On a eu droit pendant deux ou trois jours à une éclairante inversion des postures.
Les "jeunes" qui ont vaporisé des gaz lacrymogènes en direction du préfet de Haute-Savoie ont été arrêtés, gardés à vue (plus de laxisme, plus de complaisance, plus d'excuses), "déférés" (comme on dit maintenant dans les media) et emprisonnés. S'ils s'étaient contentés de tabasser un policier, ils seraient libres comme l'air. Mais ils ont fait pleurer un préfet. Quand des citoyens sont agressés, l'Etat s'en lave les mains; mais quand l'Etat devient une cible, fût-elle symbolique, alors l'Etat se souvient qu'il est le seul à détenir la violence légitime et qu'il lui incombe d'assurer la sécurité. La sienne certes, pour le moment, mais un jour, l'Etat, peut-être échaudé par ces agressions, se souviendra que son devoir est d'assurer aussi la sécurité des citoyens - d'abord au nom de l'égalité en droit.
Sur Canal +, Demorand a instamment demandé à la police d'arrêter celui qui a blasphémé contre la liberté de la presse en tirant sur un photographe. On a entendu les grands mots de barbarie, de sauvagerie, de violences inexplicables, de crimes incompréhensibles, que l'on entend habituellement chez les fascistes. Pendant quarante ans, de malheureux citoyens ont été agressés, volés, assassinés et plus sauvagement que dans les locaux de Libération, sans que jamais ce journal ait exprimé la moindre empathie pour les victimes, réservant son émotion aux délinquants et aux tueurs (surtout s'ils sont "djeunes"). Il a suffi que Libération devienne le lieu d'un crime (qui n'a rien de sauvage, ni de barbare, du moins si on le compare aux assassinats recensés depuis trente ou quarante ans) pour que, immédiatement, le discours change, comme si commettre un crime dans un journal était un crime de lèse-majesté ou comme si M. Demorand et les siens se tenaient pour sacrés. On attend avec impatience de lire les papiers que les journalistes de Libération vont consacrer dans les mois qui viennent aux crimes sauvages ou barbares qui ne vont pas manquer d'être perpétrés dans notre beau pays. On pourra alors vérifier si l'indignation de M. Demorand est ou non à géométrie variable.
Il y a entre ces deux faits un parallèle à établir. Le pouvoir, sacré ou sacralisé, c'est la presse, plus encore que l'Etat, ou ce qui en reste, l'Etat réduit aux élus, mais à condition que ces hommes politiques pensent bien.