C'est un entrefilet paru dans le Figaro.fr. Une "traduction de l'AFP". Je dépose la chose ici dans son intégralité pour sa valeur d'exemple, d'objet d'étude et d'illustration de l'insidieux massacre, de l'achèvement quotidien du français par le travail de sape qui s'opère de la main des journalistes-traducteurs qui ignorent absolument tout des règles stylistiques de base de la traduction de l'anglais en français. Il ne s'y trouve pas de "barbarisme" à proprement parler, ni de contresens, rien qui fasse sourire ou hurler, seulement une usure perverse, un mépris affiché de toutes les tournures du français vivant. Ces gens sont en train de fabriquer une fausse langue française, une langue morte, pis que morte : une sous-langue, un babil d'enfant qui n'a jamais existé ça et là que chez les préscolaires et qui remplace peu à peu celle qui se meurt. Sous l'effet de ce travail de sape, peu à peu, nous nous trouvons tous à ne plus savoir parler que comme ça, par des calques stylistiques affligeants et dans l'ombre d'une langue étrangère :
Clint Eastwood, célèbre pour ses rôles de justicier au cinéma, est aussi un héros dans la vraie vie : il vient de sauver celle d'un convive qui s'étouffait lors d'une réception en Californie (ouest), en pratiquant la manoeuvre de Heimlich.
"Clint a sauvé ma vie", a affirmé Steve John, au Carmel Pine Cone, le journal de la ville californienne de Carmel dont l'acteur a été maire. Lors d'une réception cette semaine à l'occasion du tournoi, l'homme discutait en mangeant quand un morceau de fromage est resté coincé dans sa gorge. "Tout d'un coup, je ne pouvais plus respirer", raconte-t-il le patron du tournoi de golf AT&T Pebble Beach National Pro-Am en Californie. "Clint est arrivé derrière moi et savait exactement quoi faire", ajoute-t-il.
L'acteur et réalisateur de 83 ans a raconté au journal comment il avait vu dans les yeux de Steve John la "panique de ceux qui se voient mourir. J'ai donné trois coups brusques, et c'est sorti. Et puis je lui ai fait boire un grand verre d'eau avec un peu de citron pressé".
"L'inspecteur Harry", du nom d'un de ses plus célèbres rôles, a confessé n'avoir jamais pratiqué la manoeuvre de Heimlich, "sauf en exercice". Cette manoeuvre consiste à se placer derrière une personne qui s'étouffe et compresser brusquement le creux de son estomac.
Il existe une règle élémentaire que l'on enseignait jadis avant même le baccalauréat dans les cours de version anglaise : le possessif anglais des parties du corps ne se traduit pas tel quel en français, langue dans laquelle on use de l'article défini et du datif :
I cut my finger : je
me suis coupé
le doigt.
Cette règle est manifestement inconnue de ces rédacteurs de l'AFP et du Figaro : "Clint a sauvé ma vie" est de la langue de préscolaire, d'enfant de cinq ans pour "Clint m'a sauvé la vie"; et de même "un morceau de fromage est resté coincé dans sa gorge" pour "un morceau de fromage lui est resté coincé dans la gorge"; et "compresser brusquement le creux de son estomac" pour "lui compresser brusquement le creux de l'estomac".
"dans la vraie vie" : calque de "in real life" qui, en français de presse nationale devrait se dire "à la ville";
"savait exactement quoi faire" : là encore, langue d'enfant de cinq ans au lieu du français adulte "savait exactement que faire" ou "savait exactement ce qu'il fallait faire";
"tout d'un coup" pour "tout à coup" (
suddenly);
"du nom d'un de ses plus célèbres rôles" : calque de "one of his most famous roles" qui pose l'adjectif avant le nom comme l'exige l'anglais alors que le français le postpose : "du nom de l'un de ses rôles les plus célèbres"
"a confessé", calque de l'anglais "to confess" qui signifie
avouer qq chose et non le confesser;
"la manoeuvre de Heimlich" (
Heimlich maneuver) qui en français devrait être "le geste de Heimlich", le terme de "manoeuvre" connotant tout autre chose en français qu'un geste susceptible de sauver une vie.
Voilà ce qu'il y aurait à dire sur ce billet, trois fois rien donc. Mais qu'on ne s'y trompe point : ces petits riens, diffusés à doses quotidiennes, sont en train de nous rendre aphasiques, de nous priver de parole et d'articulation de notre discours et de notre pensée, de nous rendre l'esprit débile, d'infantiliser, de
babiliser l'expression de tous les Français, jusqu'aux ministres de la République.
Si rien n'est fait pour ré-enseigner à ces "journalistes" le peu de français qui nous reste en isolement du peu d'anglais qu'ils connaissent, notre langue finira par nous échapper, par nous fuir pour de bon et le français langue nationale tombera dans nos bouches au niveau qui était le sien au Québec dans le début des années 60 (avant les efforts de la Belle Province pour la rétablir dans ses droits).