« Pour les Français (pensons aux moralistes, au plus français d’entre eux, à La Rochefoucauld) ce n’est pas la mort en elle-même qui compte, mais le jeu de notre agonie, notre comportement final en face de nos semblables, la comédie de l’expiration, la contenance feinte que nous imposent les calculs de notre vanité, l’
attitude tout court ; non point le débat avec soi mais avec les autres : un spectacle dont il capital d’observer les détails et les mobiles. On dirait que tout l’art du Français est de savoir mourir
en public. Rappelons-nous que Saint-Simon ne décrit pas l’agonie de Louis XIV, de Monsieur ou du Régent, mais les
scènes de leur agonie. Les habitudes de la Cour, le sens de la cérémonie et du faste, de l’exhibition et du geste, tout un peuple en a hérité, tout un peuple épris d’appareil, soucieux d’associer un certain éclat au dernier soupir. En quoi le catholicisme lui a été utile : ne soutient-il pas que notre genre de mourir est essentiel à notre salut, que nos péchés peuvent être rachetés par une « belle mort » ? Pensée douteuse, tout adaptée pourtant à l’instinct théâtral d’une nation et qui, dans la passé bien plus qu’aujourd’hui, se reliait aisément à l’idée d’honneur et de dignité, au style de « l’honnête homme ». Ce dont il s’agissait alors, c’était, en mettant Dieu de côté, de sauver la face devant l’assistance, devant les badauds élégants et les confesseurs mondains ; non pas s’éteindre mais
officier, sauvegarder sa réputation devant des témoins et attendre d’eux seuls l’extrême-onction… Il n’y avait pas jusqu’aux libertins qui ne s’éteignissent convenablement, tant leur besoin de parader, leur besoin de décor était plus puissant que leur mépris pour l’opinion, tant ils suivaient les usages d’une époque où mourir signifiait pour l’homme renoncer à sa solitude, faire montre d’une supériorité naturelle sur la mort, et où les Français, entre tous, étaient les grands spécialistes de l’agonie. »
Emile Cioran « D’une certaine expérience de la mort »
In « La Nouvelle NRF » Premier juin 1953
(Accessoirement, bel exemple d'extrait de texte qui se prêterait à merveille aux citations sorties de leur contexte.)