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il ne se peut pas que l'antisémitisme de ce parti ou de cette mouvance soit sans variante, sans refondation par rapport à l'ancien. Pareille supposition reviendrait à nier que l'Etat d'Israël ait changé la donne, qu'il ait changé le destin des juifs et leur empreinte sur l'histoire et la conscience des hommes en Europe et dans le reste du monde. Il est impossible de supputer que cet Etat, ce pays, Israël, n'ait pas eu pour effet de refonder l'antisémitisme sur des bases tout à fait neuve, et selon moi en le forçant à opérer un renversement
Francis, je crois qu'il se peut, pour plusieurs raisons en apparence contradictoires, mais en fait pas tant que cela : la première est la plus rebattue, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit également partiellement vraie : en période post-shoatique, si l'on peut dire, l'attaque frontale et directe contre les Juifs est devenue presque impossible en Occident, ce qui nécessitait que l'antisémitisme fît peau neuve et trouvât des moyens de contournement du tabou, pour perdurer ; Israël, le sionisme et les sionistes sont ainsi devenus l'instrument de la persistance de l'ancienne donne, comme vous dites, la seule voie possible d'expression d'une tendance qui en son fond n'a pas changé, n'a jamais changé. L'antisionisme systématique est ainsi l'adaptation de l'ancien à des circonstances nouvelles particulières, la seule façon pour lui de persister et de continuer d'être dicible et visible, ce qui n'implique pas
refondation, mais ajustement superficiel pour ménager l'essentiel.
La deuxième raison est que si l'on s'accorde à voir dans l'antisémitisme une sorte d'affection quasi psychotique de l'ordre de la monomanie, de l’obsession et de l'idée fixe, lesquelles sont par définition même
déconnectées de la réalité, l'antisémite rabique continuera de remâcher sa phobie, toujours la même, nonobstant les faits, et la création d'Israël ne changera rien quant à son état d'esprit, mais au contraire pourvoira le monomaniaque intelligent, toujours rusé, du moyen adaptatif minimal pour opérer le travestissement lui permettant, comme dit plus haut, de persévérer dans sa "folie".
Une autre raison, plus délicate à exprimer peut-être, et qui est cause principale de mon désaccord avec vous sur ce point, est que le phénomène de l'antisémitisme caractérisé ne pourra jamais être parfaitement expliqué, analysé, rationnellement déconstruit en ses éléments pour en évaluer précisément la nature et les manifestations : ce serait une fixation qui tient à la nécessité pour certains de haïr de façon explicite et exactement ciblée, pour autant qu'un groupe humain particulier est, de tout temps déjà, désigné à cet effet, tient ce rôle par dévolution ancestrale et traditionnelle, et
cela suffit... L'on haïrait, pour les raisons les plus diverses et les plus controuvées, contradictoires entre elles-mêmes, parce qu'on a entendu dire qu'il est certains hommes qui sont haïssables, sans plus de justification.
Ce doit être la voie la plus commune en même temps que la plus profonde de la propagation de l'antisémitisme, sorte de fonds populaire quasi patrimonial qui manifeste son ressentiment même en l'absence de son objet, par rémanence, et l'existence d'Israël n'y changera strictement rien.
Je voudrais en outre revenir sur un point que vous avez évoqué précédemment, la "concurrence mondialiste" entre Les Juifs et Dieudonné, selon vous, qui ferait qu'il "les battrait sur leur propre terrain" en matière de cosmopolitisme apatride : ce que je voudrais souligner est qu’Israël ne réalise pas un changement essentiel quant à l'
identité du Juif en tant que tel, du point de vue de sa singularité, à mon avis (au contraire même, il le
régularise par maints aspects : « Nous serons un peuple comme tous les peuples, avec ses criminels et ses putains ! » exhortait déjà Ben-Gourion): l'"apatride" que vous dites (le Juif) fut peut-être un sans-terre et un exilé, mais jamais un déraciné, un métis ou un bâtard : ce "cosmopolitisme" ne désigne qu'une dispersion géographique du
même, jamais sa dilution "qualitative", si j'ose dire (comme c'est le cas pour le "métis mondialisé") et cela depuis l'origine et les circonstances historiques de son exil.
C'est du reste toujours à ce titre, comme membre d'une communauté parfaitement identifiée, identifiable, homogène et historiquement permanente, (presque) toujours remarquablement singulière, qu'il fut poursuivi ; jamais le Juif n'a été un
sans-peuple, il est au contraire, du fait même de son exil, la personnification de qui appartient au Peuple par excellence : il n'a jamais cessé d'être Cratyle, de persévérer coûte que coûte dans son être et sa Loi propres, envers et contre tout.
Ce qui me conduit au dernier point, concernant le caractère foncièrement non-inédit, lui non plus, des modalités antisémites "modernes" que vous dites, à savoir le fait que le Juif ne serait plus méprisé avec horreur comme un sous-homme, mais jalousé avec crainte et admiration comme un rival : mais, cher Francis, le juif s'est toujours considéré, au fil de son histoire, comme un
pur-sang (il le fut de plus littéralement par filiation matrilinéaire), et ce de droit divin, par-dessus le marché, se présentant comme le
peuple élu, comble du snobisme ségrégatif. Or cela a également toujours constitué une dimension intégrante des motifs de haine et de poursuite à son endroit, du temps de l’anti-judaïsme et de l'antisémitisme "classique".
Je ne sais si vous avez lu
Les Bienveillantes de Littel, livre assez bien documenté en général, où tout un chapitre est consacré à la rivalité, exposée par le personnage de Mandelbrod, entre deux "races de seigneurs", Juifs et Aryens, et au fait que cette concurrence serait en réalité le véritable moteur de l'antisémitisme nazi : il ne pourrait y avoir deux peuples absolument supérieurs, et une lutte à mort doit être engagée entre eux, pour désigner l'ultime et unique maître du monde.
Marcel a bien raison de parler d'"auberge espagnole", aux constituants à configuration toujours variable.