F. Laruelle évoque la possibilité d'un "christianisme non chrétien", postérieur au crépuscule des dieux en Europe. Un messianisme et un millénarisme situés hors de la sphère culturelle et de la foi monothéistes sont-ils concevables et ont-ils eu une réalité ? L'histoire du monde chinois semble témoigner de la réalité de l'économie du salut et de la tension eschatologique hors toute emprise véritable ou constante du monothéisme ; c'est ce que souligne Jacques Gernet à propos des Taiping, ces rebelles pro-Occident qui à partir de 1855 créèrent l
'Empire du Ciel au coeur de l'espace chinois historique et chez qui on surestime l'influence du christianisme. Il apparaît donc que la cyclicité pure du temps historique, qui ne serait pas fléchée par un sens de l'histoire et qui serait libre de tout vecteur eschatologique, telle celle que l'on prête aux civilisations ou univers non judéo-chrétiens, n'est point ; et que, dans le cas particulier de la Chine, comme le révèle l'expérience des Taiping, nous soyons en présence d'une historicité mixte cyclico-eschatologique, comme l'est très probablement celle d'Occident.
Jacques Gernet dans son désormais classique
Monde chinois (multiples rééditions, disponible en trois tomes aux éditions Pocket), tome 2, p. 320 :
La rébellion des Taiping fournit l'occasion de s'interroger sur les autres grandes insurrections du passé. Le cliché qui veut que les dynasties chinoises durent jusqu'à ce que des jacqueries fassent passer en d'autres mains le mandat du Ciel (tianming, 天命), amenant ainsi un retour à l'état antérieur, n'a pas grand rapport avec les réalités de l'histoire. Il méconnaît non seulement la grande diversité des insurrections (origine sociale et professionnelle des rebelles, liens des insurgés avec d'autres groupes sociaux, caractère régional, extension géographique des soulèvements, organisation, conceptions et buts), mais aussi l'évolution du monde chinois et des conditions sociales et politiques particulières des époques où elles sont apparues. La constitution d'armées indépendantes du pouvoir central, la sécession de familles aristocratiques, les infiltrations et les insurrections d'anciennes tribus d'éleveurs nomades installées en Chine, les invasions venues de la steppe ont joué un plus grand rôle dans les changements de "dynasties" que les soulèvements paysans.
D'autre part, le terme de jacquerie, dans la mesure où il évoque l'action anarchique et inorganisée de paysans poussés au désespoir, est impropre : un des caractères les plus frappants des insurrections chinoises est au contraire qu'elles impliquent dans la majorité encadrement et hiérarchie. C'est une administration villageoise autonome mise en place de façon clandestine qui prend la relève de l'administration officielle dans ls zones où l'insurrection est parvenue à chasser les fonctionnaires impériaux. Les grandes sociétés secrètes à tendances millénaristes restent fidèles aux principes fondamentaux des confréries rurales ou professionnelles : cotisations, règlement intérieur, liens de caractère quasi familial entre les membres, devoir d'entraide, hiérarchie des fonctions, hérédité de l'affiliation à l'intérieur des familles.
On a voulu voir d'autre part dans les larges emprunts que les Taiping ont faits au christianisme le signe d'une nouveauté radicale et le témoignage probant de l'influence de l'Occident. C'est méconnaître le rôle joué par les religions hétérodoxes dans les grands mouvements insurrectionnels de l'histoire et l'opposition, fondamentale en Chine, des cultes officiels, patronnés par le pouvoir légitime, et des pratiques religieuses réprouvées par l'Etat (yinsi, 淫 祀, littéralement "sacrifices hérétiques"). Taoïsme, bouddhisme, manichéisme ont fourni ainsi aux soulèvements populaires l'espoir messianique d'un monde de paix, d'harmonie et de prospérité générale : le christianisme des Taiping s'inscrit dans cette même perspective.
La guerre que dut mener le régime sino-manchou des Qing contre les Taiping dura près de quatorze ans (1851-1864), requit l'appui des Occidentaux -- un corps expéditionnaire, placé sous le commandement d'un aventurier anglais, fut constitué en 1862 par les puissances européennes qui craignaient pour leurs intérêts -- et fit au moins 30 millions de victimes.
Gernet rappelle que l'un des dirigeants des Taiping, Hong Rengan (1822-1864), neveu du Roi du Ciel, avait produit un traité politique dans lequel il prônait une modernisation/occidentalisation de la Chine : "l'adoption des institutions politiques américaines, la création de chemins de fer, d'exploitations minières et industrielles, l'institution de banques, le développement des sciences et des techniques". Et c'est
contre ce programme que les puissances européennes -- les Etats-Unis quant à eux étaient en pleine guerre de Sécession -- se liguèrent, firent alliance avec les sino-manchous pour massacrer les populations chinoises qui y adhéraient, et ce alors même que les Taiping avaient "épargné" Shanghaï par souci de préserver les intérêts occidentaux. Ce à quoi les Occidentaux aspiraient -- soit une ouverture et une occidentalisation de la Chine --, ils tenaient à ce que cela se fît
par la tête, sous la houlette de Pékin, et durent pour ce faire attendre encore un siècle et demi, jusqu'en 1989, quand les masses chinoises eurent été convenablement préparées à leur occidentalisation, à leur
dix-neuviémisation, par l'esclavage communiste. Le grand accomplissement du communisme, du marxisme, fut celui-là : permettre une occidentalisation encadrée,
sous esclavage, des centaines de millions de Chinois. Telle fut, à l'échelle de l'humanité, la "ruse de l'histoire" qui eut nom
communisme.