M'étant procuré ma première liseuse hier et ayant acheté en ligne mon premier livre numérisé pour Kindle, je me suis avisé, en naïf, que les fichiers numériques du "livre" acheté et téléchargé étaient non cessibles, non transférables. Si je veux en faire don à quelqu'un je ne le peux, à la façon des logiciels de Microsoft : pour en faire cadeau, je dois repasser par le marchand et donc lui réacheter la chose. Si bien que la chose achetée que je ne peux ni donner ni aliéner n'est pas mon bien. Je n'en dispose point : je ne peux m'en séparer au profit d'un autre, comme je le ferai d'un livre imprimé. Je n'en suis pas propriétaire mais
locataire à vie. Je n'ai rien acheté d'autre qu'un droit d'usage dématérialisé et incessible.
L'économie numérique exclut le don horizontal qui ne repasse pas par le rachat auprès du vendeur initial. Dans ce circuit qui exclut la libre disposition du bien, sa cession et son don, l'instance vendeuse demeure l'unique propriétaire détenteur de la nu-propriété du bien, et tout don suppose de repasser par lui.
Ce qui explique deux phénomèmes indissociables :
1/ La pharaonique accumulation capitalistique de Microsoft et des grands groupes de l'économie numérique;
2/ La philanthropie obsessionnelle du chef emblématique de cette économie, resté vivant (Steve Jobs étant mort)
En donnant des milliards à des causes taillées sur mesure, Bill Gates prend en charge, prend à son compte, opère par proxy
le don générique et universel qu'il interdit à ses victimes. Ses sujets étant exclus du don, c'est lui, Bill Gates, qui s'en charge. La prise en charge de la réédition individuelle obligatoire et payante de ses produits s'accompagne naturellement -- elle s'accorde avec elle parfaitement -- de la prise en charge du don impossible entre les usagers loueurs ou usufruitiers de ses produits et de ses droits.
La totalité est là, elle est accomplie : Microsoft se réserve et concentre en ses mains
tous les droits, y compris celui de donner à autrui, qu'il exerce avec le même gigantisme que la rétention marchande de ses biens.
Quand le don libre et direct, celui qui doit s'opèrer sans retour à l'instance marchande, n'est plus possible, la sujétion est totale. Le consommateur est
sujet du nu-propriétaire marchand. Il y a là quelque chose de diabolique, en tout cas d'absolument anti-chrétien, l'acte de charité chrétienne étant un acte individuel et libre, qui doit échapper à tout proxy qui le négocierait pour le compte de tiers, comme le fait Bill Gates dont la philanthropie est indirectement mandée par ses sujets, ses fermiers numériques que nous sommes tous, ou presque.