Reparcourant le fil de cette réflexion, enrichie des apports théoriques d'Alain, me vient à l'esprit cette boucle syllogique qui empoisonne toute la sphère idéologique de la pensée humaniste universaliste, poison qu'illuste abondamment l'actualité politique et sociale dont nous sommes les témoins en Europe depuis 2015 en particulier, et que distille comme un flux radioactif la friction interne entre
égalité et
progrès.
Très simplement : si, selon l'apodictique socle de cette pensée, les civilisations sont égales et par-delà les différences de cultures sont
une (
la civilisation) quel sens donner au concept de
progrès ? Si les "migrants" clandestins qui aujourd'hui envahissent l'Europe étaient issus d'états de civilisation par principe égaux aux nôtres comme notre oligarchie s'emploie à nous le faire accroire, et si ces états de civilisation sont également et indifféremment désirables chez ceux qui y baignent depuis leur naissance, leurs différences n'étant que de forme et de couleurs, jamais de valeur, comment concilier cette égalité avec la vieille notion moderne de progrès dans les états de civilisation? Et quel est donc le facteur qui pousse ces étrangers à l'Europe à vouloir s'installer et construire leur vie dans l'espace européen, théoriquement en tous point égal et tout aussi désirable que celui d'où ils sont issus ?
Si les civilisations sont toutes d'égale valeur et si seuls différent des états de civilisation qui leur sont
internes, comment concevoir un progrès universel des états de civilisation ? Une seule réponse à cette question : abolir
les civilisations pour n'en concevoir plus qu'une,
la civilisation, engendrement conceptuel qui fut le fait du siècle de Voltaire et de Kant, et qui permet, à l'intérieur de ces nouveaux murs, repoussés à l'infini, de rendre le progrès universel et uniforme dans le
loft civilisationnel.
Mais il ne s’agit en rien d’un progrès
dans le temps, ce progrès de la civilisation s'étant accompli au XIXe par un étalement dans
l’espace, avec des conséquences et un prolongement qui se donnent à mesurer aujourd'hui.
Il faut en effet aujourd’hui un coupable à dénoncer et une culpabilité à amender, un dédommagement auquel consentir, comme il fallait autrefois coloniser pour égaliser et lisser les états de civilisation entre l’Afrique, les Amérique et l’Europe; seules ces modalités
historiales (et non apodictiques ou principielles) de l’inégalité peuvent justifier des mouvements de population entre deux espaces de civilisation apodictiquement égaux. Il fallait au XIXe siècle que l’un voulut sur les autres appliquer ses recettes pour un «rattrapage de leur retard » comme il faut aujourd’hui que l'un ait été détruit et dévalorisé par l'autre, que ce dernier ait indûment introduit dans l'équilibre des mondes et des civilisations une criminelle et artificielle inégalité; la colonisation est donc le péché originel, le Caïn de l’histoire moderne : il faut que la "colonisation", impulsée précisément par la pensée universaliste au XIXe siècle, ait subverti l'ordre égalitaire originel entre les espaces de civilisation pour comprendre, justifier, et absoudre l’actuelle invasion de l’Europe par les populations étrangères qui se présentent en complète disharmonie civilisationnelle avec les sociétés européennes qu'elles abordent. C'est cette justification qu'articule une certaine gauche remplaciste en Occident, laquelle trébuche aveuglément dans le piège syllogique que nous venons d'examiner puisque dans le même élan qui fonde son chant d’amour à l’égalité des civilisations, il en est une (la
leur !) qui enclencha le processeur colonial occidentaliste destructeur et déstabilisateur de l'ordre du monde civilisé anciennement régi par l’égalité et la diversité et qui fit cela sous la bannière de sa même chère universalité. Ces hommes et femmes politiques prétendent défendre des "valeurs" égalitaristes (qu'ils disent "républicaines" mais qui sont humanistes universalistes) et dans le même temps prônent le progrès, ce qui rend logique et nécessaire l’hypothèse d’une chute initiale hors de l'ordre originel du monde, seule à même d’expliquer et de faire tolérer des mouvements de populations mues par un désir de fuir leur civilisation pour s'introduire dans l'espace d'une autre. Ils disent l’égalité, mais en prônant le progrès de manière simultanée, sous-entendent l’inégalité des civilisations et des états de civilisation internes à chacune, inégalité sous-jacente qu'ils
contre-entendent nier en abolissant les frontières entre espaces de civilisation ; sachant que le progrès est inconcevable dans l’égalité apodictique et principielle des états, les voilà donc qui définissent l’alpha et l’oméga du progrès comme précisément rien d’autre que cette abolition. Ils s’extraient de l’enfermement dans la clôture grillagée de l’aporie en déchirant les grillages, les périmètres et les membranes qui circonscrivent les espaces de civilisation. Dans ce mouvement hors les murs, et sans objet civilisateur digne de ce nom avancé autrement que comme farce ("ils sont une chance pour la France" devenant au fil du temps "ils paieront nos retraites", etc.), gît le seul « progrès » possible, muré dans la contradiction qu'il entretient avec l’égalité.
En résumé : l'humanisme pose la civilisation comme unique et universellement désirable et il trace le schéma de propagation d’une "science bonne pour tous", et sa logique se veut transcivilisationnelle, et à l'aune de cette transversalité la civilisation qui fut le berceau de cette science perd ses privilèges par hémorragie mondiale. Mais cette perte de privilège par diffusion de soi a causé une dénaturation et une dévalorisation des autres civilisations dont les plus éminents représentants tiennent à se voir dédommagés par :
1. des destructions et déprédations rétributives à commettre sur le sol Européen et dans les sociétés européennes (se venger des méfaits de la colonisation en commettant des méfaits équivalents sur le sol de colonisateurs séminaux des siècles passés), avec l’appui de collaborateurs européens recrutés dans et par l’oligarchie qui y voit le seul « progrès possible » ;
2. une jouissance et une consumation sans limites des bienfaits restants dans l'espace de civilisation européenne et chrétienne qui fut le berceau d'où issirent au XIXe siecle les forces universalistes de disruption de l'ordre du monde originel.
Les moyens 1. et 2. étant évidemment cumulables.
Le
progrès n’est plus qu’horizontal–
il est une évasion hors les murs de la contradiction. Et cette
évasion prend la forme historique d’une
invasion. Il est une opération de transvasement compensatoire qui consiste, comme la colonisation d’antan, en une diffusion des bienfaits d'une civilisation auprès d’éléments qui lui sont étrangers, mais s’appliquant dans un cadre mental égalitariste, il engendre une aporie paralysante de la pensée et de l'action, et cette paralysie, et l'impuissance qui caractérise celui qui en est affecté, se donnent à mesurer dans la passivité des sociétés européennes égalitaristes confrontées à l'agression qu'elles subissent depuis plusieurs années, le pays de Kant et le pays de Voltaire étant les deux patients les plus gravement touchés, ce qui ne saurait être non plus le fruit d'un hasard. Et la morbidité de ce syndrome leur est fatale.