S’il ne devait rester qu’une seule pièce pour témoigner de l’espérance dont fut porteur le progrès scientifique, ce pourrait être le texte d’une conférence d’Ernest Renan, prononcée à Lagny le ler mai 1869, lue à nouveau par M. Jean Psichari à une séance de la
Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, le 30 avril 1901. En quelques pages qu’il faudrait citer
in extenso, tout est là. Elle s’intitule « Les services que la science rend au peuple ». On la trouve dans un volume de
Mélanges religieux et historiques publiés, je crois, en 1904.
Il ressort de la lecture de ce morceau que le cœur de cette espérance – en dehors même d’autres considérations – la carotte suprême agitée devant le fameux peuple, c’est la fin de ce que Renan appelle le « travail matériel » qui n’est autre, ce semble, que le travail tout court puisqu’une fois débarrassé de lui, il s’agira de « vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle » et non de lui substituer une autre forme de travail.
Que cette promesse n’ait pas été tenue ou, plutôt, que sa partielle réalisation, contrainte et forcée, infiniment hypocrite, soit apparue comme un indépassable problème social, c’est bien cela et rien d’autre qui a fait du progrès scientifique un phénomène plus subi que désiré et que le trop fameux « on n’arrête pas le progrès » sonne désormais comme une résignation à ne pouvoir stopper la marche vers on ne sait quel cataclysme. « L’oisiveté mère de tous les vices », un vulgaire dicton aura finalement opposé à tout le génie scientifique une résistance que Renan et ses semblables n’ont pas seulement entrevue.
« Que les machines et les inventions nouvelles soient parfois une cause momentanée de trouble et de gêne pour l’ouvrier, c’est ce qui arrive malheureusement, car les transformations sociales se font lentement, ou du moins ne vont pas du même pas que les inventions ; l’équilibre met du temps pour se rétablir. Mais je n’ai aucun doute sur l’avenir. Je suis convaincu que les progrès de la mécanique, de la chimie, seront la rédemption de l’ouvrier ; que le travail matériel de l’humanité ira toujours en diminuant et en devenant moins pénible, que, de la sorte, l’humanité deviendra plus libre de vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle. Jusqu’ici la culture de l’esprit n’a pu être qu’une chose de luxe, car les besoins matériels sont impérieux, il faut avant tout les satisfaire. La condition essentielle du progrès est que cette satisfaction devienne de plus en plus facile, et il n’est pas trop hardi de prévoir un avenir où, avec quelques heures d’un travail peu pénible, l’homme acquittera sa dette de travail, rachètera sa liberté. Soyez sûr que c’est à la science que l’on devra ce résultat. »
Ernest Renan, « Les services que la science rend au peuple » (1869)