Derechef, la question du logos, de la logique et de la parole (traduction, assemblage et synthèse de fragments):
Dans son traitement de la question de l’être,
Etre et Temps comporte dans la première section de sa première partie une analyse du Dasein, avant de passer dans la deuxième section à l’étude des rapports du Dasein avec la temporalité. Comme Heidegger le précise dans l’introduction, « le but de l’analyse du Dasein se confond entièrement avec la tâche maîtresse consistant à expliciter la question de l’être ». Cette analyse par conséquent ne prétend pas présenter une «ontologie complète du Dasein », et n’a pas non plus de prétention anthropologique, biologique ou psychologique précisément à cause de son axe ontologique. Le langage occupe une place privilégiée dans
Etre et Temps. Les questions relatives à la parole et à la poésie jouent incontestablement un rôle important dans toute la carrière de Heidegger, mais même à cette heure précoce, il nous dit que la parole « est ce qui constitue se socle du Dasein humain». « Parler, est ici une traduction du grec
legein, soit en allemand
Sprechen. Parler est le mode d’expression humaine, parler de quelque chose, du monde. Cette place fondamentale de la parole définit l’humain, d’où la célèbre définition que donne Aristote de l’homme comme
zoon ekhon logon, soit l’animal doué de parole. Pour Heidegger, le logos est ainsi l’élément déterminant fondamental [Bestimmung] de l’humanité de l’être humain.
Heidegger estime que Kant et Hegel ont réintroduit la logique dans les préoccupations centrales de la philosophie, sans parvenir cependant à lui éviter de glisser dans la simple « logique scolaire ». Dans son cours sur les
Problèmes fondamentaux de la phénomenologie, sont traitées notamment les positions d’Aristote, Hobbes, John Stuart Mill et Hermann Lotze, ainsi que celles d’auteurs plus récents – à cette époque -- comme Emil Lask et Husserl. Des thèmes similaires avaient été abordés dans des cours plus anciens, notamment
Phénoménologie et philosophie transcendantale de la valeur (1919). Ces travaux consacrés à la logique doivent être considérés dans la double perspective de l’effort de déstructuration de la tradition que menait Heidegger et comme devant renouer avec l’ontologie. L’explication de l’usage de la logique par Kant, à laquelle se livra Heidegger dans son cours du semestre d’hiver de 1927-28, par exemple, relie les différents sens de la logique présents dans la
Critique de la Raison pure à ses cours sur la logique, dans lesquels il met l’accent plus particulièrement sur la logique transcendantale ou logique ontologique. Mais même ici, il tient à ce que nous revenions à Aristote, et aux déterminations fondamentales du logos comme parole qu’il trouve dans
De Anima et ailleurs. Dans cette démarche il trouve un appui concret dans les cours de Kant qui proposent une brève esquisse de l’histoire de la logique, laquelle montre que, selon lui, « la logique depuis Aristote n’a pas avancé d’un pouce et qu’elle n’a nul besoin de le faire ». Même la Logique de Hegel est présentée comme «sensée n’offrir rien d’autre qu’une ontologie élaborée à partir d’une position kantienne présumée radicalisée ». Voilà un livre, [
la Logique de Hegel, donc (texte intégral en Français sur Gallica : [gallica.bnf.fr] ) ] qui, selon Heidegger, « puise sa subsistance à la table d’autrui … en se contentant d’assimiler et de retravailler la forme traditionnelle de la logique ». On trouve une indication des limites de cette tradition dès le début de l’introduction d’
Etre et Temps, où Heidegger laisse entendre que la question de l’être sur laquelle Platon et Aristote ont exercé leur sagacité, tomba ensuite en déshérence jusqu’à la
Logique de Hegel. A vrai dire, dans les premières années de l’enseignement de Heidegger, c’est bien Hegel, plutôt que, comme cela fut le cas plus tard, Nietzsche, qui est « le dernier grand métaphysicien de la métaphysique occidentale », et pour qui « la métaphysique coïncide avec la logique comme science de la raison ». Dans le cours qui suivit, qui visait explicitement à traiter des fondements métaphysiques de la proposition de Leibniz selon laquelle « rien n’est sans raison », Heidegger s’emploie à poursuivre cette démarche [
déconstructionniste, pour dire le mot.] Il commence par mentionner que si la logique est bien une abréviation du grec
logike, il s’agit en fait d’une abréviation de l’expression
episteme logike, soit la science ou le savoir [Wissenschaft] ayant trait au logos. Et le même commentaire pourrait s’appliquer à la Wissenschaft traitant de la
phusis ou à celle qui traite de l’éthique, mais alors que celle-là traite du monde et celle-ci des humains, celle qui a trait au logos est la plus fondamentale car elle est la passerelle qui relie [Seinszusammenhang] les deux autres univers. Ce qui est intéressant ici est que dans un certain nombre de langues, la science de quelque chose sera plus tard exprimée à partir de la racine
[placée en suffixe dans le français] que fournit logos : biologie, théologie, technologie. Et Heidegger de revenir encore à Aristote, en reprenant de nombreux arguments de ses cours des semestres antérieurs. Plus claire est peut-être ici l’impression que ceci sert de prolégomènes à l'étude du thème véritable du cours, soit les fondements de la métaphysique. Il apparaît en effet que lorsque Heidegger s’attaque à la tradition, c’est à nulle autre fin que celle, primordiale, de renouer avec le sens originaire de la logique qu’il puise dans ses lectures d’Aristote ; ou de discerner comment s’est constitué le sens déchu de la logique comme proposition. Heidegger met une insistance particulière à affirmer que le problème de la logique est qu’elle reçoit aujourd’hui une acception trop étroite et que la notion de logos est réduite à cette étroite acception
[soit ce que j’ai appelé ici, de manière imagée, et sans doute quelque peu abusive, «logique acéphale » ou « logique anatomique du genou »]. Il déclare en effet que la philosophie, après Aristote, ne comprend plus le problème de la logique authentique, et que celle-ci s’est trouvée ramenée à une logique de forme, une logique académique
[celle qui a migré massivement du continent européen, continent des humains défaits dans la guerre, continent de la défaite de l’humain, après 1945, pour vivre sa vie en Amérique]. En dépit de cela, Heidegger tient à restaurer le sens originel de la logique, une logique qui ne serait pas une logique ontique, une logique d’école, mais une logique herméneutiquement ontologique, qui cherche à saisir les interactions de l’être avec la vérité et le langage. « La logique scholastique est une forme de paresse … une supercherie ». La logique pour Heidegger était toujours une logique de la logique : l’ontologie était la science de l’être, le logos était la voie d’accès à l’être des êtres ; la logique était une science des manières dont l’être était abordé et articulé. Le logos du
on – en d’autres termes, l’ontologie renommée par les racines qui en composent le nom --, veut dire « traitement verbal [Ansprechen] (
legein) des êtres en tant qu’êtres, mais en même temps ce terme désigne ce en quoi les êtres sont abordés (legomenon) ». Dans une note marginale ajoutée à la transcription du cours sur le
Sophiste de Platon, Heidegger suggère que « logique » provient précisément de l’onto-logie ; la « logie » étant plus originelle que la logique ».
(à suivre, peut-être)