« Oui, emmène-le avec toi », dit Hollis, à voix très basse, comme dans un débat avec lui-même. Ce serait une solution. Les fantômes là-bas sont au sein de la société, et parlent affablement aux dames et aux messieurs, et méprisent les humains qui vont tout nus, comme notre ami princier … nu …et fracassé ! Je dois dire. Désolé pour lui. Impossible, bien sûr. Comment tout ça finira… » continua-t-il en nous regardant « je vais vous le dire : il un jour il se précipitera dans l’amok sur ses fidèles sujets et en enverra ad padres un nombre indéterminé jusqu’à ce qu’ils se décident à se montrer suffisamment déloyal envers lui pour l’occire d’un coup derrière la tête. »
J’approuvai d’un hochement de tête. J’estimais plus que probable que la fin de Karain serait celle-là. Il était évident qu’il avait été pourchassé par ses pensées jusqu’aux limites de toute endurance humaine, et qu’il ne faudrait guère plus de pression sur lui pour le voir verser dans la forme de folie particulière à sa race. La période de répit dont il avait joui tant que le vieil homme était en vie rendait le retour de ses tourments insupportable. Voilà au moins qui était incontestable.
Il leva la tête d’un coup, ce qui nous fit supposer qu’il s’était assoupi.
« Accordez-moi votre protection… ou de votre force ! s’écria-t-il. « Un charme… une arme ! »
Et de nouveau son menton retomba sur sa poitrine. Nous le regardâmes, puis nous nous regardâmes, dans cet échange de regards entre nous, l’effroi du doute, comme des hommes qui se trouve de manière inattendue sur le lieu d’une catastrophe mystérieuse. Il s’était livré à nous. Il venait de remettre entre nos mains ses erreurs et son tourment, sa vie et sa paix ; et nous ne savions que faire de ce problème issu de ténèbres qui nous étaient extérieures. Nous, trois hommes blancs, regardant ce Malais, étions incapables, à nous trois, de prononcer la moindre parole qui réponde aux circonstances, pour autant qu’il existât une parole susceptible d’apporter à ce problème une solution. Nous nous creusions la cervelle et étions désemparés. Nous nous trouvions tous trois comme si nous avions été appelés aux portes des régions infernales afin de juger et de statuer sur le sort d’une âme errante soudainement échappée d’un monde où règnent un grand soleil et de fortes illusions.
« Par Jupiter, il semble se faire une idée grandiose de notre puissance ! » chuchota Hollis en ajoutant du dérisoire au désespérant. Et de nouveau, le silence se fit. Le bruit faible du clapotis, le tic-tac constant des chronomètres. Jackson, croisant ses bras nus, s’appuya de l’épaule contre la cloison de la cabine. Il courbait la tête sous la poutre du pont ; sa barbe blonde s’étalait magnifiquement sur sa poitrine ; il avait l’air colossal, ineffectif et doux. Il y avait quelque chose de lugubre dans l’aspect de la cabine ; l’air qui l’emplissait paraissait se charger lentement du froid cruel de l’impuissance, où rode la colère sans pitié de l’égoïsme contre toute forme incompréhensible de douleur pénétrée par effraction. Nous n’avions aucune idée de ce que nous devions faire ; nous commencions à ressentir amèrement la dure nécessité d’avoir à nous débarrasser de lui.
Hollis s’interrogeait, rêveur ; il marmonnait soudainement dans un rire bref, « Force… Protection… Charme. » Il se détacha de notre cercle autour de la table et quitta le rouf sans nous adresser un regard. Cela ressemblait à une vile désertion. Jackson et moi échangeâmes un regard d’indignation. Nous l’entendions fouiller dans sa cabine pigeonnier. Hollis allait-il vraiment se coucher ? Karain soupira. Ca devenait intolérable !
Puis Hollis réapparut, tenant des deux mains la petite boîte en cuir. Il le déposa délicatement sur la table et se tourna vers nous en haletant étrangement, comme si, par l’effet d’une cause inconnue, il avait perdu l’usage de la parole pendant un instant, ou se trouvait dans un dilemme moral s’agissant de présenter cette boîte. Mais en un rien de temps, la sagesse insolente et sûre de sa jeunesse lui en donna le courage. Il déclara en déverrouillant le boîtier à l’aide d’une clé minuscule : « Ayez l’air aussi solennel que vous pourrez, les gars. »
Il est probable que notre air alors ne fût autre que surpris et stupide car il jeta un œil derrière lui, et dans un mouvement d’humeur, nous intima :
« Ce n’est pas un jeu ! Je vais faire quelque chose pour l’aider. Ayez l’air sérieux bon sang ! Vous ne pouvez donc pas mentir un peu… pour un ami ! »
Karain semblait ne pas prêter cas à cet échange, mais quand Hollis renversa le couvercle de la boîte, il se jeta en avant pour saisir des yeux son contenu, et nous fîmes de même. Le satin pourpre molletonné de l’intérieur de la boîte faisait une tache de couleur violente dans la pénombre ambiante : voilà une chose positive qui s’offrait au regard, voilà qui était fascinant.
VI
Hollis versa un regard dans l’intérieur de la boîte en arborant un sourire. Il avait récemment effectué une brève visite au pays en empruntant le Canal (*). Il avait été absent pendant six mois et nous avait rejoints juste à temps pour effectuer ce dernier voyage. Nous n’avions jamais vu cette boîte. Ses mains la survolaient, et s’il s’adressait à nous d’un ton ironique, son visage devenait aussi grave que si nous avions prononcé une incantation aux vertus puissantes au-dessus des choses formant son contenu.
« Chacun de nous, dit-il avec des pauses qui étaient en quelque façon plus offensantes que ses paroles, chacun de nous, admettons-le, a été hanté par une femme… et … pour ce qui est de nos amis … en visite impromptue… eh bien… je vous laisse en juger… «
Il fit une pause. Karain fixa la scène du regard. Un grondement sourd se fit entendre en dessous du pont. Jackson interjeta avec sérieux :
- Ne sois donc pas cynique à ce point.
- Ah ! tu ne sais pas ruser, fit Hollis tristement. « Mais tu apprendras… En attendant, ce Malais est notre ami… »
Il répéta, sur un ton pénétré, « Ami… Malais. Ami, Malais, » comme soupesant ces mots à l’aune l’un de l’autre, puis poursuivit avec plus d’engouement :
« Un type bien – un gentleman à sa manière. Nous ne pouvons, pour ainsi dire tourner le dos à ses confidences et à la foi qu’il a mise en nous. Ces Malais sont des êtres impressionnables – tout en nerfs, vous voyez ce que je veux dire – par conséquent… »
Il fit volte-face dans ma direction.
C’est toi qui le connais le mieux, dit-il en affectant le ton d’un esprit pratique. « Tu le crois fanatique… je veux dire très strict dans sa foi ? »
Je bégayai, profondément surpris d’être ainsi interpelé, que « non, je ne pensais pas ».
« C’est par rapport au fait que cette chose est une représentation, un portrait gravé » murmura Hollis qui se faisait énigmatique et en se tournant vers la boîte. Il y plongea les doigts. Les lèvres de Karain s’entrouvrirent et ses yeux brillèrent. Nous regardâmes dans la boîte.
Il y avait là deux bobines de fil de coton, un paquet d’aiguilles à coudre, un bout de ruban de soie, bleu sombre ; un cliché pris dans un cabinet de photographe, sur lequel Hollis jeta un œil avant de le poser sur la table pour n’en montrer que le verso. Le portrait d’une jeune fille, avais-je eu le temps de voir. Il y avait parmi un assortiment de divers petits objets, un bouquet de fleurs, un gant blanc très étroit garni de nombreux boutons, un mince paquet de lettres lié avec soin. Les amulettes des hommes blancs ! Leurs charmes et leurs talismans ! Les charmes qui les maintiennent dans la droiture et qui les conduisent à faire des coups tordus, qui ont le pouvoir d’accabler un homme jeune de soupirs et de faire sourire les vieillards. Ces choses puissantes qui provoquent et procurent des rêves de joie, des pensées de regrets ; qui attendrissent les cœurs endurcis, et qui peuvent tremper ceux qui sont trop tendres pour les durcir comme l’acier. Cadeaux du ciel – choses de la terre.
Hollis fouilla dans la boîte.
Et il me sembla, pendant cette attente, que l’atmosphère de la cabine de la goélette fût parcourue d’un frémissement invisible et vivant, qu’elle fût animée de souffles subtils. Tous les fantômes chassés de l’Occident incroyant par des hommes qui se prétendent sages et seuls, et en paix – tous les esprits sans domicile d’un monde privé de croyances – apparurent soudainement autour de la personne de Hollis penchée au-dessus de cette boîte ; toutes les ombres exilées et charmantes de femmes aimées ; tous les fantômes beaux et tendres des idéaux perdus et rappelés à la mémoire, oubliés, chéris, exécrés ; tous les fantômes rejetés et porteurs de reproches d’amis admirés, dignes de confiance, calomniés, injustement accusés, trahis, et laissés pour mort au bord du chemin – ils semblaient tous provenir des régions inhospitalières de la terre pour s’être donné rendez-vous et paraître ensemble dans la pénombre de cette cabine, comme si celle-ci leur avait été un refuge et, dans tout le monde incroyant, qu’elle fût l’unique lieu accueillant aux croyances vengeresses. Cela dura une seconde et tout disparut. Hollis seul se tenait devant nous en faisant scintiller un objet minuscule au bout de ses doigts. Cela semblait être une pièce de monnaie.
« Ah ! la voici ! » fit-il.
Il l’a montra dans un mouvement d’élévation. C’était une pièce de six pence, un six-pence Jubilée de la Reine (**)
La pièce était dorée ; et comportait un opercule près de son bord. Hollis regarda Karain.
« Un charme pour notre ami », dit-il en se tournant vers nous. « L’objet que vous avez là possède un grand pouvoir – celui de l’argent, pour commencer – et frappera son imagination. Un vagabond loyal ; il suffit que son puritanisme ne le détourne pas d’adopter ce qui est une représentation… » (***).
Nous restions interdits. Nous ne savions pas si nous devions être scandalisés, ou amusés, ou soulagés. Hollis avança vers Karain, qui se leva en un sursaut, puis, tenant haut la pièce, s’adressa à lui en Malais.
« Voici une image de la Grande Reine, et qui est aussi l’objet le plus puissant que connaissent les hommes blancs », énonça-t-il, solennel.
Karain couvrit de la main le manche de son kriss en une marque de respect, et fixa le regard sur la tête couronnée.
« L’Invincible, la Pieuse », murmura-t-il.
- Elle est plus puissante que Soliman le Sage qui commandait aux génies, comme vous savez. (****). Elle est à vous désormais. »
Hollis tenait la pièce dans sa paume, et la contemplant pensivement, s’adressa à nous en anglais.
« Elle commande un esprit, aussi – l’esprit de sa nation ; qui est un diable qui possède toutes les maîtrises, consciencieux, sans scrupules, et inexpugnable … et qui fait beaucoup le Bien – incidemment … beaucoup le Bien .. quelquefois – et qui ne tolérera pas, du meilleur fantôme qui soit, le moindre ennui causé au prétexte d’un événement aussi minuscule que le coup de feu donné par notre ami. Ne prenez pas cet air ahuri les gars. Aidez-moi plutôt à le lui faire croire. Tout ne tient qu’à ça.
- Son peuple en sera heurté, aventurai-je dans un murmure. »
Hollis regarda Karain fixement, lequel était l’« excitation immobile » faite homme. Il se tenait debout, rigide, la tête jetée en arrière, les yeux roulant, jetant des flammes, les narines dilatées, frémissantes.
« Eh attendez un peu, dit enfin Hollis, c’est un brave type. Et je lui fais cadeau d’une chose qui me manquera pour de bon. »
Il prit le ruban dans la boîte, eut un sourire condescendant en contemplant la chose, puis à l’aide d’une paire de ciseaux coupa un bout de la paume du gant.
« Je vais lui confectionner une de ces choses que portent les paysans italiens, vous allez voir. »
Il cousit la pièce dans le cuir délicat, cousit ensuite le cuir au ruban, dont il noua les deux bouts. Il oeuvrait avec hâte. Karain ne quittait pas des yeux ses doigts affairés.
« Voilà donc, dit-il, puis il fit un pas vers Karain. Il se regardèrent l’un l’autre de très près. Les yeux de Karain fixaient le vide, mais le regard de Hollis parut s’assombrir et se faire dominateur et intimidant. Il y avait un violent contraste dans l’expression des deux hommes : l’un immobile et couleur de bronze, l’autre d’une blancheur éblouissante, les bras levés, où les muscles puissants roulaient imperceptiblement sous une peau satinée. Jackson se rapprocha avec l’air d’un homme se rapprochant d’un camarade dans une situation délicate. J’intervins pour impressionner, disant en pointant du doigt Hollis :
« Il est jeune mais il est sage. Vous pouvez prêter foi à ses paroles ! »
Karain baissa la tête. Hollis lui passa lestement le ruban bleu marine autour du cou et s’éloigna de quelques pas.
« Oubliez tout et allez en paix ! » criai-je.
Karain parut se réveiller d’un rêve (*****). Il fit « Ha ! », se secoua comme pour s’ôter un fardeau du corps. Il regarda autour de lui avec assurance. Sur le pont on retirait le couvercle du lanternon en le traînant, et la lumière inonda la cabine. C’était déjà le matin.
« Il est temps d’aller sur le pont » dit Jackson.
Hollis enfila un surtout et quitta la cabine en direction du pont, précédé de Karain.
Le soleil s’était levé derrière les hauteurs, qui projetaient de longues ombres dépassant au loin les limites de la baie, dans une lumière de perle. L’air était pur et clair, et frais. Je montrai la ligne incurvée des sables jaunes :
« Il n’est pas là, dis-je avec emphase à Karain. Il ne vous attend plus. Il est parti pour toujours ».
Un rai de soleil, éblouissant et chaud, traversa la baie depuis les sommets de deux monts, et l’eau tout autour comme par magie étincela en une immense gerbe.
« Non ! il n’est pas à m’attendre, dit Karain après avoir attardé son regard sur la plage, je ne l’entends pas, continua-t-il lentement, non !.
Il se tourna vers nous.
« Il est reparti. A jamais ! » s’écria-t-il.
Nous approuvâmes véhémentement, de manière répétée et sans y mettre la moindre affectation.
Le plus important était de l’impressionner avec force ; d’induire en lui le sentiment d’une sécurité absolue : la fin de tous ses troubles. Nous fîmes de notre mieux ; et j’espère que nous avons affirmé notre foi en la puissance des charmes de Hollis de manière suffisamment efficace pour avoir réglé la question sans plus l’ombre d’un doute. Nous faisions retentir nos voix joyeusement autour de lui dans l’air calme, et au-dessus de sa tête le ciel, pellucide, pur, immaculé, s’arquait de bleu tendre d’un rivage à l’autre de la baie, comme pour envelopper les eaux, la terre, et l’homme dans la caresse de sa lumière.
L’ancre était levée, les voiles étaient larguées et une demi-douzaine de gros bateaux étaient visibles sur la baie qui se préparaient à nous remorquer hors d’elle. Les rameurs dans le premier qui se présenta levèrent la tête et virent leur chef se tenant parmi nous. Un bas murmure d’étonnement se fit entendre, suivi d’un hourra d’acclamation.
Il nous quitta, et parut tout de suite pénétrer des deux pieds dans la glorieuse splendeur de la scène qui était la sienne, en se drapant dans l’illusion de la réussite inévitable. Pendant un court instant il se tint debout, un pied sur la passerelle de débarquement, une main sur la garde de son kriss, dans une pose martiale ; et soulagé de la peur des ténèbres de l’au-delà, il se tint la tête haute, parcourant d’un œil serein le territoire minuscule de ses conquêtes terrestres. Les équipages des bateaux dans le lointain saluèrent sa venue d’acclamations ; une vaste clameur roula sur les eaux ; les monts s’en firent l’écho, et parurent lui renvoyer par ricochet ces vœux de longue vie et de victoires.
Il descendit dans un canoë, et dès qu’il fut détaché du bord, nous lui adressâmes trois hourras, qui parurent faibles et bien sages après le tumulte tapageur de ses loyaux sujets, mais c’était le mieux que nous puissions faire. Il resta debout dans le bateau, leva les deux bras, puis désigna du doigt l’infaillible charme. Nous l’acclamâmes de nouveau ; et les Malais des bateaux observèrent en silence – très déroutés et impressionnés. Je me demandais ce qu’ils pouvaient bien penser ; ce que lui pouvait bien penser ; … ce qu’en pense le lecteur ? (******).
Nous fûmes remorqués lentement. Nous le vîmes débarquer et, de la plage, suivre notre manœuvre du regard. Un personnage s’approcha de lui, humblement mais ouvertement, point du tout comme le ferait un fantôme chargé de doléances. Nous vîmes d’autres hommes accourir vers lui. Peut-être est-ce qu’il leur avait manqué ? Quoi qu’il en soit il y eut un grand remue-ménage. Un groupe se forma rapidement autour de lui, et il progressa à pied le long de la grève sablonneuse, suivi d’un cortège grossissant qui avançait presque à la même vitesse que la goélette. À l’aide de nos lunettes, nous aperçûmes le ruban bleu à son cou et une tache claire sur sa poitrine brune. La baie se réveillait. La fumée des foyers matinaux s’élevait en faibles convolutions au-dessus des têtes des palmiers ; les gens allaient et venaient d’une maison à l’autre ; une troupe de buffles galopa lourdement sur une pente verte ; de fines silhouettes de jeunes garçons gambadaient dans les hautes herbes ; une colonne colorée de femmes, portant des bambous d’eau sur la tête, marchait en se balançant dans un maigre bosquet d’arbres fruitiers. Karain s’arrêta au milieu de ses hommes et fit un geste de la main ; puis, se détachant du groupe bariolé, se rendit seul sur la grève et agita la main de nouveau. La goélette gagna la mer entre les deux promontoires escarpés qui encadrent l’accès à la baie, et en cet instant Karain sortit de notre vie pour toujours.
(épilogue à suivre)
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(*) vraisemblablement le Canal de Suez, qui avait été inauguré par l’impératrice Eugénie le 17 novembre 1869
(**) En 1887, en célébration du Jubilée d’or (cinquantième anniversaire de l’accession au trône de la Reine Victoria), eut lieu une émission de monnaie. Celle-ci comportait une pièce d’argent de six pence montrant l’effigie de la reine d’un côté et les armoiries de la monarchie britannique de l’autre. Il se trouve que cette pièce, qui était de valeur relativement faible, ressemblait fortement par sa taille et son dessin, à un demi-souverain d’or, qui était de valeur relativement forte, si bien que les faux-monnayeurs doraient cette pièce pour la faire confondre avec un demi-souverain. Par un redoublement d’ironie, la pièce de six pence dorée paraît de plus grande valeur qu’elle n’en a véritablement : cette pièce représente ainsi une double tromperie.
(***) Deuxième allusion à l’aniconisme musulman, soit l’interdit de représentation des figures humaines dans le sacré islamique, de la part de Hollis dans cette scène, qui redoute que si Karain est musulman de stricte obédience, il ne juge idolâtre l’image talismanique de la reine et rejette l’offre.
(****) Bien « le Sage » et non « le Magnifique » :
Soliman le sage, qui commandait aux esprits : le Coran (Sura XXXIV) mentionne que Soliman le Sage (Salomon) était servi par les esprits (les djinns ou les génies) qui
« faisaient pour lui tout ce dont il avait envie ». Il ne s’agit donc pas de la puissance séculière ou mondaine de la reine d’Angleterre dans ce passage mais bien de la puissance « spirituelle » investie dans l’objet.
(*****) Impossible de ne pas relever la parenté de cette scène avec une séance d’hypnose, très en vogue à l’époque où fut produite cette nouvelle et dont le freudisme et ses avatars littéraires ultérieurs (surréalisme, etc.) devaient faire l’usage que l’on sait une quinzaine d’années plus tard. Il ne vous aura pas non plus échappé qu'au terme de cette séance de divan, véritable scène à la Hitchcock dans le rouf de la goélette, Karain repart avec sur la poitrine le transfer symbolique de l'image de sa mère, dont le récit de Conrad note qu'elle fut reine et que Karain tend à confrondre son image idéalisée avec celle qu'il se fait de la reine des Anglais. C'est en retrouvant sa mère perdue qu'il chasse ses démons et les fantômes du double assassiné par ce coup de feu coupable, geste qui fut lui-même, semble-t-il, paragon d'acte manqué.
(******) Très rare interpellation directe du lecteur par l’auteur au cœur d’une fiction de Conrad.