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François Hollande vient de faire connaître à la nation son plan de redécoupage des provinces françaises, qui confime ce que nous en disions : l'évidage du corps territorial métropolitain de son Centre, de son coeur historique qui avait jusque là existé sans façade sur l'extérieur, sur l'Europe (disparition des régions Auvergne, Limousin, etc.). Désormais, à l'instar du découpage préfectoral de l'île japonaise de Kyushu, aucun territoire n'occupe plus le coeur géographique de la totalité, ainsi vidé de son sens
d'entité territoriale constituée en nation. C'est que Kyushu, représentant au demeurant un cinquième au moins du territoire national japonais, au plan territorial
politique, n'existe pas. C'est une aire, bien qu'ancienne, bien que primitive à l'Empire japonais, qui n'a
ni sens ni expression politique, n'étant qu'une frange extérieure au corps de l'archipel dont l'âme est Tokyo, et partant, cette frange se trouve elle-même constituée de franges, selon un principe fractal bien connu (le schéma structurel à petite échelle imite le schéma global en lequel il s'insère) : toutes ses préfectures sont ouvertes sur la mer, et il n'est point de préfecture centrale dans Kyushu.
François Hollande présentant son découpage territorial annonce dans une déclaration que les 14 régions métropolitaine qu'il institue sont, en substance,
retaillées pour l'Europe. Sur ce point précis, on ne pourra pas reprocher à F. Hollande de faire acte de dissimulation. Il avoue sans retenue que l'éviction du sens territorial national de la France est amenée par l'édification d'un corps supérieur, et que le territoire national ainsi démembré et
écoeuré (écharné de son coeur) se trouve assujetti à une âme qui, pour être naturellement invisible et géographiquement éclatée (Bruxelles, Strasbourg, Francfort, etc.) n'en est pas moins réelle, et agissante, et restructurante des corps subalternes et périphériques dont celui de la France. Seule subsistera dans ce territoire comme entité non directement ouverte sur le territoire européen, l'île de France, soit le relais nodal et politique de l'âme européenne, de laquelle la "capitale fédérale de la France" sise en ce réduit quasi-central, recevra ses ordres.
Relisons cette partie du séminaire que le philosophe Jan Patocka donna dans l'été 1973 où il expose ce thème d'une âme européenne qui, monopolisant tous les soins, a pu conduire quarante ans plus tard au résultat que nous constatons. Il faut recouper ce qu'énonce Patocka dans cet entretien avec cette sentence de F. Hollande aux sombres retentissements :
sortir de l'Europe reviendrait à sortir de l'histoire.
Question: Il y a une remarque que vous avez faites auparavant et qui ne m'est pas tout à fait claire. Sur quoi vous fondez-vous pour dire qu'il n'y a pas d'autre histoire que l'histoire de l'Europe ?
Jan Patocka: Il va sans dire qu'il y a d'autres civilisations qui ont aussi un passé, voire un passé saisi expressément comme tel. La Chine par exemple a une très ancienne historiographie. Mais chacune de ces civilisations est un monde pour soi. Pour comprendre la civilisation chinoise, il nous faut pénétrer dans ses principes spécifiques et, une fois que nous y seront entrés, nous y resterons enfermés. Ce qui est caractéristique de l'Europe en tant qu'Europe, c'est que son principe spécifique est la généralité.
Il me semble que Husserl a raison d'affirmer que dans toutes les autres civilisations, l'homme est obligé de s'identifier, d'identifier sa vie, son essence et ses habitudes, avec un mythe, une tradition. Pour comprendre ces civilisations, il nous faut nous plonger dans la continuité de leur tradition, nous y assimiler. Il n'en va pas de même de l'Europe. Chacun comprend la civilisation européenne, puisque le principe de la civilisation européenne, c'est, grosso modo, deux fois deux font quatre. De là cette continuité spécifique, cette possibilité d'universalisation. La généralisation des autres civilisations ne signifie que l'expansion de telle tradition aux dépens des autres, non pas
ce principe du regard dans ce qui est [*]. A la différence de toutes les autres civilisations, fondées sur la tradition, l'Europe a pris pour fondement la
vision, l'intuition au sens du regard dans ce qui est. Bien sûr, par rapport à ce qui nous intéresse ici, cela ne vaut pas absolument, mais seulement
a fortiori ou
a parte potiori. la tradition chrétienne ou celle de la littérature sont bien des traditions. Néanmoins,
le regard dans ce qui est demeure le trait le plus caractéristique de la civilisation européenne, ce qui rend possible sa généralisation, rend possibles des conséquences telles que la technologie, la technique, etc., ce qui signifie un mode spécifique de pénétration au-delà de la sphère d'origine, ainsi que la continuité de certains problèmes. Le fait que tous les problèmes de la vie soient définis dans ce regard dans ce qui est, et la possibilité de développement logique qui s'ensuit, conditionnent la forme spécifique de l'histoire européenne.
Q. -- Cela, je le comprends. Et pourtant je ne crois pas qu'on puisse identifier, sans autre forme de procès l'historicité avec l'ouverture ou l'universalité.
P. -- L'historicité, non.
Q. -- D'autre part, je n'ai pas l'impression que ces autres mondes soient immobiles ou qu'ils se répètent, que le mythe continue à être la seule source à laquelle ils puisent.
P. -- Oui, vous avez parfaitement raison. Ce n'est pas non plus ce que je voulais dire. Il est certain que l'homme est un être historial, que chaque civilisation est à sa manière historiale, que chacune évolue. Mais l'histoire en tant que continuum articulé de la manière dont nous sommes habitués --- en Antiquité, Moyen-Âge, etc. --- est quelque chose de spécifiquement européen que nous projetons dans les autres civilisations. Nous les mesurons d'après cet étalon européen, nous ne pouvons faire autrement. C'est pour cette raison et en ce sens que l'histoire me paraît s'identifier avec l'histoire de l'Europe.
Les autres peuples ne se rendent pas compte en général que l'Europe leur la "imposé" son schéma et sa conception de l'histoire. Ils l'on accepté plus ou moins passivement, mais le fait demeure qu'en un sens, il leur a été fait violence. Dans ces civilisations, l'histoire au sens où je viens d'en parler n'existe pas initialement, spontanément.
Notre thèse est la suivante : l'histoire européenne, où l'histoire universelle trouve sa source --- car c'est de la civilisation européenne qu'est née, par l'intermédiaire de la technique moderne, la civilisation mondiale, planétaire ---, ne peut être comprise qu'
à partir du foyer que nous appelons le soin de l'âme [*]. C'est en ce sens que l'histoire est l'histoire de l'Europe.
Q. --- Vous voulez dire que l'histoire en tant que compréhension de la dynamique de l'être est la spécificité de l'Europe, que nous essayons en quelque sorte d'imposer notre compréhension de cette dynamique aux autres...
(............................................... ......................................................)
[*] C'est nous qui soulignons.
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On trouvera la suite de cet entretien dans le volume
Platon et l'Europe de Jan Patocka, paru aux éditions Verdier en 1997.
Ce volume est particulièrement riche. Il contient un chapitre VII
(Le soin de l'âme en tant que mouvement...) remarquablement pertinent à la thématique européenne qui fait l'actualité, et surtout deux annexes dont la première d'une trentaine de pages au texte extrêmement dense intitulée
La fin de la philosophie est-elle possible ? constitue un véritable testament du philosophe tchèque qui devait mourir le 13 mars 1977.