« Autre intrusion, le bruit. Donnée immédiate, fond sonore de l’aliénation.
[…]
Vous allez au café : juke-box. Un poujadiste a fabriqué cette machine à hurler de rage. Un autre margoulin, le patron du café, l’a installée par mimétisme. Une tête de lard met 20 balles dans la fente et vous êtes bon pour vous tirer.
Vous allez dans les rues, celles de Colmar ou celles de Buenos-Aires, puisque maintenant elles se valent. Les véhicules s’engendrent à l’infini comme la viande rouge qui sort du hachoir. Un moteur imbécile vous vrille les oreilles. Il est compris entre deux moteurs qui sont intercalés entre d’autres moteurs, et cela jusqu’à votre mort. Le chahut morne défile sur le goudron, instant recommencé d’un vertige d’instant où l’être cesse de s’appartenir pour devenir une tête blessée.
Le bruit : aliénation numéro 1. Voici des boutiquiers de l’espèce ordurière qui organisent une quinzaine commerciale. Pendant quinze jours qui seront perdus à jamais, les haut-parleurs s’emparent de la ville comme des S.S. Ils vont sous vos fenêtres et traquent à domicile. Tout est souillé par la perquisition du disque-réclame : l’amour, l’amitié, les merveilleux nuages. C’est Oradour à 2.25 francs. J’ai même entendu dans une braderie cette annonce inouïe qui disait la valeur du calme : « La maison X vous offre une minute de silence. » Et pendant une minute, le glapissement totalitaire s’interrompait.
Dites-vous bien, camarades, que ce n’est qu’un début. La production du bruit a cessé d’être un luxe. Jadis la musique était faite à la main. On se lassait assez vite de chatouiller un violoncelle, parce que le bras se fatiguait. Les cuivres demandaient du souffle et la respiration humaine a ses limites. D’autres occupations sollicitaient l’exécutant, manger, pisser ou peindre une aquarelle. Il y avait des temps morts et d’ailleurs les pianos n’étaient guère plus nombreux que les fiacres, et les pianistes guère plus nombreux que les pianos. Enfin des lieux publics, au demeurant très rares, avaient leurs musiciens en chair et en os qui, en dépit des bas salaires, comptaient suffisamment dans les frais généraux pour qu’on ne jetât pas le bruit par les fenêtres.
Aujourd’hui le bruit est bon marché.
Bon marché en valeur-travail : vous n’avez pas à remonter un phonographe, encore moins à taper avec un objet dur sur un autre objet dur. Vous tournez un bouton. Cette légère pression du doigt vous livre l’océan des musiques abjectes. Un coup de pouce au réglage et vous traversez l’éther, vous passez les murailles, vous êtes chez le voisin, avec ce bruit idiot qui est la dérisoire, l’ultime affirmation que vous existez par le poste, pour le poste et dans le poste.
Bon marché en capital constant : il y a des radios et des cycles à moteur pour toutes les bourses. Il fallait à Caligula une légion romaine pour obtenir un effet sonore de battement sourd sur les pavés. Si vous investissez une somme modique dans un récepteur à pile, vous pourrez salir à vous seul le plus magique, le plus poignant des paysages.
Raymond Borde –
L’extricable (1964)