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Épaisseur du temps chez les modernes

Envoyé par Marcel Meyer 
La presse (toute la presse semble-t-il) évoque les pluies torrentielles qui se sont abattues sur Montpellier en parlant « d'un record de précipitations depuis les premiers relevés datant de 1957 ». Cette information aurait été donnée par Météo-France.

Je ne sais ce que Météo-France a dit à la presse, il se peut qu'avant 1957 les relevés n'étaient pas enregistrés minute par minute comme à présent, mais il est évidemment absurde de penser qu'on ne faisait pas de relevés de précipitations à Montpellier avant 1957. L'organisme précise du reste sur son site (c'est moi qui souligne) : « À Montpellier, le record absolu de précipitations en une journée a été battu le 29 septembre en seulement 3 heures. Entre 15h et 18h, 253 mm de précipitations se sont abattus sur la ville. Entre 15h et 16h, il est tombé 91 mm, 93 mm de 16h à 17h. On observe en moyenne ce type de cumuls horaires moins d'une fois par siècle dans cette ville. »

Il y a donc eu incompréhension quelque part, mais il me paraît tout à fait effarant que toute la presse française puisse écrire sans sourciller que l'on ne faisait pas de relevés de précipitations en France avant 1957.

Les gens n'ont plus aucune idée de l'histoire, de l'épaisseur du temps, de ce qui est vraisemblable ou pas pour une époque donnée, le passé est pour eux une bouillie parfaitement indifférenciée. Je regardais il y a quelques jours un long documentaire sur le port du Havre diffusé sur France 5. Ce n'était pas du travail bâclé, l'équipe avait manifestement travaillé beaucoup pour s'imprégner du sujet. Parlant (très longuement bien sûr), des dockers et de leurs combats, le film s'attarde sur le rôle du syndicat des dockers et le commentaire déclare qu'il a été créé par les premiers dockers en 1907. Bon, il est vrai qu'avant on les appelait plutôt arrimeurs, crocheteurs, débardeurs, déchargeurs, mais je ne crois pas qu'on ait voulu dire que le syndicat a été créé à l'époque (un peu après en fait) où on a commencé à appeler ces gens des dockers, non, le type a dit les premiers dockers sans sourciller parce que 1907, ou 500 avant JC, c'est pareil : c'est avant, c'est y'a longtemps.

Ma femme m'a rappelé qu'un jeune ingénieur sorti de Polytechnique lui avait, il y a deux ou trois ans, dit que l'Arc de Triomphe (de l'Étoile) avait été construit par Jules César et comme, ahurie, elle lui rétorqua qu'il s'agissait plus vraisemblablement de Napoléon Bonaparte il lui dit d'un air léger, « oui, bon, on va pas chipoter ». Un polytechnicien ! Alors vous pensez, les journalistes ou encore le commun des mortels sortis de l'école actuelle...

Dans ces conditions il devient tout à fait crédible de dire, par exemple, que la France a toujours été un pays d'immigration : pourquoi voulez-vous que cela choque ces gens ?
Utilisateur anonyme
01 octobre 2014, 00:28   Re : Épaisseur du temps chez les modernes
Mais enfin, Cher Marcel Meyer, tout le monde sait que Jules César et ses troupes ont défilé sur le boulevard Haussmann après avoir vaincu François Ier (le fils de Charlemagne) !
Utilisateur anonyme
01 octobre 2014, 09:51   Re : Épaisseur du temps chez les modernes
Citation
Marcel Meyer
Ma femme m'a rappelé qu'un jeune ingénieur sorti de Polytechnique lui avait, il y a deux ou trois ans, dit que l'Arc de Triomphe (de l'Étoile) avait été construit par Jules César et comme, ahurie, elle lui rétorqua qu'il s'agissait plus vraisemblablement de Napoléon Bonaparte il lui dit d'un air léger, « oui, bon, on va pas chipoter ». Un polytechnicien !

Déjà que je n'ai pas un très grand moral en ce moment, mais là, cher ami, vous m'achevez...

Et votre dernière phrase est évidemment pertinente. Je ne manquerai pas d'utiliser ces exemples lors du prochain dîner où je serai, encore et toujours, le rabat-joie de service quand sera abordé le thème de l'immigration-qui-a-toujours-été-une-chance-pour-la-France.
L'expérience de l'instantanéité, telle que la technique nous la fait éprouver chaque jour un peu plus, affaiblit nécessairement notre perception de l'épaisseur du temps mais elle est loin de faire disparaître la sensation du passé. Au contraire, elle la décuple. Il n'y a plus de passé, il n'y plus que du passé, qu'il s'agisse de l'avant-dernière version d'un téléphone ou de la première machine à vapeur.
Très beau texte (quoique sinistre) de Marcel Meyer, auquel je souscris à cent pour cent.
05 octobre 2014, 07:31   La SNCF et le temps
Et si le temps était réellement plat, plat comme une limande, pas plus épais en réalité, pour citer un autre Renaud, qu'un "sandwich SNCF", n'était la mémoire, maîtresse en sortilèges, pour autant qu'on la cultive un peu, qui le pare de si beaux effets de perspective ?
05 octobre 2014, 12:24   Re : La SNCF et le temps
"Dans ces conditions il devient tout à fait crédible de dire, par exemple, que la France a toujours été un pays d'immigration : pourquoi voulez-vous que cela choque ces gens ?"

Parmi les processus qui convergent pour justifier la transformation des sociétés européennes en sociétés "multiculturelles" comprenant une part croissante de peuples non européens, il me semble qu'il faut également tenir compte de l'effet légitimant des productions "culturelles" nord-américaines.

Compte tenu du fait que parents et enfants passent de plus en plus de temps devant la télévision, consommant massivement séries et films américains, lesquels sont soumis à des règles de quotas visant à éviter la reproduction des préjugés sur les "races" (aux Etats-Unis le terme n'est pas criminalisé), il ne me paraît guère surprenant que les spectateurs européens en viennent à considérer qu'une société est naturellement composée de différentes catégories ethniques représentées à parts à peu près égales.

Autrement dit, le "métissage" des castings des productions télévisuelles et cinématographiques nord-américaines justifie le "métissage" des sociétés européennes afin qu'elles se "normalisent" par rapport au seul modèle social légitimé par les médias.

La réalité devient progressivement conforme à sa représentation.
05 octobre 2014, 17:19   Re : La SNCF et le temps
Je crois percevoir que la norme de la production audiovisuelle nord-américaine est celle-ci :
1° Les familles sont uniraciales (conformément à la réalité).
2° Au travail il y a des Noirs partout, notamment à des postes de cadres. (Cela n'est que partiellement contraire à la réalité, car, vu la discrimination "positive", il y a pas mal de cadres noirs, spécialement dans la fonction publique).
3° Les salauds et les criminels - par exemple les tueurs en série - sont en général Blancs.
Utilisateur anonyme
07 octobre 2014, 01:10   Re : La SNCF et le temps
Les produits de l'industrie américaine du divertissement semblent en effet très segmentés en fonction de la race. Cela n'est aucunement répréhensible : c'est même inscrit dans le “contrat de lecture”. Il existe en réalité un nombre assez limité de films, séries et variétés à très gros budget qui s'adressent à tous, — et à côté de cela, pléthore d'entertainment à destination d'une catégorie ou d'une autre de la population (blancs, noirs, latinos, etc.).

L'exemple typique semble être celui de la série télévisée dans laquelle on suit les aventures (ponctuées de rires en boîte) d'une famille noire dont les parents merveilleusement unis exercent une profession libérale et gagnent dès lors beaucoup d'argent, ce qui permet à tout un clan de vivre dans une belle et grande maison (selon les critères en vogue) : une image de réussite très éloignée de celle véhiculée par maints documentaires réalistes, lesquels dressent habituellement un tableau plutôt sinistre de violence, de familles monoparentales, d'obésité, et plus généralement de grande indigence matérielle et spirituelle.

Dans l'ensemble on ne se métisse plus tellement, dans les séries, même si cela doit encore arriver. Il s'agirait plutôt de montrer que les minorités visibles peuvent faire aussi bien que les WASPs, avec quelque chose en plus (en général, la joie de vivre, le sens de l'humour et du rythme, that kind of things).

De temps en temps, l'une de ces séries (ou alors un film, un chanteur) réussit à atteindre un public plus vaste que sa cible première et connaît alors un grand succès national, voire international — c'est à ce moment, je crois, que ces produits nous arrivent (et nous influencent).

Il me faut toutefois avouer que je ne regarde plus la moindre série ni ne m'intéresse aux musiques de variétés, et que ces choses-là ne m'arrivent par conséquent que sous la forme d'un vague reflet de reflet, de sorte qu'un éventuel spécialiste, s'il s'en trouvait un sur ce forum, pourrait peut-être confirmer, compléter ou infirmer ces impressions...
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