Il faudrait demander aux historiens de trouver dans les archives nationales l'équivalent des faux combats qui se mènent au moment même où nous parlons. Les insurgés qui défient physiquement les forces de l'ordre au nom de la cause climatique au lieu de lutter contre la daechisation de territoires entiers avaient-ils des ancêtres? Je serais épouvanté d'apprendre que oui.
Toute l'histoire, peut-être parce que les hommes se détournent d'elle de crainte d'en savoir trop, à moins que ce ne soit elle qui se détourne d'eux et que la conscience historique des hommes soit toujours brouillée dans et par le présent, où l'histoire flotte dans l'indétermination de la chose point encore sue, est faite de faux combats aux fureurs dérisoires et aux enjeux qui six semaines plus tard seront déjà surrannés.
Très belles et très forte pages de Jan Patocka en 1938, quand le jeune philosophe tchèque, du haut de ses trente-et-un ans, proposait une méditation sur "l'histoire universelle" (les guillemets sont de lui) :
Le monde est ce sur quoi se règle notre compréhension des singularités. Cela étant, il faut nous rendre compte que les documents historiques qui se présentent à nous dans le contexte d'un monde autre que celui où ils virent le jour, sont pour nous autre chose que pour ceux à qui ils s'adressaient initialement. Il y a deux sortes d'anachronisme : un anachronisme des données un anachronisme de la manière dont ces données sont comprise. Nous touchons là à l'une des principales raisons pour lesquelles l'historien ne peut se contenter de constater simplement ce que fournissent les sources, mais se doit d'interpréter (dans un sens particulier, spécifique, que nous développerons dans la suite) : le fait historique, qui se présente toujours dans le contexte d'un monde changeant, tel ou autre, est lui-même sujet au changement. L'historiographie purement superficielle se révèle ainsi dépendante, derechef, d'une autre manière, des transformations de l'énergie historique : la constatation des événenements n'est elle-même possible que sur la base d'une compréhension d'ensemble, soit chaque fois dans les limites d'une coupe transversale de l'histoire : une autre époque non seulement verra les mêmes événements autrement, mais souvent aussi constatera et tirera de l'anonymat d'autres événements jusque-là passés sous silence.
(Ainsi, si l'on se place au point de vue hellénistique, il est tout naturel que l'apparition du christianisme -- fait qui, au regard du Moyen Âge, prendra une importance centrale -- n'ait pas laissé de trace dans les ouvrages historiques de cette période.)
L'historiographie, censée nous offrir une reconstruction du passé, devra se garder de se laisser fourvoyer par la suggestion des faits, l
'idolon facti. Nous avons déjà retracé cet
idolon facti jusqu'à sa source dans l'intellectualisme naïf avec l'objectivisme qui va de pair : objectivisme qui, nous l'avons dit, voit tous les événements se déployer au principe dans un même plan. Cette vision devra faire place à la conscience de la variabilité de l'horizon omni-englobant dans lequel se déroule la vie humaine, à la conscience donc de l'inconvertibilité, de l'incommensurabilité foncière des événements dans différents horizons historiques. Le rôle de l'historiographie ne pourra plus être dès lors la simple reconstruction des "faits" historiques --- compris au sens d'événements localisés avec précision. L'historiographie devra tout d'abord
ouvrir l'accès aux faits historiques, en ne perdant jamais de vue que le chemin à suivre pour constater dans le monde du passé part d'abord de la constatation dans
notre monde. C'est dire que le sens de l'histoire, le flair de l'historien ne se réduit pas à la simple perspicacité du politique, pas plus qu'à la profondeur du philosophe ; bien au contraire, il implique quelque chose de tout à fait original, une conscience de la variabilité du monde humain, jointe au sens du style historique, de ce qui, aux différentes époques, est possible ou impossible en vertu de la composition catégorielle de chacune. L'historiographie connaît pour ainsi dire une pluralité de niveaux ; elle peut enregistrer les événements à l'intérieur du monde propre de l'auteur comme elle peut tenter de reconstruire un monde autre. Thucydide s'est attaché à la première de ces deux tâches -- il est caractéristique de l'historiographie antique en général qu'elle comprend l'étude de l'histoire toujours dans ce premier sens (non qu'elle manque d'intuition et de flair historique, mais bien plutôt parce qu'elle se rend compte des apories principielles que comporte l'histoire "universelle") ; l'autre problème, purement moderne, ne se pose qu'à l'orientation universaliste de notre temps. Une histoire "du monde", une historiographie au sens propre "universelle" ne peut apparaître là où ne s'est pas imposée la conscience de la variabilité fondamentale de la forme de vie humaine. On voit en effet que, dans les périodes historiques qui se signalent par une clôture statique sur soi, par l'absolutisme de leurs idéaux
[ce sont cette clôture statique sur soi ou l'absolutisme d'idéaux qui conduisent certains à déclarer, par exemple que "le FN fait le jeu de Daech" ou que "Boko Haram fait le jeu du FN"] et la contrainte inflexible de normes supra-individuelle, l'histoire du "monde" au sens où nous l'entendons est impossible et demeure inconnue. Tel est le cas de l'Antiquité, du monde chrétien, de la Chine, etc.
[Patocka poursuit en soulignant que "l'histoire universelle est, dans son essence dernière, une tâche qui relève plutôt de la philosophie que de l'histoire empirique, car c'est la réflexion philosophique qui fournit la méthode d'une réflexion sur le monde en totalité et sa variabilité"]
Extrait de "Histoire universelle" paru en français dans le volume
L'Europe après l'Europe (Verdier éditeur, titre épuisé)