Francmoineau écrivait:
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> J'ai souvenir d'un ouvrage bien écrit et assez
> étouffant. Mais du cas de ce jeune auteur suisse,
> je crois, il me paraît difficile d'extrapoler.
> C'est une expérience violemment subjective, et non
> généralisable, que la sienne. De plus, cher Julien
> Fleury, employer le syntagme grande santé,
> nietzschéen par excellence, ne me paraît en cette
> occurrence guère approprié.
... Vous êtes un peu dur, involontairement. Ma maîtrise de philosophie portait justement, il y a une dizaine d'années, sur ce rapport inapproprié entre Nietzsche et Zorn.
Je suis désolé cependant de ne pouvoir immédiatement entrer dans les détails : j'ai une fort mauvaise mémoire, et je n'ai actuellement sous la main ni ma maîtrise ni le livre de Zorn.
Je crois pourtant, dans l'attente d'une relecture, que je soutiendrais :
- que cette expérience n'est pas "violemment subjective" : elle est au contraire présentée comme la seule réaction valable à l'étouffoir que constitue la rive dorée zurichoise;
- que la maladie de l'auteur peut être rapportée à la grande santé nietzschéenne, au sens où tomber malade est selon lui le signe d'une profonde santé de son être, qui parvient à prendre conscience, à expliciter somatiquement ce qui jusqu'alors était d'autant plus puissant que c'était diffus, inconscient, accepté comme une évidence : le rabaissement, l'amenuisement de la vie que constitue la morale zurichoise (voir les textes joints);
- que le changement de nom de l'auteur, de Angst à Zorn, et le titre de l'ouvrage, peuvent être rapprochés de la métamorphose de l'esprit qui de chameau devient lion dans
Zarathoustra.
Voici le début de l'épilogue de
Nietzsche contre Wagner :
"Et ne dois-je pas à l'état maladif dans lequel je vis depuis longtemps infiniment plus qu'à ma santé ? Je lui dois une santé plus haute, qui est plus forte de tout ce qu'elle ne tue pas. Je lui dois aussi ma philosophie... La grande souffrance seule est l'ultime libératrice de l'esprit, elle enseigne le grand soupçon qui de tout U fait un X, un véritable X, c'est-à-dire que derrière l'avant-dernière lettre, elle montre cachée la dernière... Seule la grande souffrance, longue et lente, dans laquelle nous sommes comme brûlés par un feu de bois vert, qui prend son temps pour brûler, nous contraint, nous les philosophes, à monter dans nos dernières retraites et à nous débarrasser de toute confiance, de tout ce bénin, ce voilé, ce doux, ce médiocre, en quoi auparavant peut-être nous faisions consister notre humanité. Je doute qu'une telle souffrance « rende meilleur », mais je sais qu'elle nous rend plus profond... Soit que nous apprenions à lui opposer notre superbe, notre sarcasme, notre force de volonté, comme cet Indien qui, cruellement torturé, s'estime vengé s'il exerce contre son bourreau la méchanceté de sa langue ; soit que devant la souffrance nous nous retirions dans le néant, dans l'abandon, dans l'oubli, dans l'effacement muet, inflexible et sourd, du Moi : de ces longues et dangereuses pratiques de domination sur soi-même, on sort un autre homme avec quelques points d'interrogation de plus — et avant tout avec la volonté à l'avenir, de questionner plus, plus profondément, plus sévèrement, plus durement, plus méchamment, plus tranquillement, que jamais jusqu'ici sur terre il n'a été questionné... La confiance dans la vie a disparu ; la vie elle-même était un problème. Il ne faut pas croire que l'on soit nécessairement devenu pour cela un être ténébreux, un oiseau de nuit ! L'amour même de la vie est encore possible — seulement on aime autrement... c'est l'amour pour une femme qui nous inspire des doutes..."
Voici l'
incipit de
Mars :
"Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé‚ et seul. Je descends d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu'on appelle aussi la Rive dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire. Cela dit, la question du cancer se présente d'une double manière : d'une part c'est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d'autre part, c'est une maladie de l'âme, dont je ne puis dire qu'une chose : c'est une chance qu'elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu'avec ce que j'ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j'aie jamais faite, c'est d'attraper le cancer. Je ne veux pas prétendre ainsi que le cancer soit une maladie qui vous apporte beaucoup de joie. Cependant, du fait que la joie n'est pas une des principales caractéristiques de ma vie, une comparaison attentive m'amène à conclure que, depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu'autrefois, avant de tomber malade. Cela ne signifie cependant pas que je veuille qualifier ma situation de particulièrement agréable. Je veux dire simplement qu'entre un état particulièrement peu réjouissant et un état simplement peu réjouissant, le second est tout de même préférable au premier.
Je me suis donc décidé à noter mes souvenirs dans ce récit. Autrement dit, il ne s'agira pas ici de Mémoires au sens ordinaire mais plutôt de l'histoire d'une névrose ou, du moins, de certains de ses aspects. Ce n'est donc pas mon autobiographie que j'essaie d'écrire ici, mais seulement l'histoire et l'évolution d'un seul aspect de ma vie, même s'il en est jusqu'à présent l'aspect dominant, à savoir celui de ma maladie."