Le site du parti de l'In-nocence

D'un soin de l'âme qui aurait pour effet d'évider les corps (Jan Patocka sur l'Europe, 1973)

Envoyé par Francis Marche 
A lire à la suite de ceci : [www.in-nocence.org]

François Hollande vient de faire connaître à la nation son plan de redécoupage des provinces françaises, qui confime ce que nous en disions : l'évidage du corps territorial métropolitain de son Centre, de son coeur historique qui avait jusque là existé sans façade sur l'extérieur, sur l'Europe (disparition des régions Auvergne, Limousin, etc.). Désormais, à l'instar du découpage préfectoral de l'île japonaise de Kyushu, aucun territoire n'occupe plus le coeur géographique de la totalité, ainsi vidé de son sens d'entité territoriale constituée en nation. C'est que Kyushu, représentant au demeurant un cinquième au moins du territoire national japonais, au plan territorial politique, n'existe pas. C'est une aire, bien qu'ancienne, bien que primitive à l'Empire japonais, qui n'a ni sens ni expression politique, n'étant qu'une frange extérieure au corps de l'archipel dont l'âme est Tokyo, et partant, cette frange se trouve elle-même constituée de franges, selon un principe fractal bien connu (le schéma structurel à petite échelle imite le schéma global en lequel il s'insère) : toutes ses préfectures sont ouvertes sur la mer, et il n'est point de préfecture centrale dans Kyushu.

François Hollande présentant son découpage territorial annonce dans une déclaration que les 14 régions métropolitaine qu'il institue sont, en substance, retaillées pour l'Europe. Sur ce point précis, on ne pourra pas reprocher à F. Hollande de faire acte de dissimulation. Il avoue sans retenue que l'éviction du sens territorial national de la France est amenée par l'édification d'un corps supérieur, et que le territoire national ainsi démembré et écoeuré (écharné de son coeur) se trouve assujetti à une âme qui, pour être naturellement invisible et géographiquement éclatée (Bruxelles, Strasbourg, Francfort, etc.) n'en est pas moins réelle, et agissante, et restructurante des corps subalternes et périphériques dont celui de la France. Seule subsistera dans ce territoire comme entité non directement ouverte sur le territoire européen, l'île de France, soit le relais nodal et politique de l'âme européenne, de laquelle la "capitale fédérale de la France" sise en ce réduit quasi-central, recevra ses ordres.

Relisons cette partie du séminaire que le philosophe Jan Patocka donna dans l'été 1973 où il expose ce thème d'une âme européenne qui, monopolisant tous les soins, a pu conduire quarante ans plus tard au résultat que nous constatons. Il faut recouper ce qu'énonce Patocka dans cet entretien avec cette sentence de F. Hollande aux sombres retentissements : sortir de l'Europe reviendrait à sortir de l'histoire.

Question: Il y a une remarque que vous avez faites auparavant et qui ne m'est pas tout à fait claire. Sur quoi vous fondez-vous pour dire qu'il n'y a pas d'autre histoire que l'histoire de l'Europe ?

Jan Patocka: Il va sans dire qu'il y a d'autres civilisations qui ont aussi un passé, voire un passé saisi expressément comme tel. La Chine par exemple a une très ancienne historiographie. Mais chacune de ces civilisations est un monde pour soi. Pour comprendre la civilisation chinoise, il nous faut pénétrer dans ses principes spécifiques et, une fois que nous y seront entrés, nous y resterons enfermés. Ce qui est caractéristique de l'Europe en tant qu'Europe, c'est que son principe spécifique est la généralité.
Il me semble que Husserl a raison d'affirmer que dans toutes les autres civilisations, l'homme est obligé de s'identifier, d'identifier sa vie, son essence et ses habitudes, avec un mythe, une tradition. Pour comprendre ces civilisations, il nous faut nous plonger dans la continuité de leur tradition, nous y assimiler. Il n'en va pas de même de l'Europe. Chacun comprend la civilisation européenne, puisque le principe de la civilisation européenne, c'est, grosso modo, deux fois deux font quatre. De là cette continuité spécifique, cette possibilité d'universalisation. La généralisation des autres civilisations ne signifie que l'expansion de telle tradition aux dépens des autres, non pas ce principe du regard dans ce qui est [*]. A la différence de toutes les autres civilisations, fondées sur la tradition, l'Europe a pris pour fondement la vision, l'intuition au sens du regard dans ce qui est. Bien sûr, par rapport à ce qui nous intéresse ici, cela ne vaut pas absolument, mais seulement a fortiori ou a parte potiori. la tradition chrétienne ou celle de la littérature sont bien des traditions. Néanmoins, le regard dans ce qui est demeure le trait le plus caractéristique de la civilisation européenne, ce qui rend possible sa généralisation, rend possibles des conséquences telles que la technologie, la technique, etc., ce qui signifie un mode spécifique de pénétration au-delà de la sphère d'origine, ainsi que la continuité de certains problèmes. Le fait que tous les problèmes de la vie soient définis dans ce regard dans ce qui est, et la possibilité de développement logique qui s'ensuit, conditionnent la forme spécifique de l'histoire européenne.

Q. -- Cela, je le comprends. Et pourtant je ne crois pas qu'on puisse identifier, sans autre forme de procès l'historicité avec l'ouverture ou l'universalité.

P. -- L'historicité, non.

Q. -- D'autre part, je n'ai pas l'impression que ces autres mondes soient immobiles ou qu'ils se répètent, que le mythe continue à être la seule source à laquelle ils puisent.

P. -- Oui, vous avez parfaitement raison. Ce n'est pas non plus ce que je voulais dire. Il est certain que l'homme est un être historial, que chaque civilisation est à sa manière historiale, que chacune évolue. Mais l'histoire en tant que continuum articulé de la manière dont nous sommes habitués --- en Antiquité, Moyen-Âge, etc. --- est quelque chose de spécifiquement européen que nous projetons dans les autres civilisations. Nous les mesurons d'après cet étalon européen, nous ne pouvons faire autrement. C'est pour cette raison et en ce sens que l'histoire me paraît s'identifier avec l'histoire de l'Europe.
Les autres peuples ne se rendent pas compte en général que l'Europe leur la "imposé" son schéma et sa conception de l'histoire. Ils l'on accepté plus ou moins passivement, mais le fait demeure qu'en un sens, il leur a été fait violence. Dans ces civilisations, l'histoire au sens où je viens d'en parler n'existe pas initialement, spontanément.
Notre thèse est la suivante : l'histoire européenne, où l'histoire universelle trouve sa source --- car c'est de la civilisation européenne qu'est née, par l'intermédiaire de la technique moderne, la civilisation mondiale, planétaire ---, ne peut être comprise qu'à partir du foyer que nous appelons le soin de l'âme [*]. C'est en ce sens que l'histoire est l'histoire de l'Europe.

Q. --- Vous voulez dire que l'histoire en tant que compréhension de la dynamique de l'être est la spécificité de l'Europe, que nous essayons en quelque sorte d'imposer notre compréhension de cette dynamique aux autres...

(............................................... ......................................................)

[*] C'est nous qui soulignons.

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On trouvera la suite de cet entretien dans le volume Platon et l'Europe de Jan Patocka, paru aux éditions Verdier en 1997.

Ce volume est particulièrement riche. Il contient un chapitre VII (Le soin de l'âme en tant que mouvement...) remarquablement pertinent à la thématique européenne qui fait l'actualité, et surtout deux annexes dont la première d'une trentaine de pages au texte extrêmement dense intitulée La fin de la philosophie est-elle possible ? constitue un véritable testament du philosophe tchèque qui devait mourir le 13 mars 1977.
Par parenthèses, ceci : lorsque M. Hollande président de la République française, à ce titre acteur majeur de la construction européenne et porte-parole de la nation énonce que "sortir de l'Europe serait sortir de l'histoire", il pose non point une mise en équation mais une authentique relation d'identité entre temporalité et spatialité. Il place bout à bout sur un plan continu et structurellement solidaire temps et espace. Il dit que l'un et l'autre ne font qu'un, sont de l'Un, et par conséquent que l'un et l'autre se divisent, se fractionnent et se rythment mêmement et simultanément.

Il devient dès lors légitime et autorisé (au vu des qualités de l'auteur de cet énoncé, de sa place dans l'histoire et de sa position dans l'espace européen) de penser que toute structure fractale de l'espace trouvera son expression homologique dans une structure mêmement factale du temps politique et historique, comme j'avais tenté de la faire il y a quelques années (cf cette discussion sur les ensembles de Julia, de mars 2011: [www.in-nocence.org])

Ce corps spatio-temporel unique devrait donc être jalonné spatialement et temporellement par les mêmes vagues d'évènements qui s'imitent et se renforcent : la fractalité dans l'espace (qui veut, par exemple, que tout être périphérique soit lui même composé exclusivement de périphéries dépourvues d'âme inscrite en leur spatialité, comme on vient de le voir dans cette nouvelle carte des régions du pays que vient de composer François Hollande) ne peut pas ne pas exister aussi et homologiquement dans le temps politique. Le renforcement dont il est question ici sera alors constitué par la jonction en noeuds d'événements homologiques qui traversent les deux plans et s'opèrent dans une simultanéité temps-espace : ainsi la création de la monnaie unique (fonction d'échange constitutive d'un corps spatialisé) ne pouvait intervenir en aucun autre point de l'histoire qu'en celui du versement du millénaire (2001) pour y former un noeud spatio-temporel remarquable et unique (expression de l'Un). Et au bégaiement fractal de l'histoire du 20e siècle dont les cycles apparaissent concaténés aux siècles du millénaire finissant, correspond selon cette loi le bégaiement fractal d'un espace évoluant en un regroupement qui lui est simultané.

Cela résumé en termes vulgarisés : poser que les temps historiques se répètent en des formes progressivement atténuées, de manière homothétique (concaténation des chronons) selon un retour cyclique qui parcourt l'échelle chronologique en directions des chronons les plus brefs (les événements décennaux répètent les siècles homothétiques par le chiffre du millésime, et les événements annuels de toute décennie dernière répètent ceux des décennies antécédentes qui lui correspondent aussi par le chiffre du millésime), cette vision fractale du temps historique, donc, cesse de relever de la pure spéculation ou de la simple observation empirique et acquiert un statut logique dès lors que:

1. l'unicité du temps et de l'espace est posée par la bouche même des artisans et architectes du fait européen actuel;

2. l'oeuvre européenne moderne offre à la vue une organisation fractale de son espace.


[message augmenté]
Passionnant, Patočka. Une très chère amie d'origine tchèque vient justement de m'envoyer sa thèse de doctorat consacrée au philosophe, cela s'intitule Une Raphsodie dans l'océan, l'homme et le monde dans la philosophie phénoménologique de Jan Patočka (Virgil a ses petites Grecques badieusiennes, moi j'ai mes petites Tchèques patockiennes, voyez-vous) : je crains fort que je n'y couperai pas : il me faudra "me taper" quelques centaines de pages sur la structure de l'apparaître, car c'est de cela surtout qu'il s'agit, en hébreu ("se taper" bien entendu envisage les choses uniquement du point de vue de ma crasse paresse) !

Franchement, Francis, ce télescopage inattendu du considérable et exemplaire Patočka, car il fut aussi une sorte de héros, de la trempe morale des Moulin, Cavaillès, Char etc., et de Hollande me fait irrésistiblement penser à une tentative d’explication de l'amibe par l'homme, sans qu'il soit clairement établi qui des deux il s'agit de mieux connaître par de tels recoupages, mais je dois avouer que vos chemins de traverse sont toujours pour le moins dépaysants...

Il me souvient d'avoir lu dans le temps un bref et instructif article de Ricoeur sur le rapport entre la philosophie de Patočka et son action politique, je l'ai retrouvé : de la philosophie du monde naturel à la philosophie de l'histoire
L'Europe dont nous parle Patocka (quand vous aurez un moment Alain, veuillez m'indiquer comme vous produisez le "c" tchèque sur votre clavier) est bien celle où s'agite aujourd'hui François Hollande. François Hollande n'est pas la faute de Patocka.

Si l'amibe n'engendre pas l'homme, l'homme peut répandre voire engendrer des amibes.

Je vous remercie de ce texte de Ricoeur dans lequel je vais me plonger dès que j'aurai un moment. Ricoeur a préfacé les Essais hérétiques de Patocka, et Roman Jakobson (!) lui-même en aurait produit la postface. Mais hélas cet ouvrage (le dernier semble-t-il du philosophe tchèque), paru chez Verdier en 2007 paraît difficile à se procurer.
[www.editions-verdier.fr]

Un satisfecit au passage pour le travail au résultat très agréable de la traductrice Erika Abrams.
Je n'arrive à former le "c" tchèque que sur Word, c'est alt+269...
Il pourrait être engageant de poursuivre la réflexion sur ce couple en voie de fusion : historicité-corporéité, dans ce mariage arrangé par leurs parents temporalité et spatialité s'agissant de l'histoire européenne (terme qui serait pléonastique selon Patočka !).

En s'accompagnant par exemple des études du regretté Jean-Marie Vaysse sur la question du temps (chez Kant, Fichte Schelling et Hegel), on pourrait se risquer à considérer que temps de la nature et temps de l'histoire ne sont que deux prismes d'une même intuition, en avançant que si la physique et l'histoire sont deux disciplines distinctes, meta-physique et meta-histoire devraient bientôt ne faire plus qu'un ou être enfin reconnues comme ne faisant plus qu'une matière. Cela ne devrait pas être si osé ni si impossible.
Il n’est jusqu’à ce kairos de l’origine du monde naturel sur la planète Terre qui ne se présente comme un Janus bifrons naturel et politique: un astéroïde (dit-on), corps céleste de plusieurs milliers de milliards de tonnes, de la masse et de la hauteur de l’Himalaya, frappe Gaïa en bordure de ce qui est aujourd’hui la péninsule du Yucatan (l’impact de Chicxulub) il y a 66 millions d’années. Le choc est si violent qu’une part des débris quitte l’atmosphère terrestre et qu’une autre part retombe sur toute la Terre en pluie de feu, calcinant tout l’espace. Pis encore : le sous-sol de la péninsule du Yucatan est chargé en soufre (dont la présence est dû au volcanisme) et les poussières projetées dans la haute atmosphère en produisent des pluies acides qui achèvent de brûler les formations végétales en faisant périr les trois quart des formes de vie terrestre en l’espace de quelques années. Les formes animales archi-dominantes, celles des grands sauriens, meurent et s’éteignent définitivement. Parmi les espèces survivantes, de petits mammifères à terrier, se nourrissent de leurs charognes et entament l’essor que l’on connaît, jusqu’à l’homme, dit-on.


J’ai écrit « frappe Gaïa ». Aurais-je dû écrire « heurte Gaïa » ? Ou ne l’aurais-je dû point ? Car une frappe suppose une intention n’est-ce pas, un « schème volitionnel » comme aurait pu l’écrire le si brillant Jean-Marie Vaysse.
Aucune forme animale sur cette planète ne pouvait concurrencer les dinosaures antérieurement à cet événement, aucun mammifère ne pouvait échapper à leur prédation (ni lion, ni tigre, ni rien ne pouvait se mesurer à leurs terribles forces qui leur permettaient de déraciner les arbres, refuge naturel des mammifères aux défenses faibles).

Schème volitionnel : à supposer que « frappe » soit le terme adéquat pour désigner ce moment de l’histoire naturelle, voici que tout un temps politique alors, se déploie avec cohérence dans ce kairos ; que cette frappe soit imaginée comme intentionnelle et stratégique et tout rentre dans l’ordre politique : le seul moyen d’éliminer ce qui faisait obstacle à l’apparition des créatures susceptibles d’évoluer vers homo sapiens étaient ces dinosaures que rien ne pouvait abattre, aucuns virus, notamment, lesquels s’ils avaient pu avoir quelque effet anéantisseur sur eux n’eussent aucunement manqué du temps nécessaire pour agir (les dinosaures ayant régné sur terre quelque deux cent millions d’années sans faillir). Il fallait donc, pour que téléologiquement, l’homme apparaisse un jour et qu'advienne l'anthropocène, effacer sûrement ces espèces de sauriens de la surface du globe, et à quel moyen plus radical et plus sûr recourir alors que celui de l’événement de Chicxulub ? Il fallait effacer l’ardoise terrestre pour donner ses chances d’apparition à la présente humanité qui entre aujourd’hui dans l’intelligibilité de ce Kairos à la fois naturel et politique.

L’événement de Chicxulub, dès lors, devient intelligible non plus comme heurt naturel mais comme tir historial !

Son étant vrai est qu’il est les deux.
Mon cher Marche, la théorie de l'extinction massive liée à l’impact de Chicxulub est contestée, notamment en France, et très probablement fausse. Non que cet impact n'ait pas eu lieu mais il semble que l'extinction de la transition Crétacé-Tertiaire (ou Crétacé-Paléogène selon la nouvelle nomenclature) ait commencé avant la collision du fait d'un épisode de trapps, celui du Deccan, et se soit poursuivie après : la collision n'aurait fait qu'aggraver les choses selon une proportion impossible à préciser dans l'état actuel des connaissances. Cependant, le fait est que sur les six extinctions massives identifiées, une seule, la plus ancienne, n'est pas contemporaine d'un épisode de trapps connu, et comme c'est la plus ancienne (500 millions d'années), il est probable que les traces en aient disparu, s'l y en eut bien un. D'un autre côté, on n'a jamais pu mettre en évidence un impact météoritique contemporain d'une autre extinction que celle d'il y a 65 MA.

Voir, entre autres, sur le site du CNRS.
Le problème de la causalité pure (l'impact de Chicxulub a-t-il oui ou non causé à lui seul l'extinction ?) n'entre pas vraiment dans la considération sur ce qui fut un moment décisif de l'histoire naturelle: la collision intervint dans une conjonction spatiale, comme je l'ai souligné (le soufre mortel présent dans la péninsule du Yutacan qui "acheva" la macro-faune en provoquant des pluies acides) et temporelle (les traps du Deccan contemporaines de l'événement).

La mono-causalité exclusive n'est point, n'est jamais. Si l'on admet la spéculation d'une fenêtre de tir spatio-temporelle intelligente pour cet événement, l'épisode de ces traps du Deccan, contemporain à l'affaire, ne fait qu'affiner la définition de cette fenêtre en la complétant par un paramètre temporel, et concourt encore à renforcer ce plan de lecture subjective et hypothétique d'un événement dont nous avons (ou pouvons avoir) l'intelligence.

La vision objective de l'événement est bien celle d'un eidos prismatique où s'éclairent et prennent corps causalité naturelle et sens anthropogénique (l'événement parce qu'il nous est intelligible et interprétable, doit découler, fut conçu par une intelligence continue à la nôtre et oeuvrant à notre effectuation). Hors de ces deux ordres, la collision-frappe n'est rien qu'un élément dans un chapelet d'événements sourds et paracycliques que Chronos égrène dans l'indifférence permanente.

Cela n'est pas sans me gêner un peu, mais le catastrophisme en science naturelle et ce que Badiou définit comme "singularité universelle" dans l'histoire politique sont de même essence : des effecteurs d'histoire, semblables et remarquablement synchrones dans leur manifestation et leurs formes.
Chicxulub a bel et bien été un ébranlement considérable.
Personne ne le nie, et personne ne nie le fait qu'il ait contribué à l'extinction massive dont il est contemporain. Courtillot et al. ont cependant démontré qu'il n'avait pas déclenché le processus. Essayez d'imaginer ce que représente, pour l'atmosphère terrestre, les gaz toxiques, notamment sulfureux, liés à une activité volcanique, les traps (ou trapps) du Deccan, ayant provoqué l'émission de trois millions de km3 (3 x 10 puissance 6 km3) de lave, dont plus de deux km d'épaisseur sur une surface équivalente à celle de la France subsistent aujourd'hui. Le tout a été émis en trois "méga-pulses" dont le principal précède immédiatement la limite Crétacé-tertiaire et l'impact météoritique.

La quantité de SO2 relâchée dans l'atmosphère par l'impact de Chicxulub a été estimée à 50 à 500 gigatonnes. C'est considérable : l'éruption du Laki, en 1783, en a émis environ 0,12, ce qui a tué le quart de la population islandaise. Mais les traps du Deccan en ont émis quelque chose comme 10.000 gigatonnes, soit 20 à 200 fois Chicxulub...
Singularité universelle, Kairos : Chicxulub fut à l'histoire de la planète ce que saint Paul fut à l'histoire des hommes -- l'universelle chiquenaude, singulière et transcendante.

Dieu ne joue pas aux dès disait Enstein, ou s'il en joue c'est en sublime calculateur de ses coups !

La question demeure, essentielle et toujours inentamée par la pensée : un événement (Chicxulub) qui crée les conditions indispensables (disparition des monstres prédateurs dominants) à l'enclenchement d'un processus qui a permis l'advenue d'espèces capables d'accéder à l'intelligibilité et à la connaissance de l'événement originel peut-il être fortuit ?

Les dinosaures, créatures terrestres pourtant invulnérables, ne pouvaient pas développer l'intelligence de l'événement de leur destruction, cependant que le fruit ultime (ou contemporain, l'Homme) du processus déclenché par l'événement, lui, possède cette intelligence. Cet état de fait pose comme vraisemblable qu'entre l'événement et nous existe une continuité ontologique : l'hypothèse que l'événement fut voulu ressort comme fondée dès lors qu'il produisit des créatures ayant évolué jusqu'à celle que nous sommes et en l'esprit desquelles peut se former l'hypothèse d'une volition dans l'événement déclencheur. Aucune créature vivante avant nous n'avait pu former cette hypothèse d'une volition investie dans la connaissance de l'événement physique ayant permis son apparition. La continuité ontologique est subsumable à cette double intelligence : nous avons l'intelligence d'un événement et cette intelligence fonde l'hypothèse forte qu'une intelligence commune ou semblable ou primitive à la nôtre (dont la nôtre dérive) fut agissante dans l'effectuation de l'événement et qu'elle se signale à nous en ayant permis l'instauration de créatures (nous autres) dotées de l'intelligence de concevoir son plan de notre effectuation.
Il est possible de balayer d'un revers de main ce jeu d'hypothèses, pour ne plus laisser subsister alors qu'une terrible conclusion nihiliste :

Si nous ne sommes point des créatures manifestes témoins d'une intelligence supérieure qui se signale à elles par les moyens dont elle les a investies de comprendre ses oeuvres, notre fin sera comparable à celle de dinosaures ordinaires : elle aura lieu dans un événement dont l'intelligence nous sera occultée. L'humanité périra sans savoir pourquoi ni comment, dépourvue des moyens de connaître ou d'interpréter les mécanismes (chargés on non d'intention) qui présideront à sa fin.
Sur les idées, le fait de voir et les réalités.


Un député communiste : "Dieu n'existe pas, je ne l'ai pas vu !"

Félix Kir, député : "Et mes fesses, vous les avez vues ? pourtant, elles existent".
Question sans réponse : l'être engendré peut-il se forger l'intelligence de son engendrement et poser la connaissance de son mécanisme comme pleinement achevée sans supposer que cet engendrement fut le fruit d'une volonté ? (l'hypothèse que cet engendrement fut le fruit d'un désir, lequel est une volonté imparfaite, dont la source profonde échappe à l'engendreur, est l'artifice qui permet aux hommes de s'évader de cette angoissante question -- l'hypothèse du désir engendreur n'est un échappatoire à la taraudante question d'un agir transcendant, ou son report).
Est-il fortuit qu’une intelligence puisse appréhender, dans un acte critique où le piège d’une hypothèse du désir n’intervient pas, un événement qui suscita son engendrement ? Sachant qu’il est ordinaire que les créatures non raisonnantes, telles les dinosaures, n’aient aucune intelligence du mécanisme de leur destruction et pas davantage de l’évolution du vivant dont elles sont parfois le point d’aboutissement ? Cet acte de correspondance extraordinaire entre l’engendreur et l’engendré en lequel, pour la première fois, l’un se signale à l’autre en se rendant intelligible, est-il fortuit et vide de sens?

S’il est répondu par la négative à la question de ce caractère fortuit, savoir que l’on juge impossible qu’il y ait absence de toute continuité de nature entre un événement qui ne serait dès lors qu’aveugle et brut accident physique et l’acte d’intellection que l’événement par ses conséquences rendit ultérieurement possible, il peut être élaboré à partir de cette négation l’hypothèse raisonnable d’une continuité ontologique entre la saisie intelligente a posteriori de l’événement et le caractère raisonné et délibéré de sa conception ante et de sa survenue.

Et cette passerelle ontologique et temporelle permet de poser l’unité de l’Esprit : l’intelligence qui conçut l’événement par lequel elle se signale à l’intelligence que l’événement a engendrée, laquelle à son tour saisit aujourd’hui ce dernier en risquant l’hypothèse que cet événement fut intelligent et fruit d’une volonté, ces deux intelligences, donc, sont une même Essence.

Si l’on nie la première, il faut nécessairement nier la nôtre et mourir sans savoir, mourir idiot, mourir ordinairement, à l'instar des dinosaures carbonisés la gueule ouverte par le souffle brûlant de Chicxulub, ignorant tout du phénomène qui causa leur fin.

Les deux attitudes sont également possibles : rejet ou acceptation du caractère fortuit d'une intelligence qui lierait l'engendré à l'événement engendreur et donc à un Engendreur. Le choix est libre : être né d'un accident, comme il est commun, ou naître par volonté et par choix. Si l'on choisit de caractériser la raison des hommes comme accidentelle, le péril est grand pour une espèce qui se pose comme orpheline; à se vouloir obstinément le fruit d'un choc accidentel de roches, le risque grandit de sombrer dans l'inertie et l'immuable ténèbre des pierres.
09 juin 2014, 17:43   Contre-pied
Si les deux attitudes sont également possibles, c'est qu'on ne saura pas, et mourra de toute façon idiot et la gueule ouverte.
Pour ma part je ne me lasse pas d'une citation de Valéry déjà produite ici, que je continue de trouver vertigineuse, et qui lie de façon inextricable l’inconnaissance à l'être même, faisant de l'une pratiquement la condition de l'autre.

« Le monde continue ; et la vie, et l'esprit, à cause de la résistance que nous opposent les choses difficiles à connaître. À peine tout serait déchiffré, que tout s’évanouirait, et l'univers percé à jour ne serait pas plus possible qu'une escroquerie dévoilée ou un tour de prestidigitation dont on connaîtrait le secret. »
Sur les points chauds, l'extinction massive Crétacé-Tertiaire, l'éruption du Laki et la naissance, la vie et la mort des îles volcaniques liées aux points chauds, Arte diffuse un excellent documentaire, parfaitement à jour du point de vue des connaissances scientifiques et très bien réalisé : Mémoires de volcans. On peut le voir ici.
Francis Marche nous manque pour bien parler de Simon Leys, qui vient de mourir.
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