Une circonstance (une longue attente dans une institution universitaire le 13 de ce mois) m'a conduit à consulter, n'ayant rien d'autre à faire, les journaux disponibles dans un grand salon. En matière de titres, il n'y avait guère le choix : c'était Le Monde et seulement Le Monde (bien pensance oblige), le seul choix possible étant celui du jour de publication : Le Monde du 12, du 11, du 10, etc. en remontant pendant deux ou trois semaines. J'ai donc opté pour Le Monde daté du mardi 12, parce qu'était annoncé dans un bandeau de première page un portrait d'Alain Finkielkraut.
J'ai oublié le nom du journaliste. Peu importe, il ne sera pas immortel. Le "portrait" occupe une page entière et une page en dehors des rubriques ou des pages consacrées aux idées ou à la littérature, comme naguère la page qu'Alain Salles avait consacrée au "cas" Dantec, une page aux confins de la politique et de la psychiatrie ou de la tératologie idéologique. Dans ce portrait, qui a pour titre "l'écorché vif", ce qui en dit long sur la façon dont le journaliste envisage le cas "Finkie", il est révélé que le sujet portraituré a été gravement malade (un lymphome, une dépression), ce qui n'a aucun rapport avec le livre critiqué (L'Identité malheureuse) et ce qui est une façon de suggérer que "l'écorché vif" n'est sans doute pas guéri et qu'il serait sans doute mieux à sa place dans une clinique idoine...
Le portrait est à charge - et Le Monde a évidemment la liberté de publier de pareilles charges. Le problème est que, dans ce portrait, il est question d'un livre et des idées ou des analyses que renferme ce livre. Naguère, il était entendu (déontologie oblige) que la critique d'un livre devait s'accompagner d'un exposé à peu près fidèle ou impartial ou "objectif" des idées ou analyses développées dans le livre. C'est ce qui était enseigné à l'école. Rien de tel dans ce portrait du Monde. Le journaleux, qui est au journaliste ce que le gratteur de crincrin est à Menuhin, Ici Paris à un journal et Le Monde actuel à ce que fut jadis (il y a très longtemps) Le Monde, n'informe nulle part les lecteurs (qu'il doit tenir pour des demeurés) de ce qu'écrit Alain Finkielkraut (la chose, pourtant, est simple), mais il explique ce que Finkielkraut n'a pas écrit et quelles sont ses intentions cachées ou il n'expose que ses propres jugements ou ses a priori sur les sujets abordés dans L'Identité malheureuse. Il a parfaitement le droit de procéder ainsi - mais, dans ce cas, le journal qui publie cela n'est plus un journal d'information, mais un organe de parti ou l'organe des organes...
Le but n'est pas de "pointer" (comme on dit maintenant) ou de démontrer (comme on disait naguère) la malhonnêteté d'un journaleux et du "journal" qui l'emploie (tout cela est connu de tout le monde), mais de comprendre ce qu'est un journaleux. Je ne prendrai qu'un exemple. Un fragment minuscule de l'Identité malheureuse est cité : c'est "l'enracinement dans le sol", à propos de l'amitié réciproque de Lévinas et de Blanchot et de l'estime que Finkielkraut aurait exprimée à l'égard de De Gaulle. Je ne me suis pas reporté au livre pour m'assurer que ce fragment (qui est un beau pléonasme : peut-on enraciner quoi que ce soit ailleurs que dans la terre ? Dans l'air, dans l'eau, dans le feu ? Il faudrait, comme disaient les surréalistes, être "vachement costaud" - mais au Monde, on l'est) y était vraiment, ni quel sens il avait dans le contexte. Mais à propos de De Gaulle, cette métaphore (car c'en est une) est absurde : dans quel sol est "enraciné" De Gaulle ? Aucun. Il a vécu à Lille, à Paris, dans le Périgord, à Varsovie, à Londres, à Alger, dans d'innombrables villes de garnison. Il a acheté une propriété dans la Haute-Marne en 1935 ou 1936, qu'il n'a habitée qu'après 1947, à l'âge de 57 ans.... Bel enracinement que voilà, d'autant plus que, de 1958 à 1969, il a résidé à Paris. De Gaulle est sans doute "enraciné" (je ne sais pas trop ce que signifie cette métaphore), mais pas dans le sol : dans l'histoire de France et du monde, dans l'esprit, dans ses propres illusions (pourquoi pas ? Puisqu'il a toujours fait "comme si"). Il n'a rien du destin des pissenlits ou des libellules, dont se targuaient les Athéniens, du moins selon un philosophe ironique. Grâce à quoi il a pu réduire la superficie de la France impériale des quatre cinquièmes. Je doute aussi que Blanchot ait été enraciné dans quelque sol que ce soit.
Ces raccourcis ont un but : discréditer, disqualifier, invalider une pensée, en faisant croire aux demeurés qui lisent Le Monde que Finkielkraut, Barrès, Maurras ou Pétain, c'est du pareil au même ou que Finkielkraut ressuscite des identités mortes, celle de la France royaliste, catholique, conservatrice, colonialiste, impérialiste, "raciste" (ou prétendument raciste). La ficelle est grosse, mais au Monde, on n'est pas regardant sur les moyens. La fin justifie tous les moyens. Or, une lecture simple, terre à terre, mot à mot, un peu laborieuse, etc., telle que les maîtres de CM2 autrefois la pratiquaient, montre que l'identité malheureuse (id est qui rend malheureux Finkielkraut parce qu'elle est à l'agonie) est celle de la République, telle qu'elle s'est déployée depuis 1792. Tous les thèmes abordés sont propres à la pensée républicaine : le savoir, la raison, les lumières, la laïcité, l'école, l'instruction publique, l'universalité de la condition humaine, le souci du monde, l'égalité en droit, la courtoisie, le mérite éminent des femmes, l'héritage, etc. Aucun de ces thèmes n'appartient en propre à la France ou à l'identité de la France ou s'ils y appartiennent, c'est partiellement ou à la suite de contingences historiques ou de cauchemars, dont nous ne sommes pas totalement éveillés, comme dirait Joyce.