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Communiqué n° 1899 : Sur la mort de Pierre Boulez

Communiqué n° 1899, mercredi 6 janvier 2016
Sur la mort de Pierre Boulez

Le parti de l’In-nocence est très peiné d'apprendre la mort de Pierre Boulez, grand compositeur et chef d’orchestre qui a marqué le XXe siècle d’une empreinte très profonde et unique en son genre. Pierre Boulez n'était pas seulement le créateur que le monde entier connaît et respecte, ou l’homme qui a dirigé d’admirable manière les plus grands orchestres dans un répertoire choisi que, souvent, il a beaucoup contribué à faire mieux connaître. Il était aussi un formidable penseur de la musique, que ce soit dans ses écrits, très nombreux, qui ont marqué plusieurs générations de musiciens, ou par sa manière d'envisager la composition musicale. Plus qu’aucun autre sans doute, il aura mis l’exigence au cœur de son travail, et fait rayonner la musique française dans le monde entier. Son décès est une immense perte pour l’art, la musique, la France et la haute culture en général, qu’elle soit poétique, plastique ou sonore. Après Henri Dutilleux et Olivier Messiaen, c'est un autre géant qui s’en va, à la suite de ses amis et contemporains Berio et Stockhausen, refermant définitivement le XXe siècle musical, et laissant un vide immense.
07 janvier 2016, 14:16   Boulez et la muzak
Extrait d'un entretien accordé à Diapason et publié en septembre 2010 :

« Les hommes politiques sont dans leur majorité des illettrés. »

Il y a six ans, vous moquiez le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin qui venait d'applaudir Johnny Hallyday. « C'est le seul concert où il est allé en un an et demi, disiez-vous. Ça décrit en partie le personnage, d'une médiocrité affligeante. » Voyez-vous s'éclaircir l'horizon politique ?

P.B. : Pourquoi ? Les hommes politiques, passez-moi l'expression, sont dans leur majorité des illettrés. En musique s'entend. Nicolas Sarkozy a fait un peu mieux : il est allé voir Carmen à Orange. Ce doit être tout. Mais Mitterrand n'était guère mélomane et Jacques Chirac pas davantage. La différence est que Jack Lang disposait d'un réseau politique tandis que le ministre actuel se retrouve très isolé. Or, en politique comme ailleurs, ce ne sont ni les institutions, pourtant nécessaires, ni les bonnes intentions qui font avancer les choses. Ce sont les hommes. Le bâtiment de l'Ircam où nous nous trouvons n'existe que grâce à Georges et Claude Pompidou, et l'Ensemble Intercontemporain au ministre de la Culture Michel Guy. Mais ces accords entre la quête des artistes et la disponibilité des politiques sont très rares. L'exception confirme la règle. A ce retrait du politique s'ajoute l'influence d'Internet qui dilue la création et modifie radicalement le rôle de l'artiste.

Cela vous stimule ou vous inquiète ?

P.B. : On ne peut nier cette transformation, loin d'être achevée et inquiétante par certains côtés. Mais le lien entre l'artiste et la cité a toujours été conflictuel. Il n'y a là rien de nouveau. Quand ce lien était fort, avec l'Eglise d'abord, puis avec une certaine catégorie sociale au XIXe siècle, il était aussi très contraignant. Le créateur est plus libre aujourd'hui qu'en 1810. Cette liberté a un prix : le sentiment d'abandon, de dilution en effet, qui saisit les artistes contemporains. A quoi Internet ajoute la grande vitesse de l'actualité - au sens le plus restrictif de « à consommer tout de suite ». Mais ce n'est que l'amplification d'un phénomène déjà ancien : la culture de masse. Un concert classique grand public concerne au maximum cinq mille personnes. Les Rolling Stones en rassemblent cent cinquante mille, et sur Internet des millions. En France, cela ne risque pas de s'arranger puisqu'on néglige totalement ce qu'on pourrait appeler la culture de base.

Pourtant les « actions pédagogiques » et les programmes « socioculturels » visant à élargir le public n'ont jamais été aussi nombreux.

P.B. : Bravo. Mais c'est une goutte d'eau dans l'océan. A mon avis sans effet tant qu'on ne s'occupera pas de la culture des enfants. Je disais des hommes politiques qu'ils étaient musicalement « illettrés ». Ils le sont parce qu'on les a éduqués ainsi. Et on les a élevés dans l'ignorance parce que l'Etat, c'est-à-dire l'école, ne forme pas de véritables pédagogues. On observe que les jeunes gens s'intéressent à la pop du jour et on s'arrête là, sans chercher plus loin.

En 2006, Jimi Hendrix a fait son entrée au programme du baccalauréat. Pour la première fois, la villa Médicis accueille un jazzman, Magic Malik, et une chanteuse pop, Claire Diterzi. Parleriez-vous de dévaluation ou d'ouverture ?

P.B. : Franchement, ça m'est égal. La vocation de la villa Médicis, qui était d'envoyer les artistes français se former dans la ville des Arts avec un grand A, il y a belle lurette qu'elle n'existe plus. Quand j'étais au Conservatoire, dans la classe de Messiaen, c'était un déshonneur d'y aller. Alors en 2010 ! Aujourd'hui, une villa Médicis devrait se trouver à New York, ou à Berlin, ou à Londres, peut-être à Milan. Mais à Rome ? Qu'est-ce qu'il s'y passe ? Cette charmante bâtisse est une bulle tranquille au milieu du rien. Avec ou sans chanteuse pop, je ne vois pas ce que ça change.

Et enseigner Jimi Hendrix aux élèves de terminale ?

P.B. : Là, j'avoue que ça m'épate. Je plains les professeurs. Qu'est-ce qu'on peut bien avoir à dire, pendant une année, sur les compositions musicales de Jimi Hendrix ? Je voudrais assister aux cours. Le matin, en faisant ma toilette, j'écoute souvent France Info. Il y a une rubrique spéciale pour les nouveautés de la pop-musique. Si vous entendiez les inepties dont sont remplis ces compte-rendus ! C'en est obscène d'absurdité. J'imagine qu'au lycée, ce pourrait être la même chose.
Le ministre de la culture Michel Guy déclarant, à un journaliste, ne jamais écouter de la musique contemporaine car n'écouter de la musique que pour le plaisir.
Comme dirait Debussy. La musique doit humblement...
J'avoue, sur ce sujet uniquement, être pareil à Michel Guy.
En outre le sectarisme de Boulez, à l'encontre de tout un pan délicieux de la musique française (Sauguet et consorts) ainsi que sa bouderie constante de la musique italienne (y compris le meilleur de Verdi comme Othello ou le Requiem) m'a toujours passablement irrité.
Boulez n'a pas toujours ignoré et boudé la pop music et le jazz, pour preuve son album réalisé avec la complicité de Franck Zappa. Pas très réussi il est vrai, sans doute un des plus mauvais de Zappa.
Boulez chef d'orchestre est bien sûr magistral et indépassable en rigueur, ne se laissant jamais déborder par l'émotion et le lyrisme, ne succombant pas à une exaltation envahissante des sentiments et des passions, méthodique, discipliné, maitrisant à merveille son ensemble orchestral, peut être parfois un tantinet adjudant-chef mais toujours de grande tenue, de grand style.
Ses écrits sur la musique sont à l'unisson avec son style de chef. Didactique, précis, méticuleux, rigoureux, technique à l'excès. Dans sa préface au "Mahler" de Bruno Walter (Collection Pluriel) la musique de Mahler est décortiquée, analysée dans tous ses recoins, mettant surtout l'accent sur les apports de Mahler à la musique moderne, celui-ci n'apparaissant finalement que comme un simple maillon entre le romantisme et la musique atonale, cette dernière étant bien sûr le saint graal indépassable, supérieure à tout le reste, à tout le passé qui l'a amenée et engendrée. Dans cette vision linéaire jamais le génie de l'artiste n'est évoqué. Le seul intérêt retenu est le degré de participation du compositeur à l'avènement de la modernité en musique. Aucun enthousiasme et aucune passion folle pour le génie pur du créateur. Il semble uniquement intéressé par la plus ou moins grande modernité des oeuvres, par celles qui ont rendu possibles la venue du saint graal dodécaphonique. Pour cette raison il préfère Mahler à Strauss. Mais en toute logique il aurait dû alors préférer plutôt Alma Mahler à son mari, ses lieder étant bien souvent d'une plus grande modernité, à défaut d'être plus inspirés.
A ma grande honte, j'avoue humblement et piteusement avoir infiniment plus de plaisir à l'écoute d'Hendrix que du marteau sans maître. Mais comme disait Boulez à Anne Sinclair : Il faut dépasser son plaisir. Sans doute suis-je humain trop humain, et donc trop grossier.
Utilisateur anonyme
08 janvier 2016, 07:53   Re : Communiqué n° 1899 : Sur la mort de Pierre Boulez
La Musique... La Musique...
Où est-elle aujourd'hui ?
La Musique se meurt Madame !
Penses-tu ! La Musique ?

Tu la trouves à Polytechnique
Entre deux équations, ma chère !
Avec Boulez dans sa boutique
Un ministre à la boutonnière
Eh oui! Le romantique et mélodiste Léo ne s'accommodait pas du docéca, ni de l'idée qu'on puisse faire oeuvre de création artistique en faisant appel aux mathématiques et à des machines.
Le poète maudit ne s'y retrouvait pas. Son paradigme était tout autre.
J'ai le souvenir très précis, un soir à l'Olympia, de Léo se moquant de la musique contemporaine. Après avoir martelé aléatoirement et rageusement son piano, il se leva, fulmina contre cette soi-disant musique . C'est alors que quelqu'un dans la salle répliqua à haute voix : "Ce sont aussi des musiciens Ferré!" Et ce dernier, goguenard, de répondre : " Et ta soeur !?".
En outre le sectarisme de Boulez, à l'encontre de tout un pan délicieux de la musique française (Sauguet et consorts) ainsi que sa bouderie constante de la musique italienne (y compris le meilleur de Verdi comme Othello ou le Requiem) m'a toujours passablement irrité.

Bref, en sus d'être marteau, Boulez était sans maître.
Très drôle Francis !
En fait Boulez n'est ni marteau, ni ne perd la boule! Se dégage de sa personne, avec certes une certaine froideur, un esprit très analytique. On ne l'imagine pas dirigeant le concert du nouvel an à Vienne ; il n'en a ni le goût, ni la légèreté, ni la truculence, et encore moins l'humour qui sied à ce genre.
S'il n'a pas, à proprement parler, de maître, il appartient à une lignée qui court de Debussy à lui-même, en passant par Wagner, Mahler, et bien sûr l'école de Vienne avec sa sainte trinité. Sont loués tous ceux qui, à leur façon même modeste, ont oeuvré à l'avènement de ce qu'on appelle la musique contemporaine. Les autres, c'est-à-dire tous ceux qui se sont éloignés du dogme atonal, sont insignifiants et comme superflus dans leur époque. Même un musicien aussi génial que Dutilleux a dû subir l'oukase des gardiens du temple dodéca.
Voir ci-dessous l'extrait de Philippe Cassard (Souvenirs d'Henri Dutilleux) :

"Au cours de cette émission, j’avais relevé le fait que Pierre Boulez, durant toute sa vie, n’avait jamais dirigé la moindre note de Dutilleux. Plus terrible encore, par la mesquinerie et la jalousie que cela révèle (il faut bien appeler un chat un chat), jamais Boulez n’a mentionné, prononcé, cité, écrit où que ce soit le nom même d’Henri Dutilleux. Ce compositeur majeur, le plus joué dans le monde de son vivant, eh bien Pierre Boulez avait décidé une fois pour toutes qu’il n’existait tout simplement pas, n’avait jamais existé, ne devait pas exister."
Ça ne doit pas être facile, de courir de Debussy à Boulez en passant par Wagner… J'espère qu'ils ont prévu des stands de ravitaillement en boissons énergisantes…
Mais aimez-vous la musique de Boulez? Quelles émotions vous procure-t-elle? Vous touche-t-elle l'âme?
Quant à moi elle me laisse froid.
Par contre c'était un chef d'orchestre magnifique au service la musique des autres. Ravel par exemple.
Malheureusement non ! Aucune émotion ne m'étreint alors que pourtant je me soumets courageusement à une écoute patiente et répétée . Car il faut bien faire l'effort d'aller à la rencontre de ce que l'on dit être l'Art de notre époque.
Peut être quelque extraterrestre y verserait une larme. Mais je ne suis qu'un humain, sûrement trop grossier pour apprécier à sa juste valeur ce langage musical. Je laisse cela à des gens plus délicats et raffinés que je ne le suis, mais aussi à tous ceux qui font profession de vouloir dire aimer n'importe quoi du moment qu'il s'y trouve apposé le label officiel Grande Culture ou Culture Savante.
En fait je pense que la tonalité est consubstantielle de notre cerveau d'humain, inhérente à notre perception sensible des sons. Ces petites notes qui vont si bien ensemble...
Quand, pour la toute première fois, on a fait écouter de la musique classique (tonale) occidentale à des papous, et qu'on leur a demandé de décrire leurs impressions ou sentiments, ceux-ci se sont trouvés être ceux attendus, c'est-à dire identiques à ceux éprouvés par un mélomane occidental lambda. Musique triste ou musique gaie, adagio romantique ou allegro molto vivace engendraient les mêmes sensations primaires. Il y a donc, malgré le à chacun son goût, un fond commun de sensibilité qui structure notre cerveau humain, comme une transcendance au coeur même de l'immanence (Kant).
Tout court mon cher Goux.
Le temps, le bruit, le grèbe, le syndrome du cochon qui court, la droite après le FN.
Seule votre imagination semble rester à quai.
Tout ce qui est dit supra sur Boulez trouverait son pendant en littérature. Toute mise en parallèle entre Verdi et Boulez reviendrait à comparer les "émotions" que peuvent procurer la lecture des romans de V. Hugo avec celles, ou l'absence d'icelles, que l'on peut éprouver à la lecture des romans de Claude Simon ou Nathalie Sarraute.

Il y eut une révolution esthétique dans la seconde moitié du XXe siècle. Et c'est probablement cette révolution elle-même qui est émouvante pour être sans lendemain véritable, et par conséquent pour avoir été chant du cygne de la culture occidentale.

Les oeuvres de Boulez sont des pages littéraires et à ce titre, elles sont splendides. La musique, pas plus que la littérature n'ont pour fonction unique ou première de procurer du plaisir. Lire Le Zéro et l'Infini de Koestler ou cet autre roman du même, Croisade sans croix, ont-ils un rapport quelconque avec "le plaisir de la lecture" ? Non bien sûr. Sont-elles de grandes et admirables oeuvres littéraires ? oui, évidemment.

Jeter dans la balance l'oeuvre de Boulez et celle de Jimi Hendrix me font dresser les cheveux sur la tête. La musique de Hendrix est épouvantable. Alors que celle des Rolling Stones, par exemple et pour ne pas quitter le genre, mérite d'être éprouvée. Toujours dans les musiques populaires : celles de Zappa, du Miles Davis tardif ou du Charles Mingus des années 60/70, qui abandonnent leur vocation d'origine, celle de donner envie de danser, le swing, etc. et qui par conséquent quittent la voie du "plaisir" et de "l'émotion" qui avait fait leur raison d'être, sont les plus riches et les plus passionnantes du genre. Et comme pour la littérature et la musique occidentale, elles auront été sans descendance.
Seule votre imagination semble rester à quai.

Ne soyez pas trop dur avec Didier Goux, cher Daniel. Il fait ce qu'il peut.

Et puis il faut bien qu'il sorte de temps en temps. Vous ne pouvez pas exiger de lui qu'il reste continuellement enfermé le groin dans son auge

Soyons un peu humains que diable !
J'ai éprouvé un grand plaisir à lire "Le zéro et l'infini".
Claude Simon me tombe des mains.
Sarraute, Boulez: si l'on prend, avec Deleuze par exemple, la mesure de leur nouveauté absolue, si l'on parvient à aimer leurs oeuvres à cette aune, on peut être ému. Mais ce sera encore différemment, de manière non sentimentale en tout cas. Les plus profonds bouleversements formels n'arrachent pas de larmes. Et puis l'on sent bien que l'art ne vise plus le cœur depuis longtemps, mais la tête.
On sait bien que Boulez n'a jamais composé de musique "pour faire plaisir". On a beau ne pas être musicologue (ce qui est mon cas) et aimer Verdi (ce qui n'est pas cas, à mon grand dam), on le sent. Mais justement, n'est-il pas alors passionnant, d'explorer et de vouloir entrer en dialogue de mélomane avec une telle oeuvre dont le propos semble être de se situer "par-delà le plaisir et le déplaisir ?" Même effet pour Webern, qui fascinait Boulez et pour cause.

Un point rarement soulevé toutefois : pour se plonger dans ces oeuvres, il faut des moyens de reproduction sonore hors pairs, supérieurs, des auditoriums exceptionnels; elles ne souffrent pas le milieu de gamme dans ce domaine. Souvenir impérissable du Boulez chef d'orchestre dans le grand auditorium d'Aix-en-Provence (qui doit bien valoir la salle Pleyel par la qualité de son acoustique) il y a quatre ou cinq ans, dirigeant ses Notations, du Webern et le Concerto pour la main gauche de Ravel. Une de mes plus belles expériences de mélomane, avec celle de Sun Ra et son Arkestra à Chateauvallon, il y aura 43 ans cette année.

Le test des Papous relaté par Daniel : n'est-ce pas le cas de toute oeuvre qui ressort à une culture et à la pensée ? Le tam-tam, la techno, qui ne ressortent à aucune pensée ni à aucune culture historiée feront gigoter la terre entière.
» Tout ce qui est dit supra sur Boulez trouverait son pendant en littérature

Et dans les arts picturaux aussi, non ? Grosso modo, l'émergence de l'atonalité correspondrait à peu près à l'apparition de courants d'art se dégageant progressivement de l'impératif de devoir représenter fidèlement, plus ou moins fidèlement, une réalité extérieure (encore qu'elle puisse être, dans certains cas, "intérieure") intuitivement, ou correspondant du moins à ce qui pourrait être perceptuellement, identifiable : le système tonal serait une sorte de pendant sonore du monde comme représentation de ce qui est donné par les sens.
À propos de l'expressivité possible de pièces musicales atonales, il me vient toujours à l'esprit cette boutade de Wittgenstein concernant l'"expression" du visage : « Maintenant, donnez-moi l'expression du visage sans le visage » ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, on voudrait justement essayer de reproduire ou ne conserver que l'expression pure (et ce n'est pas pour rien que la Seconde école de Vienne est traditionnellement aussi qualifiée d'expressionniste)...
Heu, si je puis me permettre en défense de Goux : je crois qu'il voulait dire qu'on peut difficilement, vu la chronologie, aller de Debussy à Boulez en passant par Wagner et il me semble qu'il n'a pas tout à fait tort.

Quant à la révolution esthétique, mon cher Marche, je crois qu'elle a eu lieu au cours de la première moitié du XXe siècle, et il est frappant que, de Schönberg, Duchamp et autres jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire en un siècle ou peu s'en faut, les arrières-gardes de l'avant-garde paraissent avoir été légèrement atteintes de psittacisme.
Allez hop, coupons un demi-siècle en deux, pour Francis : bien que, dans les esprits et certaines œuvres, la révolution ait été depuis longtemps engagée sans doute, la première pièce strictement dodéca est publiée en 1923, c'est le Walzer des Cinq pièces pour piano, op. 23.
Ne me regardez pas comme ça, j'ai été chercher, en bon cuistre que je suis, le cd de l'Intégrale de l'œuvre pour piano de Schoenberg.
On s'instruit ici.
Oui, mais l'atonalité est légèrement antérieure : le second quatuor Op. 10 date de 1908, et l'urinoir de Duchamp date de 1917, Carré blanc sur fond blanc de Malévitch de 1918. C'est bien un siècle. Jamais, dans l'histoire de l'art occidental depuis le XVe siècle il ne s'était produit une telle absence d'évolution, de nouveauté. Et du reste, que faire de plus avant-gardiste que ça, que faire d'autre que répéter éternellement la même soi-disant “provocation”, “rébellion”, “révolution esthétique”, si ce n'est clamer, comme Cage avec son fameux 4' 33'' : « Circulez, il n'y a plus rien à entendre, et fermez le ban derrière vous. »

Mais en réalité, la critique de l'avant-gardisme vingtiémiste en est, forcément, réduite au même psittacisme. Tout ça a été dit et redit cent mille fois.
Vous avez diantrement raison Francis ! Restons humains avec nos frères humains. Montrons nous dignes de l'In-nocence, laquelle, peu ou prou, devrait nous obliger et nous gouverner.
Ceci dit, je n'ai aucune animosité à l'encontre de Monsieur Goux, faut-il le préciser, et je suis persuadé qu'il a des propositions intéressantes à soumettre sur ce fil ou ailleurs, plutôt que de se contenter d'y mal jouer un méchant second rôle : celui de l'ersatz d'un Beckmesser pointilleux et vétilleux à l'excès.
Mais bon! Tout cela n'est pas bien méchant pour personne.

Quant à vous, cher Francis, je pourrais vous répondre, imitant votre ton d'autorité, que Jimi Hendrix est un des plus grands compositeur-interprète de la pop-music. Mais, me direz-vous, y-a-t-il quelque chose de grand dans ce type musical ?
Son jeu de gaucher époustouflant, sa virtuosité proprement hallucinante, sa technique irréprochable, en font, dans son genre musical, un des plus grands guitaristes de son époque, à l'égal d'un Rory Gallagher.
Ses pairs (Keith Richard des Stones, Eric Clapton, Pete Townshend, etc), ainsi que pléthore d'autres musiciens pointant à d'autres rivages musicaux, ne s'y sont d'ailleurs pas trompés.
La plupart d'entre eux se demandant comment continuer à jouer de cet instrument après le passage d'un tel ouragan, d'un tel talent inimitable, aux sonorités si fortes et envivrantes.
Ils n'en ont pas cru leurs oreilles, tellement c'était puissant et déroutant. Personne ne pensait qu'une telle maîtrise de l'instrument fût possible.
Tel un OVNI, un diamant tombé des cieux, Hendrix était à mille coudées devant tous les autres, Stones y compris. Ce ne fut malheureusement qu'une étoile filante (4 années de pure magie sonore) laissant une trace magnifique et indélébile.
Bon! N'en jetons plus.
Néanmoins je n'aurai pas la cruauté, ni le sadisme, de vous inviter à une écoute attentive, patiente, de cette oeuvre magistrale et unique, mais préjugée effroyable par vous, sachant qu'on ne passe pas si facilement d'un monde musical à un autre, que l'oreille a du mal à s'aclimater à d'autres sons venus d'ailleurs, que même au coeur de la musique classique le passage du romantisme au baroque ne va pas de soi, idem pour le passage de l'opéra à la musique de chambre, ou d'une symphonie de Mahler à une de Haydn, etc.
L'oreille est très conservatrice et ne s'aventure que très difficilement vers d'autres sonorités. C'est tout simplement dû à sa nature physique. Elle se fait tirer l'oreille, si j'ose dire, se montre fainéante, passéiste, casanière.
Si, en outre, on lui suggère qu'il n'y a vraiment pas lieu d'aller s'aventurer vers des mondes musicaux de basse souche, de sous-culture, alors elle ne va pas se mettre en quatre pour le faire, et donc ne se fera pas prier pour rester bien au chaud, entourée de ses fidèles amies musicales qui lui cajolent le nerf auditif.
Tout cela est bien humain.

Depuis plus de 40 ans, à chaque fois que j'évoque le plaisir en musique, je me vois retourner, par mon interlocuteur, le même type d'arguments que vous m'avez proposés. Ceux-ci étant en partie recevables bien sûr.
Mais si je parle, en ce domaine, peut-être un peu légèrement et abusivement, de plaisir, c'est avec un sens très élargi.
Nullement restreint à tel sentiment de joie, de satisfaction épicurienne, de félicité ou de ravissement quelconque.
S'y englobent aussi la joie d'être triste (la mélancolie romantique), le plaisir intellectuel et, de façon générale, toute la panoplie des sentiments et passions qui habitent notre imaginaire, notre esprit, nos sens, notre âme qui sait? Y compris les plus douloureux et les plus désespérés!
C'est le plaisir de ressentir, c'est-à-dire de se sentir vivre.
Pour le reste si l'Art dit contemporain ne doit plus, ou ne sait plus, nous apporter un peu de cette transcendance, alors je le trouve complètement superflu et sans intérêt, car, à ce compte, la philosophie lui est bien supérieure dans l'analyse froide des concepts.
Citation
Meyer
Heu, si je puis me permettre en défense de Goux : je crois qu'il voulait dire qu'on peut difficilement, vu la chronologie, aller de Debussy à Boulez en passant par Wagner et il me semble qu'il n'a pas tout à fait tort.

En ce sens il a même tout à fait raison.

Mais je ne pensai pas une seule seconde, peut-être d'ailleurs à tort, à la chronologie, dans cette soi-disant course non linéaire et a-temporelle.
Citation
Marcel Meyer
Oui, mais l'atonalité est légèrement antérieure : le second quatuor Op. 10 date de 1908, et l'urinoir de Duchamp date de 1917, Carré blanc sur fond blanc de Malévitch de 1918. C'est bien un siècle. Jamais, dans l'histoire de l'art occidental depuis le XVe siècle il ne s'était produit une telle absence d'évolution, de nouveauté. Et du reste, que faire de plus avant-gardiste que ça, que faire d'autre que répéter éternellement la même soi-disant “provocation”, “rébellion”, “révolution esthétique”, si ce n'est clamer, comme Cage avec son fameux 4' 33'' : « Circulez, il n'y a plus rien à entendre, et fermez le ban derrière vous. »

Mais en réalité, la critique de l'avant-gardisme vingtiémiste, en est, forcément, réduite au même psittacisme. Tout ça a été dit et redit cent mille fois.

Bien sûr, et Pierrot lunaire date de 1912... Mais ne pensez-vous pas que des œuvres comme la Sinfonia de Berio, ou le Contrapunto dialettico alla mente, de Nono, ou encore le Tragoedia de Birtwisle — je cite un peu au hasard des pièces qui me viennent à l'esprit et que j'ai pu écouter avec un certain plaisir (la Sinfonia m'a en fait rivé à mon fauteuil et m'a en outre beaucoup fait rire) —, ne constituent quand même, bien que pouvant être appelées post-quelque chose, peu importe, elles sont quand même encore "atonales", ne constituent donc une certaine "évolution", ou manifestent de la variété, même audible de façon innocente, depuis les premières grandes ruptures ?
à Daniel, que je dois remercier de ces précisions sur ce qu'il entend par "plaisir musical" : Hendrix fut d'abord un provocateur, et il est vrai que ses pairs l'admirèrent pour cela : il osa. Miles Davis électrifia sa musique à cause de Hendrix, qui drainait les foules, cependant que lui, le grand Miles, plus tellement à l'orée des années 70.

La musique de Hendrix, tout son son, je le maintiens, sont épouvantables, comme est épouvantable la musique de Led Zeppelin, qui sont l'une et l'autre un fracas désarticulé sur un monorail de conventions.

Les Rolling Stones furent des créateurs de mélodies, d'émotions et d'un joli tintamarre dionysiaque (Exile on Main Street) fortement et rigoureusement articulé, créatif dans la variation, dans l'esprit, montrant une riche et enthousiasmante veine originale.

Le seul et unique morceau de Hendrix que je trouve écoutable est sa version, épique, intelligente, de la chanson de Dylan All Along the Watchtower. Tout le reste est bidon, showbiz pour crise d'adolescence.

La césure du XXe siècle : elle eut lieu dans et après la seconde guerre, et que Duchamp et Schoenberg aient existé avant celle-ci n'y change rien. Mille choses, tentatives existent parmi lesquelles le paradigme neuf fait son choix en se manifestant dans son éclosion, à l'issue d'une recherche de soi, après elles; après quoi, à la suite de sa sélection opérée sur le corpus des choses du passé immédiat, il s'institue, se date du jour et ramasse, mange ces choses qui trainaient avant lui. Sans lui et son intervention institutionnelle à postériori, sa fonction d'aspirateur du passé immédiat (une à deux décennies) vers ce qu'il désigne comme présent et comme futur, ces choses inchoatives, ces expériences qui l'ont précédé, ne sont rien, fussent demeurées inconnues, réservées au spécialiste, anecdotiques.
Oui, bien sûr : tout n'est pas identique (il y a des tendances diverses, serait-ce seulement l'école électro-acoustique), et tout n'est évidemment pas à jeter dans la production d'un siècle d'avant-garde, mais il y a un paradoxe, pour des gens qui mesurent l'intérêt des compositeurs du passé à leur capacité d'innovation, à rester en gros, dans la même esthétique depuis si longtemps.

Aujourd'hui, les choses intéressantes se passent, je crois, dans la musique plus ou moins néo-tonale (en France, par exemple Greif, mort prématurément, Bacri, Hersant et d'autres).
En fait, les extrêmes desserrent toujours, assouplissent l'étoffe ; s'y étant essayé, on peut ensuite se permettre beaucoup plus de libertés dans le corps de la forme, il y a plus de jeu, c'est déjà très bien...
''Mais aimez-vous la musique de Boulez? Quelles émotions vous procure-t-elle? Vous touche-t-elle l'âme?
Quant à moi elle me laisse froid.
Par contre c'était un chef d'orchestre magnifique au service la musique des autres. Ravel par exemple''


Il était très pédagogue, des chapitres écrits par lui sur l'évolution de l'orchestre au cours des derniers siècles sont passionnants. Il était perfectionniste, comme beaucoup d'autres chefs.

Sa mise en valeur des intruments à vents, dans leur moindre note lui a fait diriger certaines interprétations uniques, telles que Daphnis et Chloé de M.Ravel. Le final est envoutant, cristallin au possible, comme une chasse sauvage faite au romantisme sentimentaliste.
Il serait intéressant d'effectuer des rapprochements de son idée de la musique avec la philosophie du 20ème siècle, qui fut celui de la psychnalyse, de la déconstruction, d'une réappropriation des mythes archaïques, pour les faire parler pour de bon.
Son empreinte laissée sur la musique ne peut-elle pas être rapprochée de Mensonge romantique et vérité romanesque ?
Girard a réciproquement fait une analyse de l'oeuvre de Stravinski, le sacre...
Utilisateur anonyme
10 janvier 2016, 15:37   Re : Communiqué n° 1899 : Sur la mort de Pierre Boulez
Il serait intéressant d'effectuer des rapprochements de son idée de la musique avec la philosophie du 20ème siècle, qui fut celui de la psychnalyse, de la déconstruction, d'une réappropriation des mythes archaïques, pour les faire parler pour de bon.

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Je suis preneur ! (Si Francis voulait s'y coller... ?)
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