On en revient toujours à ce coeur de réacteur de l'humanité, cette triade
temps, mémoire et mort.
Ce serait bien de l'abolir et de vivre sans passé, sans notion de sa mort future, sans flèche du temps conscient. Mais là encore, il y a piège : nous ne serions hélas pas comme des animaux. Nous leur serions très inférieurs car cette conscience du temps ne peut, par aucun moyen, aucune lessive psychique, nous être ôtée avec bénéfice.
L'animal, le chat, qui vit sans flèche du temps, vit ses traumatismes futurs sur un mode unique avec ses traumatismes passés, soit ceux que nous autres, humains, situons dans
son passé. Cela parce que les ordres du passé et du futur, pour le chat,
forment un ordre unique qui est celui d'une absence non fléchée par la temporalité.
Il y a six chats chez une vieille dame que je visite souvent. Ils se comportent avec moi de manière étrange, comme si je leur avais fait le plus grand mal: ils détalent quand ils m'aperçoivent, se heurtent aux meubles avec une précipitation folle, au point que l'on pense que j'ai dû les effrayer, les traumatiser, leur infliger des sévices. Ils se comportent avec moi comme de grands traumatisés psychiques qui devraient leur traumatisme à quelque action indigne dont ils auraient été victimes de ma part. Bien comprendre que ce traumatisme existe en ces bêtes, mais il n'existe pas sur le mode passé comme chez les humains dont la mémoire est fléchée par la temporalité. Je sais, et je ne suis pas le seul à le savoir ni à l'avoir pressenti, que, lorsque cette vieille dame ne sera plus, c'est à moi qu'il incombera de me débarasser de ces bêtes. Elles n'en savent rien bien sûr, mais la douleur de ce traumatisme est déjà en elles. Le chat ne connaît pas le futur mieux que nous, et très certainement le connaît-il moins que nous qui raisonnons, mais c'est précisément cette inconnaissance, cette absence, ce vide qui rend possible l'expression a-temporelle du traumatisme, lequel est pour nous à-venir, tandis que pour la bête, il est constant. Chez le chat le traumatisme futur n'est pas occulté par la flèche du temps comme il l'est chez nous mais radialement disposé à partir du maintenant.
Donc, supprimez-nous notre mémoire et notre conscience raisonnée (un tant soit peu) de notre mort à venir, et de notre à-venir, et nous voilà si dépourvus que nous en devenons très inférieurs à la bête.
Celui "qui ne saute pas s'il n'est pas Niçois" le 20 juillet 2016 est très inférieur, dans l'échelle du vivant, au chat et au ver de terre.
Me fais-je bien comprendre ?
Il y a un septième chat dans cette propritété, qui n'appartient pas à la vieille dame. Il est ravi de me voir, minaude (c'est une chatte), vient "me parler", se frotter à mes jambes, etc. Contre elle, je ne ferai rien car il n'est pas dans mes attributions de m'en débarrasser. Elle n'en sait évidemment rien mais dans son "vide intérieur", il n'est aucun traumatisme intemporel qui orienterait son comportement d'aujourd'hui.