells
[[[ «/» ≠ “/” ≠ "]]]
Utilisateur anonyme
10 novembre 2013, 20:51   Re : En lisant H. G. Wells
Merci pour cette citation, Messieurs.
11 novembre 2013, 01:28   Re : En lisant H. G. Wells
Supprimer la virgule entre libérale et exempte et ne rien toucher au reste : tout rentre dans l'ordre.

"pour de grands voyages". Pas vraiment, non. Le Grand Tour de la classe cultivée anglaise désignait autre chose que "de grands voyages". Il s'agissait de se rendre en Italie en visitant la Hollande (mais en contournant soigneusement la France, pays maudit, peuplé de voyous qui avaient aidé les révolutionnaires américains) pour se rendre au contact de l'art des grands maîtres européens et de voir des montagnes (le Tyrol en particulier) et les eaux scintillantes de la Méditerranée !

On reconnaîtra que, pour les Britanniques, dans ces siècles-là, les "grands voyages" (Conrad ou Stanley), étaient tout autre chose.

Pauvre traducteur! pauvre bête, qui, même bon, ne manque jamais la belle plantade qui l'attend au tournant !

L'itinéraire classique du Grand Tour :



Le Grand Tour consistait donc en un pélerinage culturel à travers l'Europe.

Pour en savoir plus : [en.wikipedia.org]
11 novembre 2013, 09:52   Re : En lisant H. G. Wells
Pourquoi pas "une patiente recherche, etc." ?
11 novembre 2013, 15:49   Re : En lisant H. G. Wells
unhurried liberal enquiry fait moins référence à la recherche telle qu'on l'entend depuis un demi-siècle qu'aux artes liberales au sens classique (et qui incluent la philosophie et les mathématiques, mais généralement pas la chimie ou la mécanique)

unhurried : tout à loisir

donc, peut-être, "explorer les arts libéraux tout à loisir". Mais bon... On ne va pas refaire le match, comme on dit à la télévision.

A noter qu'en anglais artes liberales se dit "liberal arts" bien sûr mais aussi "liberal pursuits", ce qui est très proche, holonymique de "liberal enquiry".

H.G. Wells était un socialiste de son temps, qui aspirait à la culture classique comme on le voit ici. Ses nouvelles sont écrites dans une langue admirable. Lire The Valley of the Blind, par exemple. Un petit chef-d'oeuvre. Une forme de conte philosophique, comme on a pu le dire de celles de Philip K. Dick, sur ce forum, il y a quelques années.
11 novembre 2013, 22:44   Re : En lisant H. G. Wells
A noter que sous l'excellente plume française de Lucien Jerphagnon traduisant Augustin (in L'Ordre), les artes liberales deviennent les disciplines libérales, tout simplement, ce qui pourrait assez bien convenir ici (explorer à leur aise les disciplines libérales pour unhurried liberal enquiry)
12 novembre 2013, 09:08   Re : En lisant H. G. Wells
L'atmosphère de recherche libérale décrite par H.G. Wells n'a pas grand-chose à voir, à mon avis, avec les arts libéraux du temps de Saint Augustin. Artes liberales désignent en latin le trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et le quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie), c'est-à-dire les disciplines classiques enseignées à l'école dans l'Antiquité et au Moyen Âge.

[fr.wikipedia.org]

Ce que Wells a en tête, selon moi, c'est plutôt une atmosphère de recherche scientifique libre de toute attache avec la religion. Faut-il rappeler que cet écrivain était athée. On est loin de Saint Augustin.
12 novembre 2013, 09:33   Re : En lisant H. G. Wells
Artes Liberales n'est pas un concept augustinien. Les disciplines libérales, ou humanités, étaient dans les préoccupations de la gentry anglaise, au même titre que le gin et le polo, gentry dont il est question dans ce texte et dont H.G. Wells dit la nostalgie. Liberal enquiry n'est pas la recherche scientifique, pas davantage que celle-ci ne faisait l'objet du Grand Tour évoqué par Wells dans ce passage, et vos conjectures sur ce que H.G. Wells "avait en tête" en écrivant cela sont donc parfaitement hors sujet.
12 novembre 2013, 09:42   Re : En lisant H. G. Wells
Pourquoi est-il question de laboratoire dans le texte ? Un laboratoire a quelque rapport avec la science. Et que peut bien signifier l'expression "insubordination sereine et déterminée" ? J'y vois une allusion à la science une fois de plus.

Je suis peut-être hors sujet mais vous m'avez l'air de l'être également.
12 novembre 2013, 10:05   Re : En lisant H. G. Wells
"insubordination sereine et déterminée" ? J'y vois une allusion à la science une fois de plus.

Vous êtes chercheur scientifique ? Chacun voit midi à sa porte que voulez-vous...
12 novembre 2013, 12:30   Re : En lisant H. G. Wells
Je pense que liberal exprime ici principalement la notion d’ouverture d’esprit. De même que unhurried traduit le fait qu’on a son temps, puisqu’on n’a de comptes à rendre à personne (ni à des commanditaires industriels, ni à une université de rattachement). Donc des recherches faites dans une complète liberté d’esprit et une complète liberté de temps. Avec probablement la conséquence que ces recherches prennent des tournures tout à fait inattendues (l’alchimie dans le cas de Newton, par exemple).

[Ajout] Wells n’était pas athée. Il a publié God The Invisible King en 1917.
12 novembre 2013, 12:46   Re : En lisant H. G. Wells
"We were both atheists and socialists", dit Wells à propos de Shaw et de lui-même. Ceci figure dans son Autobiographie (lien plus haut) à la page 456. Il dit aussi : "Even Atheists believed in a sort of Providence." Croire en une sorte de Providence et croire en Dieu, ce n'est pas tout à fait la même chose.
12 novembre 2013, 14:04   Re : En lisant H. G. Wells
Pour autant que je me souvienne, il croyait en un Dieu personnel mais fini, un pauvre Dieu qu’il fallait aider de toutes ses forces à faire son travail de Dieu. Cependant, à propos du roman Mr Britling Sees It Through (1916, même sauce), le même Wells écrira dans son Autobiographie qu’après un temps assez long il fut obligé d’admettre que selon toutes les définitions courantes, le Dieu de Mr Britling n’était pas un Dieu du tout. Le fait est qu’on distingue mal son Dieu (que ses biographes Norman et Jeanne Mackenzie décrivent charitablement comme un « conglomérat de vieilles hérésies chrétiennes ») de l'Esprit de la Race (the Mind of the Race). Et Wells lui-même, passée la crise mystique occasionnée par la Grande Guerre, chercha à minimiser ses échappées vers la théologie.

Mais tout ceci étant dit, quelqu’un qui parle de la volonté divine (the Divine Will), quand même cette volonté divine se distinguerait mal de l’esprit (collectif) de l’espèce humaine, ne correspond pas exactement à la définition d’un athée.
"Au courant du dix-neuvième siècle, de grands décalages venaient l'un après l'autre souligner le besoin croissant d'une éducation générale de la population et d'un type nouveau d'enseignement, basé sur les lumières nouvelles, dues aux découvertes scientifiques. Déjà, vers 1850, Huxley avait insisté avec force sur l'importance de la biologie dans l'éducation. A l'encontre de ce besoin puissant se dressaient les religions établies, les aristocraties régnantes, et ce qui restait des universités scolastiques du moyen-âge. Les nouvelles organisations de l'enseignement, essentielles pour le développement de l'ordre nouveau, durent lutter contre ces résistances, qui les ont retardées, atrophiées, déformées, estropiées.

Les puissances établies reconnurent la nécessité pratique d'une instruction technique et scientifique, longtemps avant qu'elles daignassent admettre la valeur et la puissance des nouvelles connaissances scientifiques. De la même façon que les forces conservatrices permirent que fût donnée l'éducation élémentaire, à condition qu'elle serait un entrainement pratiquement utile des classes inférieures et rien de plus, -- elles sanctionnèrent l'établissement de collèges scientifiques à condition que leur utilité technique fût leur seule justification. (C'est moi qui souligne)

Le grand groupe des écoles de South Kensington, [...] est sorti d'une école entièrement technique, née d'une panique déclenchée en Angleterre par la révélation d'une renaissance industrielle sur le continent, à l'Exposition Universelle de 1851.

[...]

La sagesse par trop terre à terre de l'homme pratique, avec sa conception de la vie basée sur des besoins immédiats, ses motifs non analysés et ses conclusions hâtives, avec sa peur innée de la pensée libre, de la pensée qui cherche, se manifeste encore en mille endroits dans la structure et le fonctionnement de ce grand amalgame [South Kensington]. L'effort qu'on faisait alors pour concilier un entraînement technique avec une sorte d'analphabétisme et une parfaite simplicité d'esprit concernant les choses fondamentales, soigneusement maintenues, -- on le poursuit encore de nos jours. South Kesington vous dira avec orgueil : "Nous ne sommes pas des littérateurs", et vous expliquera avec une sorte d'anxiété que le dernier objet qu'elle se proposait serait de donner une éducation libérale. La production idéale du Collège Impérial est un essaim d'arrivistes dans les affaires de mécanique, d'électricité et de chimie, garantis contre toute capacité de supériorité sociale, contre tout don constructif, contre toute pensée originale. Cependant une technologie approfondie possède une tendance irrésistible à s'étendre vers un intérêt purement scientifique, vers de larges vues sociales. Les centre supérieurs se font valoir quand même; South Kesington accomplit -- malgré tout -- une bonne partie d'un travail universitaire, et fait des hommes de beaucoup de ses techniciens. Mais jusqu'à présent on a réussi à ne pas reconnaître cette tendance par une organisation appropriée."

H. G. Wells Op. Cit.
13 novembre 2013, 06:01   à l'opinâtre M. Brémond
La production idéale du Collège Impérial est un essaim d'arrivistes dans les affaires de mécanique, d'électricité et de chimie,

Qu'est-ce que vous disais... unhurried liberal enquiry fait moins référence à la recherche telle qu'on l'entend depuis un demi-siècle qu'aux artes liberales au sens classique (et qui incluent la philosophie et les mathématiques, mais généralement pas la chimie ou la mécanique)
13 novembre 2013, 07:42   Re : En lisant H. G. Wells
mais un nombre considérable d’entre eux est resté plein d’intérêt et de curiosité, prenant part au mouvement scientifique et littéraire qui allait se précipitant au cours du dix-septième et dix-huitième siècle, l’encourageant, et le protégeant. Leurs grandes pièces, leurs bibliothèques, leurs collections de tableaux et de « curiosités » ont prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle une atmosphère de recherche libérale... (H.G. Wells)

A l'opiniâtre Francis Marche (de Radetzky).
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