Je ne pensais pas que la loi de Godwin s'appliquait aussi à ce forum. Je me permets de vous proposer un texte dont je n'ai jamais rien fait :
Pour en finir avec le jugement d'Hitler
[…]
Artaud,
Pour en finir avec le jugement de Dieu
Le jugement d'Hitler (quel emploi faire de ce génitif ? car au fond c'est peut-être Hitler qui nous juge lorsque nous y avons recours) n'est autre que la funeste
reductio ad hitlerum. Je n'ai jamais lu Mein Kampf, hormis certains extraits, mais les crimes monstrueux dont Hitler s'est rendu coupable sont bien connus. On pourrait citer l'opinion de Muray : « En poussant un peu l'humour noir, on pourrait dire qu'Hitler a été la vache folle de l'Histoire, et qu'aujourd'hui on dévaste tout pour que cette monstruosité ne réapparaisse jamais » : le procédé qui consiste à abattre tout un troupeau étant peut-être nécessaire lorsqu'il s'agit d'animaux malades, mais injustifiable lorsqu'on les remplace par des humains...
Cependant l'emploi que certains font de la référence à Hitler me gène régulièrement. Michel Onfray, dans son
Traité d'athéologie, s'emploie par exemple à nous prouver qu'Hitler serait en réalité disciple de saint Jean. Il est prudent, appelle la méthode hitlérienne « fameuse théorie du prélèvement » (expression assez juste à défaut d'être élégante) mais constate qu'Hitler « défend : le vrai christianisme (p.306) avec sa foi apodictique (p.451) – ses propres expressions... » Citons un autre extrait du même chapitre :
« Un chrétien qui ne renie pas les deux temps de la Bible peut ainsi puiser dans
Exode (XXI, 23) pour recourir à la loi du talion. Dans le détail, elle invite à troquer œil pour œil, dent pour dent, on le sait, mais aussi main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. Certes, on l'a vu, Jésus propose l'autre joue comme accomplissement alternatif à la formule tribale. Mais si l'on abroge cette parabole évangélique par celle du talion vétérotestamentaire, puis qu'on confirme avec le moment néotestamentaire des marchands du Temple, le pire se justifie sans difficulté. Ainsi bardé de sophisteries, on peut justifier la Nuit de cristal comme une éviction moderne des marchands du Temple – rappelons que Jésus leur reproche d'y faire du commerce et du change... Puis en poursuivant l'argumentation hystérique, la solution finale devient la réponse sous forme de talion au fantasme national-socialiste de l'enjuivement racial et bolchevique de l'Europe » – outre qu'elle est hystérique, cette argumentation semble théologiquement peu fondée, puisque pour un chrétien c'est le Nouveau Testament qui accomplit l'Ancien. Et de conclure le raisonnement : « Malheureusement, le fouet métaphorique permet au dialecticien et au rhéteur déterminé de légitimer la chambre à gaz » * (sic).
Hitler a donc l'intelligence tactique de recourir à l'un des textes les plus profonds qui soient pour justifier ses délires, de la même manière qu'il posera devant un buste de Nietzsche en faisant abstraction des remarques contre l'antisémitisme de ce dernier. Mais ce n'est pas là qu'il faut en venir. Il faut venir au fait que l'on peut, visiblement, avec Mein Kampf, justifier à peu près tout et n'importe quoi.
Et Rémi Brague nous en donne l'exemple, dans un style plus relevé, dans son récent
Modérément moderne, avec l'idée même de progrès. Citons l'un de ses paragraphes :
« On oublie trop souvent la version hitlérienne de l'idée de progrès. L'élimination des Juifs planifiée par l'Etat national-socialiste avait pour but, elle aussi, selon ce que déclare très explicitement
Mein Kampf, d'écarter un obstacle à un progrès conçu non plus comme social, mais comme racial. L'allemand de Hitler est très laid, mais il me faut ici traduire ces passages trop peu connus : « L'homme qui méconnaît les lois de la race et qui les méprise se prive vraiment du bonheur qui lui semble destiné. Il empêche la marche victorieuse de la meilleure race et aussi, de ce fait, la condition préalable de tout progrès humain ». Quand il dégénère en se mêlant aux races inférieures, « de même que le conquérant effectif et intellectuel s'est perdu dans le sang des [peuples] soumis, c'est aussi le combustible pour le flambeau du progrès de la civilisation (Kulturfortschritt) humaine qui se perdit ». Quant au Juif, « ce n'est pas grâce à lui qu'a lieu un quelconque progrès de l'humanité, mais malgré lui » **. Cette bouillie verbale et mentale a au moins le mérite de montrer que l'idée de progrès, et de progrès de la civilisation, se laisse aussi mettre au service du crime. »***
Intéressons-nous à la dernière phrase. Elle est irréfutable, mais me dérange car il me semble qu'elle prouve autre chose. Résumons. Hitler enrôle de force saint Jean, Nietzsche et le progressisme. A ce stade, il aurait peut-être pu enrôler aussi Gandhi. En somme, on a la vive impression, à en lire les extraits, ce qui ne ferait que confirmer l'opinion générale que résume Rémi Brague, qu'il s'agit d'une sorte de bouillie faite uniquement pour donner un livre au parti politique que souhaitait créer Hitler. Je suggère donc, amicalement, aux happy few qui me liront, de cesser de vouloir prouver que telle pensée ou telle idéologie est suspecte d'affinités avec l'hitlérisme – abstraction faite des courants qui se réclament explicitement de lui, raison pour laquelle il est peut-être possible de faire une exception pour le néo-nazisme****.
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* Michel Onfray, Traité d'athéologie, pp. 216-217 de l'édition « Le livre de poche »
**Adolf Hitler,
Mein Kampf, [1925], I, 11, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1942 (665e éd.), p. 317, 318, 320 et 332. Voir également p. 323. [Note de Rémi Brague]
***Rémi Brague, Modérément moderne, pp. 176-177 de la première édition
****« Et Heidegger alors ? » pourrait-on demander. Il faudra peut-être un jour revenir sur la question épineuse, et d'un intérêt limité, du nazisme d'Heidegger. Pour le moment, il me semble simplement que sa pensée n'est pas toute entière compromise, qu'on peut encore lire
Etre et Temps sans faire en même temps le salut nazi (ce qui serait assez peu pratique au demeurant), et qu'il n'est de toute façon peut-être pas nécessaire que j'ajoute quelques mots supplémentaires aux bibliothèques existantes sur le sujet.