Epineuse question. Pour Chaunu, il y a progrès quand la transmission verticale de l'acquis culturel devient possible et celle-ci ne devient possible qu'à compter d'un certain seuil de densité démographique. Ce terme de "densité" recouvre une notion très importante dans les théories de l'information : celle-ci circule mieux en milieu dense et les chances d'une réussite de la transmission verticale en sont augmentées. Cet ouvrage offre l'intérêt de placer la décadence d'abord, la
décadence biologique qui fit perdre à
Sapiens sapiens et à
Sapiens neanderlalensis leurs conduites innées, les derniers complexes instinctifs qui leur restaient et qui se faisant rendit possible le progrès humain, lequel en ressort comme lié à deux facteurs :
la masse globale de l'information et l'efficience de la transmission.
En 1981, quand Chaunu travaille à ce livre, il relève que
"nous sommes entrés depuis vingt ans dans une phase où la nature de l'information commence à changer, en une phase où, les circuits étant embouteillés, la culture est moins liée à la masse qu'à la qualité et par conséquent au tri."
Il est une question métahistorique et épistémologique fondamentale qui pourrait véritablement s'apparenter à celle de la poule et de l'oeuf : la décadence est-elle préparatoire, et donc un préalable (un "prérequis" comme on dit aujourd'hui) à un progrès chronologiquement postérieur, ou bien faut-il considérer qu'elle est le prix à payer, souvent avec intérêts, pour le progrès qui s'accomplit par bonds ou ressauts, après que ce prix a été acquitté en intégralité ?.La décadence s'accompagne d'un appauvrissement des flux quantitatifs concomitant à un raffinement de la qualité de la chose léguée :
le volume de l'information est évidemment lié à la masse humaine, celle que l'on atteint par communication latérale dans l'espace, celle que l'on atteint par communication verticale dans le temps.. La triple équipollence perçu par Chaunu à ce moment est donc la suivante : diminution des flux, dilution des densités démographiques en Occident en 1981 (les lois sur l'avortement en France avaient été adoptées sans opposition violente ou marquée de la société civile) et raffinement des œuvres de l'esprit.
Donc : Chaunu interprète le blocage informationnel de son temps (1981) qui privilégie par nécessité la qualité sur la quantité d'information et de savoir (à cause des "circuits embouteillés"), comme équivalent à ce qu'il appelle
un siècle de Périclès qui dura dix mille ans et qui, en dix mille ans, ne totalisa pas beaucoup plus de destins que le monde en deux siècles à l'époque du miracle grec et qui fut celui du classicisme de Lascaux, un premier sommet dans l'histoire humaine. Il met en relation ces deux moments : la faible densité démographique du temps de Lascaux et celle de son temps ; le sublime des "hommes des cavernes qui furent de grands théologiens et de grands artistes" et celui de la vie de l'esprit en son temps et complète son interprétation en voyant dans l'affaiblissement démographique de son époque à la fois le signal et l'élément corroborant de sa vision.
Chaunu ignorait alors -- et les savoirs en Occident ne lui permettaient aucunement d'accéder à la connaissance qui lui faisait défaut -- qu'une décennie plus tard allait se produire la plus grande révolution des technologies de l'information de l'histoire humaine, laquelle allait radicalement bouleverser cette donne en permettant l'advenue de la communication réticulaire planétaire permanente (soit la fameuse latéralité même qui soutient, supporte, accompagne et sanctionne le retour à la densité des échanges humains et à la densité démographique, réelle et virtuelle).
L'explosion de la latéralité-quantité a donc bien eu lieu avec la venue de l'ordinateur individuel et d'internet, et cette inondation par les flux d'information s'est opérée au détriment de la qualité et du classicisme mais encore, ce bouleversement se manifesta en un moment d'explosion démographique (un malheur n'arrive jamais seul), soit tout à fait comme aurait pu l'envisager Chaunu lorsqu'il nous décrivait la phase où "les circuits étaient embouteillés" quand à cette phase ne pouvait que succéder celle que je vous décris. En clair, la configuration en laquelle nous sommes plongés aujourd'hui --- explosion démographique, explosion de la latéralité de la transmission et trivialisation des contenus transmis -- valide à contrario ses analyses et sa pensée : il se passe ce qui devait se passer dans sa vision, laquelle ne péchait dès lors que par le défaut de n'avoir su correctement projeter sur l'axe temporel -- de n'avoir point correctement daté dans le futur -- le retournement prévisible de la situation de 1981.
La poule et l'oeuf : le retour à la croissance démographique en France dans la dernière décennie du XXe siècle peut-elle est corrélée à la densité nouvelle des flux informationnels, celle-la produisit-elle celle-ci ou l'inverse? C'est ici que les relations de cause à effet perdent de leur signification pour constituer des schèmes historiaux autonomes : l'une n'est point "la cause" de l'autre mais l'une et l'autre font un tout qu'engendre le cours de l'histoire dans une dynamique complexe dont les lois furent en partie décryptées par cet auteur. De cela, nous lui devons faire crédit. De son manque à dater la vague de latéralité qui a déferlé sur nous dans la dernière décennie du siècle, nous devons le pardonner.
Chaunu était bon historien, et ses analyses restent solides, rationnelles et corroborées dans l'historiographie, mais il lui manquait, comme à ses contemporains, l'art (l'artifice) prévisionnel, soit la datation des schèmes historiaux futurs dont toutes ces analyses justes et fondées disent la nécessité logique de la survenue.