Le Point : La volonté d'interdire des photos de l'attentat de Nice est-elle un phénomène ponctuel ou bien le symptôme d'un mouvement plus durable de censure autour des images de victimes ?
Fabrice d'Almeida* : Nous sommes dans un cycle de longue durée qui se traduit par une restriction de ce qui est montrable au grand public. La question de savoir ce qui choque ou frise la pornographie est ancienne. Elle s'est posée peu après la naissance de la photographie. Lors de la guerre de Crimée, en 1855, on se demande s'il faut prendre en photo les cadavres des soldats. La réponse est positive, comme en témoigne le travail du photographe Roger Fenton. À l'époque, les journaux ne disposent pas des procédés de photogravure pour reproduire ces images. On les dessine. On choisit le sensationnalisme, avec des gravures violentes, y compris durant les conflits coloniaux.
Lors de la Première Guerre mondiale, la presse dispose des moyens de montrer les soldats morts. Une récente exposition au château de Vincennes sur les images interdites a rappelé qu'elle ne le fait pas. Pourquoi ?
Au début, elle se l'autorise, surtout avec des soldats ennemis. Très vite, après l'été 1914, l'État contrôle les reporters : il ne faut pas montrer cette horreur pour ne pas démoraliser les troupes. Il ne faut pas peser sur le moral de l'opinion publique, ne pas inquiéter les familles et ne pas alimenter le défaitisme. Un consensus national se fait, et les journaux obéissent aux directives : l'autocensure fonctionne à plein régime, même si certains clichés seront pris sans être montrés. Ils seront exploités après la fin du conflit pour montrer la guerre « que vous n'avez pas vue ».
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Américains montrent les morts des camps.
Les États-Unis ont eu un rapport différent à l'information. Ils répondent à la propagande des nazis en voulant démontrer qu'ils ne déforment pas les faits. Voilà pourquoi ils acceptent des photographes de presse dans les unités combattantes. Les services officiels d'information du gouvernement et les armées diffuseront les photos des premiers camps de concentration qu'ils libèrent, pour dénoncer ces crimes. Voilà pourquoi les Américains réitèrent l'opération lors de la guerre du Vietnam, sans comprendre que, cette fois, leur engagement est beaucoup moins légitime. On oublie que la célèbre photo de la petite fille au napalm prise en 1972 par Nick Ut, d'Associated Press, a provoqué un débat au sein même de l'agence avant sa publication. Ce qui gêne est la nudité de l'enfant. Les responsables d'Associated Press transgressent ce tabou compte tenu de la force de l'image, qui l'emporte sur les conventions. On la lit comme le résultat des bombes incendiaires américaines, alors qu'en réalité ce sont les Sud-Vietnamiens qui ont bombardé, mais l'impact très négatif sur la population américaine et l'opinion publique mondiale incite les États-Unis à verrouiller l'accès à l'image lors de la guerre du Golfe, en 1991. Malgré les milliers de cadavres irakiens, celle-ci devient la guerre propre, chirurgicale, sans morts.
La France a-t-elle connu les mêmes expériences ?
À des fins de propagande, elle a pu faire exception à sa politique d'invisibilité. Pendant la Grande Guerre, le gouvernement a parlé des exactions allemandes sur le modèle des Livres blancs réalisés par les Britanniques. Il a aussi favorisé des dessins sanglants de propagande montrant les victimes de l'Allemagne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Vichy fera reproduire les photos des victimes françaises des bombardements alliés. À la Libération, la presse est fortement encouragée à montrer les fusillés du château de Vincennes, ces résistants abattus par les Waffen SS en août 1944. Montrer ses morts a parfois galvanisé les populations, mais les pouvoirs publics redoutent toujours un retour de bâton. Lors de la guerre d'Algérie, le rideau retombe. Après 1954, la censure est là. Hélie de Saint Marc, l'officier de communication des commandos parachutistes, explique aux journalistes en reportage qu'il est préférable de ne pas photographier les soldats français morts. Ce serait gênant pour les familles pas encore informées, à cause des lenteurs de l'administration. L'argument de la sensibilité des familles est d'ailleurs souvent repris depuis le début de la guerre contre le terrorisme, car affecter les proches revient à prolonger le trouble à l'ordre public provoqué par l'attentat.
Surtout que la situation a changé, puisque les producteurs d'images sont parfois les ennemis...
Raison pour laquelle les Américains ont voulu verrouiller les images des GI tués par les snipers filmées par les terroristes d'Al-Zarqaoui et par Al-Qaeda. Il ne faut pas démoraliser les populations ni donner aux terroristes l'occasion de s'exprimer. Montrer les images de la terreur, c'est faire le lit de la terreur. Pourtant, les gouvernements qui entendent mettre en place une politique restrictive sont confrontés à l'ère d'Internet et au paradoxe suivant : même si on se montre ferme à l'égard de la presse et des médias audiovisuels, le public peut quasi tout voir sur la Toile. Internet a créé un marché de l'horreur.
Montrerait-on encore aujourd'hui les images des camps comme l'ont fait les Américains ?
Oui, même s'il y a une évolution des sensibilités qui nous incite à évacuer les représentations les plus crues et les plus brutales, qui vont par ricochet se loger dans la fiction, où l'on peut montrer des centaines de morts sans que cela gêne qui que ce soit.
Montrer les morts d'un attentat est-il encore une information ?
On ne peut tout de même pas prétendre qu'il ne s'est rien passé à Nice ou au Bataclan. Il ne va pas de soi de ne pas montrer des photos de victimes, sinon on ne peut pas comprendre, on ne peut pas prendre conscience. L'information passe par la sensibilisation, et la sensibilisation par l'image. Si la mort provoquée par les terroristes demeure une chose lointaine, peut-on sensibiliser une opinion à cette violence, à notre vulnérabilité et à la nécessité de se donner les moyens de lutter contre eux ? La chaîne Al-Jazeera s'est engouffrée dans la brèche en montrant les images et en dénonçant l'Occident, qui, sous couvert de sensibilité, ne veut pas nous informer sur cette guerre. Cela n'autorise pas à les montrer n'importe où et n'importe quand, et même Al-Jazeera a reculé plusieurs fois.
Dans cette euphémisation de la violence, le gouvernement français ne rejoint-il pas aussi le souhait des familles ?
Il est en plein accord avec les proches désireux de prendre un deuil digne, sans voyeurisme. Après les attentats, en particulier celui contre Charlie Hebdo et la mort d'Ahmed Merabet, le policier dont l'image des derniers instants a été diffusée, François Hollande a déclaré que ce type d'image relevait de l'intimité. La reconnaissance du caractère privé d'une souffrance extrême est un progrès, mais laisse entrevoir, de la part des pouvoirs publics, une peur que cette monstration nous affaiblisse, voire une honte de n'avoir pas su prendre les mesures efficaces. Le procureur Molins est dans la même optique, sa demande d'interdiction s'inscrit dans cette logique de protection des familles en situation de faiblesse à cause du deuil. Derrière les images et le débat sur la nécessité de les publier ou non se cache une transformation plus radicale que celle de l'euphémisation de la violence. Nous admettons que les fêtes et les joies puissent être publiques, mais nous refusons que la violence, la douleur et la tristesse le soient. Nous acceptons de satisfaire la demande des familles des victimes de ne pas troubler leur deuil pour mieux couvrir d'un voile notre incapacité à en prendre notre part. Nous sommes prêts à toutes les surenchères pour censurer la violence et la mort, afin d'être certains de ne pas troubler le « bonheur public » et son corollaire, la prospérité touristique, voire olympique. Malheur à ceux qui voudraient nous rappeler le réel brutal de notre époque, qui plus est en nous en mettant une image sous les yeux.
* Historien. Auteur, avec Christian Delporte, d'"Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours" (Flammarion).