Le site du parti de l'In-nocence

Comparaison n'est pas raison ! Vraiment ? (Koestler, 1965)

Envoyé par Francis Marche 
Le texte qu'on va lire ci-après est la traduction d'une allocution donnée par Koestler en septembre 1965 lors des commémorations du bicentenaire de la naissance de James Smithson, dont l'intitulé est Biological and Mental Evolution : an Exercise in Analogy (ce qui donnerait en librairie française un titre comme "L'évolution biologique et mentale au risque de la pensée analogique").

Le rapprochement a-causal de phénomènes appartenant à des domaines de l'expérience et de la pensée a priori non corrélables peut-il s'inscrire dans une démarche scientifique ? Peut-on penser, et décrypter le réel hors la relation de cause à effet ? Autrement dit, la modélisation de l'expérience peut-elle emprunter des schémas, des dispositifs, qui relèvent de champs d'expérience et d'investigations étrangers à celui qui fait l'objet de la tentative de modélisation. En Europe, et singulièrement en France, la réponse à ces questions est longtemps restée négative : il n'est pas de raisonnement a-causal possible, et ce n'est à peine qu'aujourd'hui que la communauté scientifique avance timidement des réponses plus nuancées. Deux ouvrages ont paru à l'automne dernier en France qui indiquent une frémissement sur ce plan et qui paraissent prometteurs, publiés aux éditions Matériologiques: L’évolution, de l’univers aux sociétés. Objets et concepts et Apparenter la Pensée -- vers une phylogénie des concepts savants. Pour en savoir plus, sur ce dernier plus particulièrement : [materiologiques.com]

Koestler, lui, pendant toutes les années 60 du siècle dernier et jusqu'en 1977, année où il fit paraître son Janus qui récapitulait une vingtaine d'années de travaux tant individuels que collectif sur ces sujets, travailla cette matière, explora ces méthodes et cette épistémologie dans de multiples ouvrages et conférences. L'"heureuse schizophrénie" (le terme est de K.) dont il était affecté, avait fait que l'homme, qui avait reçu dans sa jeunesse viennoise une formation d'ingénieur, était aussi versé dans les sciences politiques et les relations internationales, et chroniqueur et correspondant de presse à ce titre comme aussi chroniqueur et journaliste de sciences dures et de philosophie ! Les cloisons interdisciplinaires devaient donc dans ses diverses réflexions produites en conférence et essais, n'exister que pour être enjambées ou pulvérisées, en donnant au lecteur d'aujourd'hui l'impression d'une prodigieuse avance de ce penseur sur son temps.

Je ne donnerai pas d'autre introduction à ce qu'on va lire en sus de celle qu'on trouvera dans le fil intitulé "Europe, mon Europe" :
La lecture de ces réflexions de Koestler produites dans les années 60 du siècle dernier est féconde aujourd'hui parce qu'elles se situent dans un moment d'épokhè de l'histoire européenne, soit un sommet relatif de civilisation et de réflexion sur la civilisation, laquelle chez Koestler était nourrie par une démarche épistémologique menée en référence aux sciences, notamment la physique et la biologie, et portée par un mode de pensée analogique très audacieux ; cette épokhè précéda tous les dévoiements ultérieurs qu'ont connus depuis lors les nations et les peuples européens, qui furent marqués dans l'histoire et qui se cristallisèrent dans la translatio imperii (chute de l'Empire soviétique et émergence d'une intégration politique européenne la même année – 1992, le Traité de Maastrich ayant été signé sept semaines – le 7 février 1992 – après la dissolution officielle de l'Union soviétique prononcée le 25 décembre 1991) et l'avènement d'un paradigme de dissolution des nations monoculturelles dans un bouillon multiculturel concocté, théorisé autant que démographiquement alimenté par la structure supranationale (l'U.E.) en voie d'édification et consolidation, et que les nations monoculturelles d'Europe, qui avaient été instaurées ou restaurées et reconstruites en tant que telles à l'issue de la seconde guerre mondiale par les Alliées, ont elles-même engendrée ; l'autre dévoiement, auquel nous assistons est bien sûr le pacte faustien que les élites dirigeantes de l’Europe unie sont en train de passer et d'acter au quotidien avec l'islam politique et en se faisant les facilitatrices de toutes ses offensives sur le front idéologique et civilisationnel.

Alors pourquoi donc faut-il relire et étudier ces conférences de Koestler qui datent de plus d'un demi-siècle ?

Il existe en science du vivant un concept opératoire en histoire, ou du moins que certains, dont Koestler et le Français Pierre Chaunu (dans son ouvrage Histoire et Décadence qui parut l'année précédant la mort de Koestler dont il cite l'oeuvre) tentèrent d'utiliser pour un éclairage des processus d’évolution des civilisations. Ce concept est celui de paedomorphose, terme de consonance barbare que les auteurs anglo-saxons explicitent par l’expression française « reculer pour mieux sauter », et qui désigne en vérité un processus par lequel les êtres vivants, lorsque leur évolution aboutit à une impasse, reprennent cette évolution à partir de stades intermédiaires de leur phylogenèse. Il s’agit d’une stratégie de contournement d’obstacle par un mouvement de recul, comme dans un labyrinthe le rat fera marche arrière lorsque rendu dans un cul de sac. La phylogenèse comme l’ontogénèse ont recours à cette stratégie. La structure et l’ontogenèse de l’épi de blé en fournissent une image : l’épi se dresse vers le haut mais pour s’élever chaque graine part de plus bas que n’était monté le fil issu de celle qui la précède dans l’ordre vertical de l’épi. Dans la phylogenèse, cette stratégie paraît tout aussi opérante : l’homme ne « descend » pas du singe mais il s’apparente à l’enfant gorille (structure crânienne, schéma de pilosité, etc.). La néoténie fonctionne ainsi comme chrysalide : une maturité sexuelle précoce permet de produire des descendants qui reprennent les traits juvéniles, voire immatures des individus de l’espèce et laisse périr dans les cul-de-sac du phylum les traits séniles et stériles.

En histoire, regardons l’Union européenne comme trait sénile et décadent de notre épis civilisationnel, et de même les odieuses tentatives post-modernes de greffe de l’islam sur l'Europe, et retournons à nos graines, à notre graine épokhéale des années 60 du siècle dernier en vue de donner à notre croissance un nouveau départ. Je vous proposerai donc de lire bientôt en ma compagnie un autre texte de Koestler sur le raisonnement analogique (thème épineux et buissonnant s'il en est) qui date de 1965 et dans lequel notre auteur explicite ce qu’il faut entendre par paedomorphose en Histoire, soit la structure en épissures de notre parcours civilisationnel.

Paedomorphogenèse dans une inflorescence, celle de l'épi de blé : chaque graine est sise plus bas sur la tige que n'était monté le filament stérile de la grumelle entourant la graine de position inférieure. L'épi croît par reculs successifs et son rachis (l'axe de l'épi, soit la tige dépouillée de ses graines et grumelles) en est sinusoïdal comme peut l'être le fil historial d'Occident.

L'épi de blé était un emblème du dieu de l’Égypte Antique Osiris, symbole de sa mort et de sa résurrection.

Traduction de Biological and Mental Evolution: an Exercise in Analogy, 1965

Permettez-moi de vous emmener en voyage sur les ailes traitresses de l'analogie, en commençant par une excursion dans la génétique. La créativité -- thème qui fait le sujet de la présente communication -- est un concept notoirement difficile à définir ; et il est parfois utile d'aborder un sujet difficile par le truchement d'un jeu d'oppositions qui nous permet de dire, pour commencer, ce qu'il n'est pas. L'opposé d'un individu créatif est le pédant, l'esclave de l'habitude, dont la pensée et le comportement suivent une ornière avec rigidité. Son équivalent biologique est l'animal hyper-spécialisé. Prenons, par exemple, cette créature charmante et pathétique, le koala, qui a spécialisé son alimentation aux seules feuilles d'une variété particulière d'eucalyptus ; et qui, à la place de doigts, possède des griffes en forme de crochets idéalement adaptées pour s'accrocher à l'écorce de cet arbre, et à rien d'autre qu'elle. Certains de nos départements d'enseignement universitaire paraissent avoir été expressément conçus pour élever et reproduire des koalas.

Sir Julian Huxley (biologiste britannique, frère de l'écrivain Aldous Huxley) a présenté l’hyper-spécialisation comme facteur expliquant que l’évolution dans toutes les branches du règne animal – à l’exception de celle de l’homme – semble avoir abouti à la stagnation ou à l’extinction. Mais, ayant énoncé cet argument, il en a tiré une conclusion que vous jugerez peut-être moins convaincante. « L’évolution, a-t-il conclu, est ainsi figurable par un nombre énorme de ruelles en cul-de-sac, à l’exception de quelques-unes qui, en apparaissant, ouvre la voie à un certain progrès. Elle est comme un labyrinthe dans lequel presque tous les tournants donnent dans une impasse ». Sauf mon respect, je soupçonne cette métaphore d’être très proche de la vision behavioriste à l’ancienne du rat dans le labyrinthe dont le comportement produirait un paradigme des processus d’apprentissage chez l’Homme. Dans les deux cas, l’hypothèse qui sous-tend explicitement ou tacitement le modèle suggéré est que tout progrès résulte d’une sorte de tâtonnement aveugle – soit des mutations dues au hasard dont la sélection naturelle préserverait certaines, ou des essais aléatoires dont les résultats heureux seraient préservés par des renforcements – et voilà en tout et pour tout en quoi consisterait l’évolution. Il est possible de contester cette vision des choses sans pour autant invoquer l’intervention d’un deus ex machina, ou d’un daemon socratique, mais en émettant la simple hypothèse que, bien que des événements aléatoires jouent incontestablement un rôle important dans ces processus, ils ne sont pas les seuls.

Une voie d’évasion du labyrinthe se trouve balisée par un phénomène que les étudiants de l’évolution connaissent par le nom hideux de paedomorphose, néologisme que l’on doit à Garstang qui le créa il y a une quarantaine d’années (Garstang était zoologue, son article sur le sujet date de 1922). L’existence du phénomène est bien attestée ; mais on ne le voit guère mentionné dans les manuels scolaires, peut-être parce qu’il va à l’encontre du Zeitgeist (aujourd’hui, on dirait doxa). Ce terme signifie que dans certaines circonstances, l’évolution peut remonter en arrière, si l’on peut dire, en refaisant le parcours qui a conduit à l’impasse, et prendre un nouveau départ dans une direction plus prometteuse. Pour le dire simplement, il faut entendre par paedomorphose l’apparition d’une quelconque nouveauté d’évolution dans le stade larvaire ou embryonnaire de l’animal ancien, trait nouveau susceptible de disparaître avant d’atteindre l’âge adulte, mais qui réapparaît chez l’adulte descendant. Ce petit tour de magie de l’évolution est rendu possible par le mécanisme bien connu de la néoténie, à savoir le retard progressif du développement corporel au-delà de l’âge de la maturité sexuelle, avec pour conséquence que l’acte reproducteur advient alors que l’animal présente encore des traits larvaires ou juvéniles. Hardy, de Beer et d’autres ont mis en évidence que cette tendance à entretenir « une enfance prolongée » s’accompagnait d’un étranglement et d’une éviction (squeezing out) des stades ontogéniques de l’adulte ultérieur, il en résulte un rajeunissement et une dé-spécialisation de la race, qui recouvrirait ainsi une part de sa plasticité adaptive perdue (quel magnifique plaidoyer en faveur de la réaction en politique face à l’impasse dans lequel se trouvent aujourd'hui nos sociétés européennes engluées et emportées dans les folies de l'Empire Mol !)

(à suivre)
The Wings of Analogy, en français (suite)

Mais plus important encore que ce ré-enroulement du mécanisme de l'horloge biologique est le fait que la pression sélective du mode paedomorphique d'évolution intervient dans les stades précoces de l'ontogénie, marqués par la malléabilité. A l'opposé de cela, la gérontomorphose -- soit l'apparition de caractères nouveaux dans les stades atteints par l'adulte ultérieur -- ne peut modifier que les seules structures qui sont déjà hautement spécialisées. On est par conséquent amené à escompter que les grandes avancées évolutives soient à mettre au crédit de la paedomorphose et non de la gérontomorphose -- autrement dit, que l'on doive ces avancées au stade larvaire (NdT : « larval » dans l’original mais qui subsume le stade nymphal) ou embryonnaire, et non au stade atteint par les développements chez l'organisme l'adulte.

Je m’en vais vous donner un exemple qui vous permettra de mieux comprendre où je veux en venir. Les preuves s’accumulent aujourd’hui qui viennent étayer la théorie, proposée par Garstang en 1922, selon laquelle les chordées (NdT : [fr.wikipedia.org] on doit ce taxon au biologiste Haeckel, soit le même Ernst Haeckel, physiologiste prussien et moniste, auteur du fameux « Ontogenese rekapituliert Phylogenese » que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer), et par conséquent nous-mêmes, les vertébrés, sommes les descendants de l’état larvaire/nymphal d’un quelconque échinoderme primitif , qui pouvait ressembler à l’oursin ou au concombre de mer. Alors vous allez me dire que le concombre de mer adulte n’est pas, en soit, un ancêtre particulièrement inspirant – c’est une créature molle en forme de limace et qui ressemble à s’y méprendre à une saucisse incomplètement farcie, et qui gît, amorphe, sur le plancher marin. Mais ses larves qui flottent librement entre deux eaux constituent une proposition bien plus prometteuse : à la différence de l’adulte, le corps de ces larves est doté d’une symétrie bilatérale, elles possèdent une bande ciliaire que l’on suppose être la précurseuse du tube neural (NdT Le tube neural désigne le système nerveux primitif des embryons de chordés. Il se forme par invagination de la plaque neurale en une gouttière, puis par convergence et fusion de ses bords.. d’après Wikipédia) et d’autres caractéristiques physiologiques élaborées qui ne se trouvent pas chez l’animal adulte. Nous devons supposer que l’adulte sédentaire, résident sur le plancher marin, dut compter sur ces larves mobiles pour propager son espèce dans toutes les directions de l’océan, tout comme les végétaux dispersent leurs graines au vent ; que les larves en question, qui devaient ne compter que sur elles-mêmes, exposées qu’elles étaient à des pressions sélectives beaucoup plus fortes que les adultes, acquirent progressivement des caractéristiques physiologiques les apparentant aux poissons ; et enfin qu’elles atteignirent la maturité sexuelle alors même qu’elles étaient encore à l’état larvaire et nageant librement, ce qui se solda par l’apparition d’un nouveau type d’animal qui ne s’est jamais fixé sur le fond marin avec pour corollaire de débarrasser le cycle de vie de cette créature du stade sénile et sessile du concombre (NdT : Sessile caractérise en botanique une feuille, une fleur ou un fruit directement attachés à la tige, sans pétiole ou pédoncule. Par exemple les fruits du chêne sessile.
[fr.wikipedia.org])
.

(à suivre)

Petit commentaire à ce stade de la démonstration : cette vision paedomorphique de l’évolution ruine et réduit à néant les prétentions du transhumanisme. Voyez-vous pourquoi et comment ? Un indice : le transhumanisme est aligné sur la gérontomorphose, soit l’amélioration et le prolongement des stades les plus aboutis de l’espèce, autrement dit, sa perspective est celle d’un trompe-l’œil peint sur le mur du fond d’une impasse – cette remarque plus particulièrement adressée à Thomas Rothomago
Il semble qu’une reprise du même ordre, opérée à partir d’un point antérieur dans le but de s’évader des impasses du labyrinthe, ait été répétée à chaque tournant décisif de l’évolution – s’agissant de la lignée qui porte notre espèce, et pour ce qu'on en sait, celle-ci a bifurqué à partir d’un primate ancien. Il est aujourd’hui généralement reconnu que l’humain adulte ressemble davantage à l’embryon d’un grand singe qu’à un grand singe adulte. Chez les deux, le rapport du poids du cerveau à celui du corps est élevé hors de toute proportion ; chez les deux, la fermeture des sutures de la boîte crânienne est retardée, ce qui permet un surcroît de croissance de l’encéphale. L’axe de la tête de l’homme, de l’occiput au front, qui est celui de la ligne de vision, forme un angle de quatre-vingt-dix degrés avec l’épine dorsale, soit une conformation qui, chez les grands singes et d’autres mammifères, ne se trouve qu’au stade embryonnaire. La même remarque vaut pour l’angle que forme le conduit uro-génital et la colonne vertébrale, et qui rend compte de la singularité chez l’humain des gestes de l’accouplement. Les autres caractéristiques embryonnaires – ou, pour utiliser le terme employé par Bolk « foetalisées » (L. Bolk est l’auteur de l’ouvrage Das Problem der Menschwerdung, Iéna, 1926) -- sont le peu de relief des arcades sourcilières, une pilosité faible et éparse, un développement retardé de la dentition, etc. Pour citer Haldane (NdT : J.B.S Haldane. The Causes of Evolution, Londres, 1932) : « Si l’évolution humaine doit se poursuivre en suivant la même pente que par le passé, elle comportera probablement une prolongation encore plus poussée de l’enfance et un plus grand retard de la maturité. Certaines caractéristiques qui distinguent l’homme adulte seront perdues » (NdT : difficile de donner tort à ce brave Haldane quand on voit aujourd’hui des « jeunes hommes » de quarante ou quarante-cinq ans se déplacer en patins à roulette dans les espaces publics et des trentenaires se comporter comme des ados, habitant chez leurs parents et occupant leur temps libre à leurs jeux vidéo, et dont la maturité intellectuelle, si on en juge par leur capacité de raisonnement et l’étendue de leur vocabulaire, est celle d’enfants de quatorze ou quinze ans). Mais il y a un revers à la médaille (NdT : autre gallicisme de Koestler qui écrit a reverse to the medal, ce qui se dit en anglais anglo-saxon « the flip side of the coin » ; ce type de coquetterie linguistique était particulièrement bienvenu dans le monde académique et l’élite anglo-saxonne en général, dans un temps, 1965, où tout le monde en Europe et en Amérique, soucieux de faire reconnaître son éducation de qualité et son appartenance à la bonne société, se piquait d’entendre et de pratiquer le français : de Budapest à Heidelberg, d’Oxford à Barcelone, du Caire à Edimbourg, et jusqu’à la Maison Blanche avec Jacqueline Kennedy, le français était encore un peu le latin moderne du monde occidental. Cela dit les gallicismes de Koestler lui échappent complètement – à cette époque, on peut dire que l’homme, qui avait longtemps habité Fontainebleau, dont la deuxième épouse était francophone et francophile comme lui, pensait en français), qu'Aldous Huxley (NdT : l’auteur de Brave New World, « Le Meilleur des Mondes », entre autres) nous a montré avec gaîté dans son roman After Many a Summer (NdT : premier roman « californien » de Huxley, 1939) : le prolongement artificiel de la durée de vie absolue de l’homme risque de fournir l’occasion aux traits du grand singe adulte de réapparaître chez Mathusalem. Mais il ne s’agit là que d’une remarque incidente (NdT : remarque à considérer en regard de ma notule sur le transhumanisme dans la livraison précédente).

(à suivre)
The Wings of Analogy (suite) :

L'essence du processus que je viens de décrire consiste en un retrait hors des formes adultes hautement spécialisées de la structure corporelle et du comportement, vers un stade précédent, plus plastique et moins engagé (less committed), retrait qui est suivi d'une avancée soudaine dans une direction nouvelle. Tout se passe comme si le flux de la vie avait momentanément inversé son cours, en s'écoulant vers le haut, pendant un certain temps, avant que la rivière ne se fraye un lit nouveau, laissant ainsi le koala perché solitaire sur son arbre telle une hypothèse abandonnée. Nous avons à présent atteint un point déterminant de notre excursion, car il me semble que ce processus de "reculer pour mieux sauter" (NdT : en français dans le texte), qui permet de faire un pas en arrière avant de rebondir, et qui consiste à défaire pour refaire, constitue un trait fondamental de tout progrès sensible, tant dans l'évolution biologique que dans l'évolution mentale.

Il peut être prouvé, je crois, que ces deux types de progrès -- soit l'émergence de nouveautés biologiques et la création de nouveauté mentales -- suivent des processus analogues sur des niveaux différents de la hiérarchie développementale. Pour établir pareille corrélation, nous devons procéder pas à pas, des organismes inférieurs aux organismes supérieurs. Une des propriétés fondamentales des organismes vivants est leur pouvoir d'auto-réparation, et la plus spectaculaire des manifestations de ce pouvoir est donnée par les phénomènes de regénération (que Needham -- NdT A.E. Needham dans un article du New Scientist du 2 novembre 1961 -- qualifie de "un des tours de magie les plus spectaculaires dans le répertoire du vivant"). Les organismes primitifs, tels les vers plats (NdT : nom scientifique : Platyhelminthes), lorsqu'on les découpe en segments, peuvent se regénérer en animal entier à partir d'un fragment minuscule; chez les amphibies peuvent se régénèrer membres et organes ; et là encore "le tour de magie" est exécuté par le mouvement de "reculer pour mieux sauter", soit la regression de tissus spécialisés vers un stade génétiquement moins commis, quasi-embryonnaire (NdT : cf. les capacités regénératives des cellules souches exploitées en médecine à partir des années 80/90 n'étaient pas aussi bien connues en 1965, et les spéculations d'A. Koestler, qui ne pouvait à cette date s'appuyer sur ces avancées de la science, sont ici parfaitement alignées sur ces recherches, postérieures à son essai d'une vingtaine d'années, et en anticipent les fruits), soit une dé-différentiation ou dé-spécialisation suivies d'une re-différentiation.

On objectera peut-être que le remplacement d'un membre perdu ou d'un oeil perdu est un phénomène d'un ordre tout autre que les processus d'adaptation à un environnemental normal. C'est que la regénération peut être conçue comme méta-adaptation à des difficultés d'ordre traumatique. Le pouvoir de réaliser pareilles méta-adaptations ne se manifeste que lorsque les difficultés (NdT : Koestler emploie le terme "challenge" que je me refuse à traduire par "défi" ici, comme le font les journalistes -- l'anglais challenge désignant ordinairement des difficultés particulières, des problèmes en apparence insurmontable) se situent au-delà d'un seuil critique et ne peuvent être résolues qu'en ayant recours à la plasticité génétique du stade embryonnaire. Nous venons de voir que les grandes modifications phylogénétiques étaient amenées par un effacement similaire des formes adultes au profit de formes embryonnaires. Et en effet, la principale ligne de développement qui a conduit à notre espèce peut être décrite comme série d'opérations d'auto-réparation phylogénétique : des évasions hors les impasses, opérées en défaisant et en remodelant les structures mal adaptées.

A l'évidence, l'auto-réparation chez un individu ne produit aucune nouveauté d'évolution, elle se contente de restaurer le status quo ante. Mais c'est la tout ce dont a besoin l'individu pour recouvrer son équilibre adaptatif normal dans un environnement statique (et en gardant pour hypothèse que la perturbation traumatisante n'était que momentanée). L'"auto-réparation" phylogénétique, en revanche, suppose des modifications au génotype qui restaurent l'équilibre adaptatif dans un milieu lui-même en évolution.

Nous intéressant à présent aux animaux supérieurs, le pouvoir de regénération des structures physiques laisse place chez eux au pouvoir également remarquable du système nerveux de réorganiser son mode de fonctionnement. (En dernière instance, cette réorganisation doit bien être entendue comme mettant aussi en oeuvre des modifications structurelles fines qui touchent aux circuiteries, à la chimie moléculaire ou aux deux, et faire que nous puissions continuer d'avancer dans une lignée continue). Lashley a inculqué à ses rats certaines compétences en matière de discrimination visuelle ; quand il leur eut retiré leur cortex optique, cet apprentissage fut perdu, comme on pouvait s'y attendre ; mais, contre toute attente, les rats mutilés se montrèrent capables de réapprendre les mêmes tâches. Certaine autre partie du cerveau, qui n'était pas normalement spécialisée dans l'apprentissage visuel, doit avoir pris le relais dans cette fonction, se comportant en "déléguée" de la zone du cortex qui avait été retirée. Des cas de méta-adaptation similaires ont été signalés chez des insectes, des oiseaux, des chimpanzées, etc.

Mais venons-en à l'homme, et à ces formes élevées d'auto-réparation que nous appelons auto-réalisation, et qui comprennent la créativité au sens large. La psychothérapie, tant ancienne que moderne, du chamanisme aux formes contemporaines de thérapie par abréaction (NdT : évocation ici des thérapies du Dr Janov -- dont l'ouvrage Le Cri primal avait connu une certaine audience en France dans les début des années 70), s'appuie sur ce que Ernst Kris a appelé "regression au service du moi". Le névrosé, avec ses compulsions, ses phobies et ses mécanismes de défense élaborés, est vitime d'une spécialisation maladaptée -- il est comme un koala qui s'accroche à la vie sur un poteau télégraphique nu. Le thérapeute vise à faire regresser le patient vers une condition infantile ou primitive ; autrement dit, il cherche à lui faire remonter le chemin jusqu'au point où ses pas s'égarèrent, avant de revenir, métamorphosé pour une seconde naissance. Le Stirb und Werde de Goethe (NdT : qui a donné son titre allemand au Si le grain ne meurt de Gide -- je ne doutais pas que nous finirions par croiser ici notre épi de blé !), les variations inépuisables de l'archétype de mort et résurrection, des ténèbres et de la renaissance spirituelle, tournent toutes autour du même paradigme fondamental -- Joseph dans le puits, Jésus au tombeau, Bouddha dans le désert, Jonas dans le ventre de la baleine.

Il n'y a pas de ligne de démarcation nette entre auto-réparation et auto-réalisation.

(à suivre)
Remarque sur cette image des eaux de gravitation utilisée par Koestler, celles d'une rivière qui figurerait la vie, et qui doivent, lorsqu'elles sont rendues dans une cuvette où elles risquent de devenir eaux mortes, se frayer un nouveau chemin, un nouveau lit à partir d'un point de bifurcation situé en amont de la stase ou de l'impasse. Cette image est utile à plus d'un titre et annonce la suite : le flux de ces eaux est dirigé, il suit les lignes d'un champ gravitationnel qui leur assigne une destination. L'évolution ne tâtonne pas à l'aveuglette mais "connaît une méta-direction fixe", tel le fleuve qui, quelles que soient ses méandres et ses boucles insensées, se rapproche de l'océan ; l'évolution suit une pente et obéit à un champ de force. Plus loin dans le texte, Koestler évoque les greffes d'organes (n'oublions pas que le milieu des années 60 fut l'époque par excellence de ces grandes avancées de la chirurgie, avec le Dr Barnard réussissant une première greffe du coeur en 1967). Que se passe-t-il dans le détail d'une greffe d'organe ou d'une greffe de membre, par exemple, une patte de salamandre ? Les vaisseaux capillaires du corps vont naturellement se raccorder à ceux de l'organe et il existe un champ de force (qui peut être assimilé à un "champ morphique") de l'autoréparation naturelle et directionnelle qui assure la réussite de la greffe, ou du moins sans lequel la greffe ne réussirait point, ne trouverait pas son ancrage.

C'est ce modèle que Koestler s'attache à reconnaître dans ce qu'il appelle "l'acte créatif" mais aussi, celui que nous discernons parfois dans les grands cours historiques où la suite des événements semble être appelée par une destination qui l'ordonne sous l'attrait qu'elle exerce sur lui, destination qui, en histoire, est souvent fixée par l'eschatologie, soit un point d'arrivée, un rivage dessiné dans le futur et qui aspire le cours des événements.

"L'histoire s'emploie à préparer le terrain à l'histoire" avons-nous écrit ici à propos des progrès du communisme en Extrême-Orient, indispensable phase préparatoire à la conquête de cette partie du monde par le capitalisme industriel auquel les mondes paysans orientaux étaient restés impénétrables jusqu'au troisième quart du vingtième siècle (et que le communisme "prépara" et débrida efficacement partout en Extrême-Orient à l'exception des pays islamisés (Indonésie, Malaisie et Brunei) et de ceux (Japon, Taïwan, Philippines) qui avaient été soit pré-industrialisés dès la fin du XIXe siècle (Japon) soient qui avaient été des colonies de nations industrialisées (Taïwan colonie japonaise, Philippines sous influence américaine) et avaient connu à ce titre un début d'industrialisation ; nous avons rencontré cette même loi d'évolution dirigée lorsque nous avons évoqué la notion "d'égalité entre les hommes" issue du siècle des Lumières et qui s'est révélé plus tard n'avoir été rien d'autre que la condition subjective sine qua non de la production industrielle de masse en laquelle l'égalité des hommes se traduit par l'anonymat des individus (qui ont un nom individuel mais qui sont cueillis par la production industrielle sans égard pour leurs origines, antécédents distincts ou appartenance à un régime de caste inégalitaire) et par l'égalité de leur salaire horaire autant que des heures elles-mêmes qu'ils passeront à produire des produits tout aussi semblables et égaux qu'eux-mêmes le sont et que le sont les heures de travail décomptées à la pendule de l'atelier où la lumière du jour pénètre à peine.

L'émergence politique du paradigme de l'égalité dans la Révolution française fut donc stratagème ou ruse de la rivière de l'histoire pour trouver son cours, un demi-siècle siècle plus tard, qui devait la conduire sous la grand arche de la taule industrielle et ouvrière et de la désappartenance historiale ("l'aliénation" des marxistes) dans la production de masse.

Nous pouvons demander à la pensée analogique -- évidemment toujours très délicate à manier -- une avancée dans l'intelligence des phénomènes historiques, et ne point craindre pour se faire de se laisser guider par l'histoire naturelle et celle du vivant. L'histoire des hommes et des sociétés humaines est vivante et assujettie au temps, donc à la physique et à ses lois, lesquelles ne seraient point sans la dimension du temps, voilà ce qui, à soi seul, autorise d'appliquer à l'histoire des sociétés humaines la pensée analogique articulée sur les paradigmes du vivant telle que Koestler en dégageait les principes dans les années 60, période vers laquelle, par ces lectures, nous remontons, paedomorphiquement, dans l'esprit d'opérer nous aussi une reprise et une auto-réparation créatrice de notre cours historique dévoyé et stoppé.
Suite de la traduction de The Wings of Analogy (Biological and Mental Evolution : an Exercise in Analogy), 5ème livraison

Toute activité créative est une forme de thérapie bricolée (ou de bricolage thérapeutique -- a kind of do-it-yourself therapy), soit une tentative de venir à bout d'expériences traumatisantes. Dans le cas du scientifique, le traumatisme en question est donné par une sorte de paradoxe de la Nature, une quelconque anomalie dans le mouvement des planètes, des données qui persistent à se contredire, qui subvertissent une théorie établie, et qui rendent absurdes ses convictions les plus intimes. Dans le cas de l'artiste, les difficultés rencontrées et les réponses qui y sont apportées se manifestent dans le supplice de Tantale qu'il s'impose en voulant exprimer l'inexprimable, à vaincre la résistance du moyen d'expression qui est le sien, et à déjouer les distorsions et à s'évader des contraintes que lui imposent des styles et techniques qui font les conventions de son époque.

En d'autres termes, les prétendues révolutions dans l'histoire des sciences comme dans celle des arts sont des évasions réussies hors les impasses. L'évolution des sciences n'est ni continue ni d'ordre strictement cumulatif, hormis dans les périodes de consolidation et d'élaboration qui font immédiatement suite à une avancée décisive. Il n'empêche que tôt ou tard, le travail de consolidation conduit à une rigidité accrue et à l'apparition d'une orthodoxie, et reviennent alors les cul-de-sac de la sur-spécialisation. La prolifération des jargons ésotériques qui semble caractériser cette phase rappelle parfois les bois monstreux de l'élan irlandais, ou encore les mécanismes de défense contre le réel qu'élabore le névrosé. Parvenu à son terme, ce processus débouche sur une crise, et donc sur une nouvelle avancée révolutionnaire, qui sera suivie d'une autre période de consolidation, d'une orthodoxie nouvelle, et c'est ainsi qu'un nouveau cycle sera lancé.

En histoire de l'art, la cyclicité du processus est encore plus évidente : des périodes de progrès cumulatif dans une école ou une technique donnée finissent inévitablement dans la stagnation, le maniérisme et la décadence, jusqu'à ce qu'intervienne une résolution de la crise par un déport révolutionnaire dans la sensibilité, l'emphase, le style.

Chaque révolution comporte un aspect destructif et un aspect constructif. En science, la destruction est infligée par la mise au rebut de doctrines jusque là jugées inattaquables, parmi lesquelles certains axiomes de la pensée considérés comme allant de soi. En art, elle se présente comme réévaluation tout aussi douloureuse de valeurs de référence et de leurs critères, et des cadres de perception. Quand nous parlons de l'évolution des arts et des sciences du point de vue détaché de l'historien, ce travail qui consiste à défaire et à refaire apparaît comme élément normal et inévitable du récit de cette évolution. Mais quand nous nous intéressons à un individu concret qui est à l'origine d'un changement révolutionnaire, nous réalisons aussitôt les immenses obstacles intellectuels et affectifs qu'il a dû surmonter. Je n'entends pas seulement par là les forces d'inertie de la société ; car le premier lieu de résistance contre la nouveauté hérétique se trouve sous le crâne de l'individu qui la conçoit. On entend les échos de cette lutte dans le cri de douleur de Kepler découvrant que le chemin des planètes en mouvement est de forme elliptique : "Mais qui suis-je donc, moi, Johannes Kepler, pour vouloir détruire la divine symétrie des orbites circulaires !" A un niveau plus terre-à-terre, la même douleur est perceptible chez les sujets expérimentaux de Jerome Bruner (NdT : Jerome Seymour Bruner, psychologue américain mort ce mois-ci à l'âge de 101 ans) à qui, alors qu'on leur présentait une fraction de seconde une carte à jouer montrant une Reine de coeur noire, la voyaient rouge, comme elle doit être ; et quand cette carte était présentée une seconde fois, réagissaient avec nausée à pareille perversion des lois de la Nature. Désapprendre est plus malaisé qu'apprendre ; et il semble que la tâche qui consiste à briser des structures cognitives rigides pour les réassembler en une synthèse nouvelle ne puisse, en règle générale, être exécutée au grand jour de la conscience chez un esprit rationnel. Cette opération ne peut se faire qu'en retournant à des formes d'idéation plus fluide, moins directement engagées et moins spécialisées, et qui sont à l'oeuvre normalement dans la pénombre de l'étage inférieur à celui de la conscience focalisée.

(à suivre)
Wings of Analogy en français, 6ème livraison

Pareille intervention des processus inconscients dans l'acte créatif est aujourd'hui généralement acceptée, quoique parfois avec réticence, jusque parmi les behavioristes affectés d'un biais positiviste marqué. Permettez-moi donc de tenir pour acquis que dans la période d'incubation -- pour employer la terminologie dont use Graham Wallas (NdT : Auteur de The Act of Thought, Londres, 1954) l'individu créatif connaît une phase de regression temporaire vers des schémas de pensée qui sont normalement inhibés chez l'adulte rationnel.

Mais il serait particulièrement simpliste d'assimiler, comme cela se fait parfois, ces modes de pensée à ce que Freud appelle "les processus primaires". Les processus primaires sont considérés comme dénués de toute logique, régis par le principe de plaisir, propres à mêler indistinctement perception et hallucination, et censés s'exprimer en des actions spontanées s'accompagnant de fortes décharges affectives. Je pense qu'entre ces processus primaires proprement dits et les processus dits secondaires régis par le principe de réalité, nous devons intercaler toute une hiérarchie de structures cognitives qui ne sont pas simplement faites de mélanges de processus primaires et secondaires mais qui constituent des systèmes autonomes en tant que tels, dont chacun est régi par un corps de règles distinct. Le délire paranoïaque, les rêves, la rêverie, la libre association d'idées, le psychisme des enfants à leurs différents âges, celui des primitifs à leurs différents stades, ne sauraient être mis dans le même sac, car chacun de ces modes d'activité psychique suit sa logique propre et dispose de ses règles du jeu. Mais bien que clairement différentes par de nombreux aspects, toutes ces formes d'idéation ont en commun un certain nombre de traits, sachant qu'elles sont ontogénetiquement, voire phylogénétiquement, plus anciennes que celles dont use l'adulte civilisé. Je les ai désignées dans un de mes ouvrages (NdT: The Act of Creation, 1964) comme games of the underground (jeux du monde souterrain), car si elles n'étaient pas contenues, elles subvertiraient les routines de la pensée disciplinée. Mais quand la pensée disciplinée est à bout de ressources, donner temporairement libre cours à ces jeux du monde souterrain peut produire tout à coup une solution qui se situait au-delà de l'esprit conscient et rationnel. J'ai analysé ce processus de manière assez détaillée dans cet ouvrage récent et n'y reviendrai pas ici. Mon propos à présent est de dire que la création d'une nouveauté dans l'évolution mentale suit le même schéma de reculer pour mieux sauter, soit celui d'une regression temporaire à un stade de naïveté juvénile, laquelle sera suivie d'un bond en avant, et qu'il s'agit bien du même schéma que celui que nous avons vu à l'oeuvre dans l'évolution biologique. Nous pouvons prolonger cette analogie et interpréter le cri de délivrance "Euréka !" comme celui de qui célèbre l'évasion heureuse hors d'une impasse -- soit un acte d'auto-réparation (NdT : en effet, si le Dasein est bien la totalité instantanée de son parcours dans la temporalité, cette délivrance hors la stase et par-delà le mur de l'impasse où avait buté la carrière qui le compose, vaut bien autoréparation du Dasein) opérée grâce à la dé-différentiation des structures cognitives vers un état de plus grande plasticité, avec pour résultat la libération des potentiels créatifs -- soit l'équivalent de la décharge de potentiel de croissance génétique dans les tissus en phase de regénération.

Il est un truisme que d'affirmer que dans l'évolution mentale l'héritage social remplace le leg génétique. Mais il est moins trivial de poser l'existence d'un parallèle entre la phylogenèse et l'évolution des idées : à savoir que ni l'une ni l'autre ne procède suivant une courbe continue tracée de manière strictement cumulative. Newton déclara que si nous voyons plus loin que d'autres c'est parce que nous sommes juchés sur les épaules de géants. Mais se tenait-il bien sur leurs épaules ou sur une autre partie de leur anatomie ? Newton adopta les lois de la chute des corps de Galilée, mais rejeta l'astronomie de Galilée ; il adopta les lois de Kepler sur les mouvements des planètes, mais démolit tout le reste de l'édifice képlérien : ce faisant, il ne prit pas pour point de départ leurs théories achevées et "adultes" mais reparcourut leur développement jusqu'au point où elles avaient commencé à errer. Et de même, l'édifice képlérien ne fut point bâti sur le sommet de la structure copernicienne. Cette construction de bric et de broc (ramshackle structure) (NdT : de bric et de broc, expression française datant de 1615, soit l'année où Kepler fit paraître son Nova Stereometria et où le savant jésuite missionnaire portugais Manuel Dias (Yang MaNuo) introduisit le télescope en Chine et produisit son ouvrage en chinois Tian Wen Lüe (Explicatio Sphaerae Coelestis)) faite d'épicycles superposés, il en arracha le montage pour ne garder que ses fondations. Quant à Copernic, il s'abstint lui aussi de dresser son édifice sur les épaules de Ptolémée, ou de continuer son oeuvre en partant du point où l'autre s'était arrêté mais remonta deux mille ans en arrière jusqu'à Aristarque de Samos.


(à suivre)

Donc, aucunes créations ni avancées scientifiques ou artistiques ou constructions politiques ne s'alignent bout à bout ; elles croissent en épissures, chacune naissant non point de la plus haute branche de l'arbre de la connaissance mais comme surgeon à même le tronc ou les branches maîtresses. En politique, si nous devons oser nous aussi l'analogie : reprendre le cours de notre histoire en remontant à l'Europe des nations, émancipatrices des peuples pris dans les rets des empires et foyers de pensée et de création, telles qu'elles existaient encore dans la période 1945-1992, et abandonner (comme est abandonné le "koala qui s'accroche à son poteau télégraphique dépourvu de sève") l'hypothèse de l'Union européenne, fruit d'un errement impérial tardif, excursion du vieil empire continental central échoué à Maastrich-Berlin en 1992 après avoir quitté Moscou cinq semaines auparavant, Moscou où il séjournait depuis 1945, empire que l'on doit laisser mourir de stérilité entre les mains de sa technocratie corrompue, dans l'impasse historique de son délire obsessionnel (création d'une monorace par métissage des peuples de la terre, etc.) et ses initiatives d'apprenti sorcier auprès de l'islam politique, dont le devenir est infécond et qui constitue une impasse historique où les peuples d'Europe étouffent dans les tensions inter-identitaires, interethniques, inter-religieuses et sociales et dans la stagnation économique.
The Wings of Analogy (septième et dernière livraison) :

Les grands virages révolutionnaires dans l'évolution des idées sont décidément de nature paedomorphique. Lorsqu'un paradigme nouveau, pour reprendre la terminologie de Thomas Kuhn (NdT : le Thomas Kuhn de La Structure des révolutions scientifiques -- à propos duquel on lira avec profit ce pdf : [www.normalesup.org] ), émerge d'une révolution, il ne découle pas d'un paradigme adulte précédent ; il ne se déduit pas de l'oursin des mers abouti dans la vieillesse, mais de sa larve mobile, qui flotte dans les courants marins. Ce n'est que dans les périodes de paix relative où priment consolidation et élaboration que nous rencontrons la gérontomorphose, soit de petites améliorations apportées à un corps de connaissances ayant atteint l'âge mûr. En histoire de l'art, le processus est là aussi on ne peut plus évident et il n'est pas nécessaire de s'attarder à le commenter.

J'ai entamé cet exposé par une remarque songeuse sur les ailes traitresses de l'analogie, pleinement conscient du fait que ceux qui accordent toute leur confiance à ces ailes de cire connaissent habituellement le sort d'Icare. Mais l'argumentaire qui procède de l'analogie étant une chose, celui qui fait ressortir une similitude apparente, à laquelle on n'a peut-être pas suffisamment prêté attention, en est une autre quand ayant constaté cette similitude, celui qui l'a mise en évidence s'interroge sur le sens à lui donner ou son éventuelle nature anecdotique ou trompeuse. L'évolution biologique peut être décrite comme l'historique des évasions hors les pièges de la sur-spécialisation, et l'évolution des idées comme une série d'évasions hors les liens de l'habitude mentale ; et le mécanisme d'évasion dans les deux cas repose sur les mêmes principes. Ceux-ci font apparaître leurs contours dans les phénomènes de régénération -- soit le remodelage des structures et la réorganisation de leurs fonctions -- qui n'entrent en action que lorsque la difficulté rencontrée outrepasse un certain seuil critique. Ils révèlent l'existence jusque là non-suspectées de potentialités "méta-adaptatives" qui sont inhibées ou à l'état de latence dans les routines de l'existence normale et, celles-ci révélées, il arrive que la régénération nous donne l'impression que nous nous mouvons comme des somnambules dans un monde de ressources inexploitées et de possibilités inexplorées.

On pourra objecter à cela que je ne fais ici que présenter une image réductionniste de ces phénomènes ; qu'il est sacrilège de parler à propos de la création d'une symphonie de Brahms ou des équations de champs de Maxwell d'un acte d'auto-réparation, et de comparer cela à la mutation d'une larve de concombre de mer, à la regénération de la queue du triton, aux modalités de ré-apprentissage chez le rat ou à la réhabilitation de patients en psychothérapie. Mais je pense pour ma part que cette vision des choses se situe à l'opposé du sacrilège. Elle met le doigt, ou du moins s'y efforce-t-elle, sur un dénominateur commun, un facteur de finalité (a factor of purposiveness) (NdT : cf mon intervention supra sur les eaux de gravitation et leur finalité océanique -- 20 juin, 06:18), sans invoquer de deus ex machina. Elle ne nie point que la méthode des essais et erreurs soit inhérente à tout développement progressif. Mais il y a un monde entre les essais aléatoires du singe tapant sur la machine à écrire d'une part et le processus que j'ai appelé reculer pour mieux sauter (en français dans le texte) d'autre part. La première méthode consiste à dérouler toutes les réponses possibles du répertoire de réponses dont dispose l'organisme jusqu'à ce que la réponse correcte soit donnée par pur hasard avant d'être imprimée dans le schéma comportemental par renforcement. La seconde méthode peut encore être appelée "essais et erreurs", mais ces essais et erreurs sont investis d'une finalité, leur méthode est plus complexe et élaborée : tatonnements et recherche, reculades et avancées vers un but. "La finalité, pour citer Herbert J. Muller (NdT: in Science and Criticism, 1943), n'est pas importée dans la nature et ne doit pas intriguer comme chose étrange ou d'essence divine... elle est simplement donnée pour implicite dans les faits ou dans leur organisation". Cette directionnalité des processus vitaux est présente à tout moment, des comportements conscients jusqu'à ces niveaux inférieurs que Needham évoque dans "les efforts de la blastula pour croître jusqu'au stade du poulet". Le degré de ténacité et les ressources mobilisées dans ces efforts ont été prouvés par l'embryologie expérimentale, de Speeman à Paul Weiss -- même si les enseignements tirés de ces études n'ont pas encore été entièrement digérés.

C'est ainsi que l'évocation d'une orientation vers un but (NdT : goal-directedness-- il arrive aussi que A.K. pense en allemand, ici zielgerichtetheit se donne en calque dans ce goal-directedness très peu idiomatique) ou celle d'une finalité sont redevenues respectables s'agissant de l'ontogénie. Cependant qu'en phylogénie, le singe en est encore à taper comme un sourd sur la machine à écrire, peut-être parce que les alternatives grossières qui lui ont été offertes -- les entéléchies amorphes, ou la veine lysenkiste du lamarckisme -- se sont révélées plus repoussantes encore à l'esprit scientifique. Mais d'autre part, ces dernières années, les concepts atomistes de la génétique mendélienne se sont adoucis et se sont vus adjoindre toute une série de nouveaux termes à consonance presque holistique. Nous apprenons ainsi que le système génétique représente "une micro-hiérarchie" qui exerce sa gouverne sélective et régulatrice sur le niveau moléculaire, chromosomique et cellulaire ; que le développement est "canalisé", stabilisé par "l'homéostase développementale" ou "l'homéostase évolutionnaire" (NdT : références à l'ouvrage de H.G. Cannon The Evolution of Living Things, Manchester, 1958), de sorte que les mutations ne touchent pas qu'une seule unité de caractère mais "l'organisme dans son ensemble de manière harmonieuse" (NdT: citation de Waddington dans un article du Listener, nov. 1952) et enfin que ces différentes formes de "sélection interne" créent un "spectre mutationnel", voire qu'elles sont susceptibles d'exercer "une influence directe, qui moule et guide la modification évolutive le long de certaines voies (NdT: en note originale : pour une étude biographique dans ce domaine, voir L.L. Whyte, Internal Factors in Evolution, Londres, 1965), et tout ceci arrive bien avant que ne s'enclenche la sélection externe, darwinienne. Mais si tel est le cas, le rôle que l'on attribue aux mutations hasardeuses et chanceuses s'en trouve réduit à celui d'un déclencheur qui libère l'action coordonnée du système ; et dès lors, si l'on soutient que l'évolution est le produit d'un hasard aveugle, on confond la simple action de ce déclencheur (trigger : la gachette d'un pistolet) régie par les lois de la statistique, avec les processus complexes et investis d'une finalité que le déclencheur met en route. La finalité (toujours ce purposiveness) se manifeste de différentes façons aux différents niveaux de la hiérarchie, des propriétés auto-régulatrices du système génétique à la sélection interne et externe, pour culminer peut-être dans les phénomènes d'auto-réparation phylogénétique, soit les échappées hors des impasses et les départs dans de nouvelles directions. A chacun de ces niveaux interviennent les opérations d'essais et erreurs, mais à chacun d'eux, ces opérations revêtent une forme plus élaborée. Il y a une vingtaine d'années, Tolman et Krechevsky suscitèrent un certain émoi lorsqu'ils déclarèrent que le rat apprend à s'orienter dans un labyrinthe en formant des hypothèses ; il sera bientôt peut-être permis d'étendre la métaphore et de dire que les avancées de l'évolution s'opèrent en produisant et en écartant des hypothèses.

Tout processus directionnel, qu'on le caractérise comme sélectif, adaptatif ou expectatif, suppose une référence au futur. L'équifinalité des processus développementaux, les efforts de croissance de la blastula pour devenir embryon, quels que soient les obstacles et les dangers auxquels elle est exposée, pourraient conduire l'observateur libre de préjugés à la conclusion que la traction du futur (the pull of the future) est aussi réelle et parfois plus importante que la pression du passée (NdT : cette hypothèse, qui vient en conclusion de la conférence, est particulièrement audacieuse car elle consiste à poser rien moins que l'existence d'une rétro-causalité, soit la force de traction exercée par des événements ou des stades post-posés aux opérations en cours, ces stades n'étant point projetés mais rétro-projetés sur les opérations, et la conception ou la vision de ces stades étant elle-même ante aux opérations, autrement dit la force de traction (plus que d'attraction, en effet) de la visée eschatologique en devient causale -- sur cette notion de rétro-causalité eschatologique, voir le texte phare du site www.recherchemetahistorique.fr -- cette force rétro-causale entre dans l'histoire des civilisations en conjugaison avec le continuum génératif (le terme est de Ricoeur), que Koestler désigne ici comme "pression du passé", en produisant des effets de modulation cycliques étalés dans la chronologie. Le telos impérial, par exemple, émet un vecteur de force rétro-causale et les noeuds chiliastiques ou millénaristes sont des points où se noue cette force. Koestler suppose ici qu'elle est de puissance équivalente à la force des choses qui est celle de la "poussée du passé" ; à noter qu'elle est toute subjective car nourrie, investie et mobilisée par le sujet qui se conçoit comme être-de-l'histoire).

La pression (du passé) peut être comparée à l'action d'un ressort comprimé, la traction à celle d'un ressort étiré, fileté dans l'axe du temps (NdT : image qui rappelle celle de la vis du pressoir chez Heraclite : la structure curviligne du ressort produit un mouvement rectiligne et de même en histoire où cyclicité et translation se conjuguent, où la cyclicité apparaît comme le moteur de la translation/évolution -- poussée génératrice des acquis du passé et traction des stades post-posés par l'eschatologie conjoignent leur action et produisent le mouvement historique). Aucune des deux forces n'est plus ou moins mécanique que l'autre. Si le futur est entièrement déterminé au sens laplacien, alors il n'y a pas lieu de choisir entre les actions des deux ressorts. S'il est indéterminé au sens heisenbergien, alors l'indétermination fonctionne dans les deux directions, et le lointain passé est aussi estompé et inconnaissable que le futur ; et s'il se trouve quelque libre choix opérant dans les bulles d'air du courant de la causalité, alors ce libre choix doit être dirigé vers l'avenir et guidé par les retours (ou la "rétro-information" : feed-back) du passé.

FIN
» (quel magnifique plaidoyer en faveur de la réaction en politique face à l’impasse dans lequel se trouvent aujourd'hui nos sociétés européennes engluées et emportées dans les folies de l'Empire Mol !)

Je n'ai pas encore tout lu, mais cette votre remarque, Francis, m'a irrésistiblement fait penser au caractère fortement inabouti, inachevé, immature, indécis et presque androgyne, en un mot, véritablement "néoténique" pour le coup, de cette génération de jeunes mâles européens, qui ne savent apparemment rien opposer d'autre aux circonstances que les beaux yeux grands ouverts et étonnés de qui vient d'éclore au monde et considère tout autour de soi avec une égale et confondante bienveillance et une heureuse insouciance, alors qu'elles (les circonstances) demanderaient plutôt des hommes autrement plus sexués, finis, couillus, et surtout spécialisés, fortement spécialisés, comme le peuvent être les "forces spéciales", capables de rage et même de haine.
C'est à croire qu'un éventuel "retour en arrière" a déjà eu lieu, ce qui ne semble plus très bien hélas convenir à l'environnement présent...
(J'ai un doute si le "votre" dans "cette votre remarque" doit prendre l'accent ou pas ?... plutôt oui, non ?...)
Le risque majeur du raisonnement analogique, ce par quoi Icare risque de s'abîmer dans les marais, c'est ... le désordre des images dont il use.

L'idée directrice, non pas de ce texte de 1965, mais de l'usage que je propose d'en faire aujourd'hui est de mettre le doigt sur le point de l'histoire politique du continent au-delà duquel pousse un rameau stérile, un monstre gérontomorphique, si vous voulez, qu'il va falloir extirper de l'arborescence historiale du continent, comme hypothèse à écarter, car porteuse de nécrose, de mort de l'arbre et de regression (cette fondation de l'UE est tardive et l'instauration de sa monnaie unique en coïncidence avec le millenium, grotesque).

Je viens de suivre une émission de la BBC (la télévision) ayant pour sujet "l'Europe", question évidemment de la plus brûlante actualité au Royaume-Uni en ce jour de référendum. Est présenté l'interview d'un producteur laitier... italien qui explique, dans les mêmes termes que pourrait le faire un producteur laitier français, qu'avec du lait de provenance d'Europe du Nord-Est, et de l'Est, surtout de l'Est, mis sur le marché de gros à 30 centimes d'euros le litre il va devoir abattre ses bêtes, desquelles il tire un lait qui lui revient (prix de revient, pas pris du marché) à 40 centimes. La spécialisation des aires d'un continent intégré, le monstreux koala hypespécialisé dont je propose qu'on se débarrasse pour revenir à une Europe des nations, vous l'avez là : l'Italie, et bientôt la France, ne correspondent pas aux "régions de production laitières optimales" décidées par Bruxelles pour le CONTINENT dont la technocratie intégrée (et intégriste) entend bien spécialiser les REGIONS, et notre producteur italien comme ses homologues français, au lieu de se trouver appartenir à une région de SON PAYS spécialisée dans la production laitière se trouve désormais et bientôt de manière irrévocable situé dans une région d'Europe dont ce n'est pas la spécialité, et il devra donc se reconvertir en animateur de Club Med ou en plagiste à temps partiel, ou en guide de montagne, ou en employé de pistes de ski, ou en intermittent du spectacle, ou en animateur de rue, ou en clown de parc à thème puisque ces REGIONS DU CORPS IMPERIAL CONTINENTAL que sont désormais l'Italie et la France auront le tourisme comme spécialité principale (ils disent "vocation").

C'est à dire qu'un monstre est en train de naître qui entre tout à fait dans les plans de l'ancien Reich hitlérien : l'Europe s'organise en régions transnationales, en secteurs à "vocation" de ceci ou de cela, comme les organes efficient d'un corps nouveau que le levier économique (le divin "marché") a pour tâche d'assigner à leurs fonctions en rationalisant et en moulant le tout suivant cette finalité-là : faire que 28 pays aux "vocations" infra-nationales chacune répétée 28 fois (régions de production laitière, zones touristiques, qui se retrouvent en Italie, en Hongrie, en Suède ou en France, etc.) laissent place à un continent dont l'organisation économique de l'espace sera la reconduite à l'échelle continentale de ce qu'était celle de chacun de ces pays. Les nazis pensaient l'avenir de l'Europe en ces termes, dans le mépris le plus complet de l'existant et de l'appartenance des populations à leur existant. Seule comptait pour eux l'efficience qui avait pour corrolaire l'élimination des doublons géographiques et économiques : les industries dans la Ruhr, le commerce international dans la Hanse, les bronze-culs sur les rivages méditerranéens, les pâturages et les champs de blé et de patates partout ailleurs, et bien sûr les "noeuds de transports" disséminés sur les grandes lignes de chemin de fer transnationales, bien en phase avec l'amour des nazis pour le chemin de fer (trait de caractère qu'ils partageaient avec les léninistes et les trotskystes russes, il n'est pas indifférent de le relever).

Voilà pour l'aspect, disons, économique. A noter que Joseph Staline pensait la Russie soviétique dans les mêmes termes (greniers à blé ici, haut-fourneaux concentrés là, etc.) Et figurez-vous que le Japon impérial ne voyait pas pour son compte les choses autrement ; "l'Asie sera notre usine, l'Amérique notre ferme et l'Europe notre boutique" entendait-on dire encore au Japon dans les années 80 du siècle dernier.

La nature impériale molle de cette UE ne fait pas le moindre doute, sa pensée (hypocritement maquillée par "les lois du marché") de l'organisation de l'espace et de l'économie est désormais, et depuis 1992, absolument impériale.

Ce qui est à retenir de cela est que si une reprise (que Koestler nomme paedomorphique) et un avenir relativement paisible et créatif sont envisageables en Europe, il importe de reprendre l'histoire de ces pays en un point antérieur à celui où l'Union européenne l'a confisquée. Il importe de reconsidérer, réévaluer les discours sur "L'Europe unie facteur de paix entre les nations", en commençant par scruter ce que fut la période 1945-1992 en Europe. Les nations, prétendûment belliqueuses, s'entre-déchirèrent-elles durant cette période dans des guerres sanglantes et sans fin jusqu'à ce que la belle Union européenne, drapée dans une robe de cariatide, vienne généreusement leur apporter la concorde et la paix éternelle en s'autofondant le 7 février 1992 ? Non, pas du tout, c'est même le contraire qui est vrai : les guerres de sécession de la Fédération yougoslave, conflit le plus violent en Europe depuis la fin du IIIe Reich, éclatèrent dès que la nouvelle de cette fondation fut publiée.

Mais alors qu'est-ce qui assura cette paix quasi-totale en Europe de la fin du IIIe Reich à 1992 ? L'équilibre de la terreur allez-vous me répondre. On peut le voir ainsi mais cette autre pensée automatique, ce cliché doxique est très oublieux du fait que dans l'histoire la terreur n'a jamais engendré la paix ni l'équilibre, absolument nulle part. Loin de conduire à la sagesse pacifique entre les nations, la terreur déséquilibre et engendre les conflits les plus désastreux et les plus aisément anticipables. Alors quoi ?

La chute du IIIe Reich donna lieu à l'affirmation d'une doctrine géopolitique chez les vainqueurs que l'on pourrait caractériser comme "nationalisme monoculturel" voire "mono-ethnique" et pour la mise en oeuvre de laquelle les nations d'Europe furent reconstruites aussi ethniquement pures que possible, au prix de mouvements de populations visant à les regrouper qui firent se déplacer des hommes et des femmes par centaines de milliers vers les "foyers nationaux" (les déplacés de 1945), cela afin que plus jamais un empire multiculturel ne puisse voir le jour dans cette partie du monde. Il fallait "désimbriquer les peuples" en faisant que chacun ait son Etat (y compris les Juifs, avec la création de l'Etat d'Israël parrainée par les deux Grands d'alors, URSS et Etats-Unis). S'ouvrit dès ce moment une période durant laquelle le monoculturalisme des nations d'Europe, préservé à l'ombre des deux Grands, fit merveille dans tous les domaines : économique, culturel, artistique, intellectuel, scientifique et technologique. Il fit merveille pour ces nations d'Europe, mais moins pour les Empires de l'Est et de l'Ouest, car il donna naissance, dès 1956 en Hongrie, puis à Prague en 1968, en Pologne ensuite en 1980 à un nationalisme d'émancipation, que l'Europe de l'Ouest jugea alors on ne peut plus positif, jusqu'à l'effondrement de l'Urss en décembre 1991 et le retour de la flamme impériale à Berlin via Maastrich 44 jours plus tard -- je mentionne l'Empire russo-soviétique sur le flanc Est, mais il faudrait aussi mentionner les déboires de l'Empire britannique moribond sur les limes de l'Europe dans cette période (Chypre, Irlande du Nord). Le nationalisme, à partir de ce point d'inversion, cessa d'être vu avec plaisir par les maîtres de Bruxelles, il perdit sa valeur d'émancipation et fut dégradé depuis dans les discours, au point d'être systématiquement flétri aujourd'hui par le terme péjoratif de "populisme". Le nationalisme de Solidarnosc en Pologne en 1980 était héroïque et émancipateur, celui des actuels partisans du Brexit au Royaume-Uni (que l'UE depuis trois jours MENACE DE DEMEMBRER s'il vote mal comme elle démembre l'Ukraine) n'est que populisme, mot qu'il convient de prononcer les commissures des lèvres très abaissées.

Comme de juste, ce que j'appelle "Empire Mol" se pique d'une doctrine philosophique et géopolitique qui est à l'opposé de celle qui lança la phase de paix en Europe de 1945-1992 : celle-ci avait privilégié le monoculturalisme des nations, l'Empire Mol, lui, déterminé à mettre l'existant cul par-dessus tête, privilégiera "le multiculturalisme" et prônera le métissage généralisé devant créer une monorace qui les abolira toutes. Pardonnez-moi, mais je vois dans ce programme un délire qui n'est pas sans parenté avec celui qui agitait certains idéologues du régime hitlérien.

Ce que j'aurais à dire ensuite, vous le trouverez dans mes notes aux textes de Koestler et dans mes différentes interventions sur le sujet, disséminées dans les discussions qui ont cours sur ce forum depuis un mois environ.

J'arrête donc là, ayant l'impression de rabâcher. Je vous répondrai toujours avec plaisir si vous souhaitez poursuivre l'échange.

Donc, oui, j'allais oublier le plus important : la reprise paedomorphique sera celle d'une rentrée (comme on parle de "rentrée dans l'atmosphère" de certains engins spatiaux) dans l'histoire des nations, telle qu'elle allait son cours dans la période ante-1992 mais cette fois, sans l'ombre des deux grands. L'oeuvre (auto-)civilisatrice n'est telle que si elle est consciente et librement choisie, non forcée (par des empires extérieurs à l'espace des nations comme ce fut le cas ante-1992) et non soumise non plus à un empire ectoplasmique qui ne dit pas son nom, qui réécrit l'histoire et qui maquille ses oeuvres et ses plans sous le fard menteur de la "nécessité du marché".


[message modifié]
(J'ai un doute si le "votre" dans "cette votre remarque" doit prendre l'accent ou pas ?... plutôt oui, non ?...)

Je mettrais l'accent comme je crois qu'il doit normalement se mettre lorsque "vôtre" est post-posé : cette remarque vôtre.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter