Il y a quelques années de cela, on pouvait voir placardé dans tout Londres une publicité pour un cirage de bottes ; l’image montrait une paire de très vieilles chaussures en cuir, et en dessous, cette légende : « They are well worn, but they have worn well » (
NdT : Elles sont bien usagées mais elles portent beau – jeu de mot difficile à rendre en français sur la polysémie du verbe « to wear » de « wear and tear » : être usagé, éculé pour une paire de chaussures, mais concurremment « porter » pour un vêtement ou un accessoire). Cela pourrait servir de devise à notre petit continent : il est bien usagé, mais il a fait bel usage, tout bien considéré. J'ai pris particulièrement conscience de cela lors de mon récent séjour de plusieurs mois en Asie, principalement en Inde et au Japon. S’engouffrer, et par moment être noyé, dans les attitudes et les valeurs d’un climat spirituel étranger m’a fourni l’occasion de dresser quelques comparaisons et de percevoir notre petite péninsule sous un jour nouveau, d’un point de vue différent. Si l’on me demandait de résumer en une formule brève ce qui distingue l’Europe des autres grands continents du monde, je mentionnerais deux traits remarquables : l’unité-dans-la-diversité dans l’espace et la continuité-dans-le-changement dans le temps
(NdT : les tirets sont dans l’original : unity-in-diversity in Space and continuity-through-change in Time).
Voilà qui paraît bien abstrait, je vais donc vous présenter un exemple assez concret du premier de ces deux traits. Vous avez devant vous un spécimen d’Européen né en Hongrie, éduqué en Autriche, qui a passé certaines de ses années les plus décisives en France, qui a été naturalisé Britannique – sans, hélas, l’être jusqu’à l’accent – et qui écrit ses livres en anglais. Si nous transposons ce curriculum dans des termes asiatiques nous devrons imaginer une personne née, disons à Ankara, qui aurait étudié à Benarès et qui aurait fini par être écrivain japonais. Ce parallèle est absurde et néanmoins il fait ressortir la petitesse de l’Europe tout en mettant en relief l’homogénéité remarquable de sa culture. Où que l’on regarde – art ou architecture, sciences, commerce, sport, mode vestimentaire, mode de vie -- dans tous les milieux, les dénominateurs communs tissent leur toile à travers les frontières territoriales et nationales. Les développements orientés vers l’unité économique et territoriale ne sont que l’expression la plus récente d’une unité de tradition beaucoup plus ancienne, laquelle a rendu possible à un Hongrois de devenir écrivain anglais, ou à un producteur de films scandinave d’exprimer des problématiques qui touchent les jeunes en France et en Italie. L’Europe est le seul continent parmi les anciennes divisions géographiques du monde où la mosaïque ethnique forme un modèle de culture clairement défini et reconnaissable. Et cette unité-dans-la-diversité dans l’espace trouve sa source historique dans le second aspect que j’ai mentionné, savoir la continuité-dans-le-changement, entretenue tout au long des deux millénaires et demi d’histoire européenne.
Il y a deux maîtres mots d’égale importance dans cette expression : continuité et changement, qui sont des aspects complémentaires, tout comme, si l’on accepte ce parallèle avec la biologie, nous trouvons des gènes stables héréditairement transmis de génération en génération en sous-jacence continue dans le flux des variations individuelles. Par comparaison, l’art égyptien, par exemple, révèle une constance étonnante qui s’étale sur deux millénaires, et de même l’indouisme comme philosophie religieuse ; mais cela s’observe sur des sociétés demeurées pour l’essentiel statiques. L’Europe quant à elle, a été presque continuellement agitée par les ferments du changement ; et au cours des trois cents dernières années elle a modifié le milieu naturel et social de l’Homme de manière aussi radicale que si une espèce nouvelle s’était emparée de notre planète. Néanmoins, au cours de cette dernière phase de développement explosif, et au travers des changements tout aussi profonds intervenus précédemment, l’Europe est parvenue à conserver une identité distincte et continue, une personnalité historique, si l’on peut dire.
Il est curieux que ce « personnage historique »,
(NdT : historic persona, autrement dit le personnage d’une pièce de théâtre, d’un drame historique) doté de son profil individuel particulier, soit apparu à un tournant pour la race humaine – le sixième siècle avant l’ère chrétienne – qui vit aussi l’avènement de Confucius et de Lao Tse, du Bouddha, des philosophes de l’Ecole ionienne et de la fraternité pythagoricienne. Une brise printanière semble avoir balayé la planète, de la Chine à l’île de Samos, réveillant la conscience des hommes comme fut insufflée la vie par les narines d’Adam
(NdT : référence à la Genèse 2:7, and Jehovah God proceeded to form the man out of dust from the ground and to blow into his nostrils the breath of life,..). Mais ce moment fut aussi celui de la bifurcation des chemins entre la philosophie orientale de la vie et son homologue européenne, et de la séparation de leurs attitudes respectives face aux problèmes fondamentaux de l’existence. Le bouddhisme, le taoïsme et le confucéisme, qui ont donné leur essor aux grandes cultures asiatiques, possèdent certains traits communs essentiels qui sont en opposition directe avec la pensée occidentale. Cette dichotomie ne tient pas à l’opposition entre une prétendue spiritualité orientale et un prétendu matérialisme occidental, comme on le pense parfois, mais elle met en contraste deux attitudes fondamentalement différentes face à la vie, si différentes qu’un orientaliste allemand contemporain (il s’agit de William S. Haas dans
The Destiny of the Mind, Londres 1956) a suggéré un néologisme pour désigner l’approche orientale de l’existence :
philousia, qu’il oppose à la philosophie occidentale. Tout indique, des Upanishads au Tao Te-Ching et aux écoles contemporaines de Yoga et du bouddhisme zen, qu’à l’évidence les penseurs orientaux s’intéressent moins au savoir factuel – soit la
sophia, de laquelle dérive la
philosophia – qu’à l’
ousia, soit l’Etre essentiel ; ils s’intéressent davantage à la conscience elle-même qu’aux objets de la conscience. Que l’on se tourne vers l’Inde, vers la Chine pré-révolutionnaire ou vers le Japon, s’affirme un courant de pensée fondamental chez les grands penseurs qui récuse toute expérience des sens comme illusoire, qui nie que le monde des objets ait une réalité indépendante du sujet percevant, et qui trouve « excessivement étrange que l’arbre continue d’être quand il n’y a personne dans la cour »
(Ndt : citation du poème de Ronald Knox : There was a young man who said, "God / Must think it exceedingly odd / If he finds that this tree Continues to be / When there's no one about in the Quad." / REPLY / Dear Sir: / Your astonishment's odd: / I am always about in the Quad. / And that's why the tree / Will continue to be, / Since observed by / Yours faithfully, / GOD. : REPONSE : Cher Monsieur, votre étonnement est étrange car je me tiens toujours dans la cour et c’est pourquoi l’arbre continue d’être, en étant ainsi observé par votre dévoué,/ DIEU). C’est une attitude qui à la raison préfère l’intuition, aux concepts aiguisés les symboles fluides, qui préfère penser par images plutôt que par catégories, et qui rejette les axiomes de la logique occidentale, soit la logique des Grecs, que sont par exemple les lois de l’identité, de la contradiction et du tiers exclu
(NdT à l’attention des anglicistes : la loi du tiers exclu, soit le principium tertii exclusi se dit « the law of excluded middle » en anglais). Mais surtout, le sage oriental s’attache à l’auto-réalisation par l’annihilation du moi pensant et ressentant ; son idéal est celui de la dépersonnalisation, de la noyade et de la dissolution de l’individualité dans l’étendue liquide de l’Atma, de Brahma et du Nirvana, cependant que l’idéal occidental d’auto-réalisation est celui du déploiement des potentialités de l’individu
(NdT : exemple des fréquents gallicismes dans la prose anglaise de A.K. : potentialities pour l'anglais potential. Koestler possède, comme en son temps Joseph Conrad, le français comme langue relais intérieure. Le français a pu ainsi servir, jusqu’à la fin du XXe siècle, à des penseurs et artistes européens, qu’ils écrivissent en anglais ou en allemand, langue originale du roman Le Zéro et l’infini de Koestler, de relais intérieur, et par ce biais, le russe Nabokov rejoint ces deux grands et de même Georges Steiner. C’est depuis une trentaine d’années l’anglais, devenu globish, qui joue ce rôle de langue relais intérieure pour un bon tiers de l’humanité. En perdant son rôle de moyeu linguistique, le français n’alimente plus le feu central des pensées chez personne, si ce n’est peut-être chez certains auteurs haïtiens ou québecois lorsqu’ils s’essayent au globish)
(à suivre)