Si je vous comprends bien, Francis, Kant l'"humaniste" incarnerait parfaitement cette singularité occidentale délétère, dont l'esprit d'Israël serait, fort heureusement pour lui, indemne, et donc distinct...
Eh bien, il est croire qu'on n'est jamais compris, à supposer qu'on soit un peu lu, parce que c'est la thèse contraire que j'ai maintes fois défendue ici, à savoir que la démarche anagogique kantienne fondant la transcendance sur la moralité rejoint exactement la conception de la foi propre à la tradition rabbinique orthodoxe qui fait de la Halakha la seule voie vers Dieu : non seulement Kant et le judaïsme ne s'opposent pas en l'occurrence, mais ils participent d’une pensée commune qui est fondamentale, parce qu’elle ne concerne rien moins que la seule façon d’acquérir du sens dans et par la conduite dans la vie.
Dans la vie religieuse juive, la Halakha contient les prescriptions et commandements constituant un mode d’emploi pratique de la vie, un ordonnancement pointilleux des moindres faits et gestes orientant la vie dans son entier de façon qu’elle soit absolument dévolue à Dieu, puisque conçue comme service divin à Son endroit, et c’est cette orientation même qui constitue le
sens : or Dieu n’est "accessible", n’est "donné" que par ce sens, par cette pratique quotidienne d’une série d’actes, de faits et gestes qui sont la seule marque d’une quelconque présence divine possible : hormis cette pratique, ces actes, cet engagement personnel concret du croyant, aucune transcendance n’est possible.
Ce qui veut dire que l’idée, le seul "état mental" ne sont rien, sont totalement impuissants à manifester le divin s’ils ne sont pas littéralement mis en œuvre (dans la parlure contemporaine on dirait "actés") par l’agir d'un mode de vie de part en part codifié.
Le sens, donc le salut, donc la voie vers Dieu, sont conférés uniquement par la pratique et l’usage.
(Notez qu’une telle conception est très proche de celles de Wittgenstein et d’épigones comme Searle concernant la résolution du sens des mots et la compréhension du langage : « Parler une langue, c’est adopter une forme de comportement régie par des règles. »)
Venons-en à votre Kant : c’est très bien de parler du "règne des fins", de la moralité kantienne et même d'un "second cosmos", mais pour que cela ait un sens, justement, il faudrait quand même replacer ces notions dans le plan général des Critiques, et comprendre de quoi il ressortit en l'occurrence :
la pratique morale chez Kant n'est jamais sa propre fin*, parce ce qu'elle constitue dans la Raison pratique purement et simplement la voie d'accès à la transcendance, et donc à Dieu, là aussi, comme la pratique religieuse mise en œuvre par l'observance des commandements est la voie vers le divin, et constitue la condition humaine même dans le seul rapport possible que puisse entretenir l'homme avec Dieu.
Dans la première Critique (
La Raison pure), il a été "démontré" que la seule pensée, la raison pure, donc, est incapable d'opérer le passage de la seule
idée de Dieu à Son existence, cette raison étant totalement inféodée à la connaissance du phénomène comme nature, et ne pouvant par conséquent s'appliquer validement qu'à ce qui ressortit à la phénoménalité, qui emprisonne l'esprit dans le carcan de ses limitations intrinsèques : point d'échappatoire, donc, et point de salut par le seul intellect, à moins de s'illusionner, de raisonner faussement, de commettre des paralogismes et de prendre les vessies pour des lanternes.
Comment alors briser ce carcan enfermant la pensée dans son insuffisance foncière, et comment se défaire des chaînes des strictes déterminations causales nous enfermant dans la seule nature, par-delà quoi seulement est Dieu ?
C'est là où se révèle tout le génie grandiose de Kant, qui a littéralement fomenté une transcendance possible par la mise au point d'un sas de sortie du monde phénoménal (la nature) vers le monde supra-sensible et nouménal (Dieu) au moyen de la pratique morale comme exercice de la liberté.
Tenez-vous bien, Francis : la pratique morale, la conduite morale dans la vie réalisent la coupure d'avec la nature et le monde sensible parce qu'alors je deviens censément une
cause première me déterminant moi-même uniquement d'après la représentation de ce que m'enjoins de faire la loi morale ; libre donc parce qu'autonome par moralité, la voie du supra-naturel est ouverte, et ce que la raison pure, la seule pensée aura échoué à faire, la raison pratique, l'agir dans la moralité l'aura accompli : se porter hors du phénomène et trouver la voie d'accès vers Dieu.
Cela veut dire qu'à ce stade de l'histoire de la pensée moderne où écrivait Kant, seul l'exercice de la libre volonté des hommes s’éprouvant dans la pratique morale peut garantir que le cosmos ne soit pas qu'exclusivement humain.
* Kant n'a en réalité cessé d'affirmer que la seule cause légitime pour accomplir un acte moral doit être la moralité même, et que "le mobile moral, c'est la moralité comme mobile" ; au regard de cela l'assertion selon laquelle "chez Kant la moralité n'est jamais une fin en soi"" peut prêter à confusion.
Il faut entendre par là que dans la deuxième Critique Kant ne s'arrête pas à la morale, et qu'elle n'est qu'une étape ou une condition, puisque ce qui est particulier chez Kant, et constitue sa "révolution copernicienne" dans le domaine pratique, c'est que la morale
fonde la religion : en ce sens elle est le moyen d'accéder à une "nature supra-sensible" et de se porter hors de la réalité conçue comme phénomène (« La loi morale est en fait une loi de causalité par liberté, partant une loi de la possibilité d'une nature supra-sensible ») : dans la
Raison pratique la moralité n'est donc pas la fin en soi, mais n'est que l'intermédiaire nécessaire à la constitution de tout l'édifice de la foi.
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